La formation dans laquelle j’ai débuté ma carrière militaire a été dissoute il y a longtemps. Mon premier régiment n’est plus qu’un petit centre d’entraînement. Le fort qu’occupait ma compagnie est à l’abandon. Le fanion du bataillon de chasseurs alpins que j’ai commandé pend, immobile, au milieu d’autres reliques glorieuses dans une crypte du souvenir. Je n’ai connu ni la gloire ni le tourment. Si j’avais été légionnaire, j’aurais pu dire avoir servi avec honneur et fidélité. Ma carrière militaire a traversé plus d’un quart de siècle de l’histoire contemporaine de notre pays. Elle a débuté comme simple soldat, au plus fort de la guerre froide, elle s’est achevée comme général de division, dans une Europe réconciliée de l’Atlantique à l’Oural.
À l’heure du bilan, mon enthousiasme et mon idéal sont encore plus solides qu’au premier jour. Ma nostalgie est ainsi exempte de toute amertume, même si certaines de ces étapes, les dissolutions d’unités dans lesquelles j’avais servi, l’abandon de la conscription, ont été empreintes d’une grande tristesse pour tous leurs anciens. Car, au moment où le sort du pays était suspendu au résultat de leur combat, ces unités représentaient pour eux plus que tout. Et ce drapeau que l’on roulait avait vu bien de leurs camarades donner leur vie. Mais il était dans l’ordre des choses que les soldats soient un jour oubliés par ceux qui leur doivent la liberté, même si cela nous a paru bien injuste pour la mémoire de ces hommes, de leurs efforts, de leurs souffrances et de leur sacrifice.
- 1965 : une armée en paix depuis peu
Point de tradition familiale militaire, hormis un grand-père maternel de la classe 1911, trois ans soldat, quatre ans combattant dans l’infanterie, rescapé des Éparges et de Verdun, gazé, blessé, instructeur des troupes russes à Coëtquidan, entré au plm après la guerre. Il était l’archétype du cheminot dont la vie était réglée comme un métronome, alternant service d’été et service d’hiver. Son existence s’organisait autour de deux réalités quotidiennes, son équipe et sa machine.
Mais je suis né, juste après la guerre, dans un pays – la Suisse – où les drapeaux sont familiers et omniprésents et ne servent pas uniquement d’ornements aux bâtiments publics. La chose militaire est d’autant plus respectée qu’elle représente, au travers du droit de porter et de garder chez soi une arme, la reconnaissance et le privilège du statut d’homme libre et de citoyen.
Dans la cour de l’école, après la classe, les paquetages vert-de-gris sont alignés pour l’inspection. Le dimanche, les balles claquent au stand de tir voisin où, autour d’un verre de blanc, se côtoient toutes les classes sociales avec simplicité. Tous les jours à 11 heures à la radio, alternent marches, chants et « yodles » traditionnels ; en arrivant en France, je découvrirai qu’il existe du jazz et des variétés, et que l’on peut prendre un repas du soir après 17 h 30, qui ne soit pas un bol de café au lait avec du fromage.
Je n’y suis pas dépaysé, car la Savoie est patriote et le manifeste de manière ostensible. Dans mon village, les clairons sonnent et les tambours battent à l’élévation pendant la messe du 11 Novembre. Malheur à celui qui oublie d’ôter son chapeau pendant la Marseillaise ! Nous habitons au-dessus d’un quartier de chasseurs alpins baptisé « camp des Glières ». Mon enfance se déroulera ainsi au rythme des sonneries réglementaires, et l’extinction des feux restera pour moi, synonyme d’un jour qui s’achève. La guerre est dans toutes les mémoires des adultes, pourtant, on n’en parle jamais. Les héros sont parmi nous. Mais, hormis dans mon collège catholique où l’on évoque et exalte plus qu’ailleurs la période récente – le père directeur a été un tankiste de Leclerc, nombre d’anciens sont morts au champ d’honneur et quelques camarades sont fils de morts pour la France –, on n’en parle pas. Car le souvenir des heures glorieuses mais tragiques de la Résistance et de la Libération est encore très présent. On veut oublier et rattraper le temps perdu. Il faudra attendre encore quelques années pour jeter un regard à peine dépassionné sur cette tranche d’histoire.
Point de tradition à respecter, pas de héros à suivre comme exemple, pas d’attrait particulier pour l’aventure outre-mer, mais un environnement familial, scolaire et local qui me prédisposait d’une certaine façon au service… des armes en l’occurrence. Une vocation qui, insensible aux affiches en couleurs ou à l’évocation des légendes de L’Escadron blanc de Joseph Peyré, va s’affirmer au quotidien dans le rôle humble mais essentiel du caporal, le premier niveau de responsabilité. Celui qui, par son instinct ou son tempérament, prend la bonne ou la mauvaise décision, qui facilite ou interdit le succès, celui qui, parce qu’il est un peu plus ancien, un peu plus âgé que les autres, parce qu’il est le premier à la tâche, se réserve la plus ingrate, est écouté, suivi puis apprécié.
L’armée dans laquelle je rentre, comme appelé en 1966, est un monde encore très fermé qui ne se montre qu’en de rares occasions officielles ou ne se voit qu’en train de se déplacer pour rejoindre des terrains d’entraînement isolés et interdits d’accès. Si l’on voit des uniformes en dehors des casernes, c’est dans les gares, en flots compacts, se défoulant parfois de manière sonore. Les cadres, quant à eux, sont plus discrets, et il n’est pas recommandé de se mettre en tenue, ni même d’afficher son statut de militaire. Dotée de matériel et d’équipements usés, pour certains encore américains, cette armée est modestement habillée de treillis mal ajustés et parfois dépareillés. Elle a le travers de ceux qui ont manqué de tout et n’ont dû souvent leur salut qu’à la débrouille : le goût de la combine et du « rab » d’équipements et d’armement. Dix ans de campagnes ininterrompues, dans l’indifférence voire l’hostilité de la métropole, l’ont fatiguée. Elle aspire à retrouver sa sérénité, ses familles et une vie de garnison, qui permette de se remettre calmement au travail pour s’adapter et se moderniser. Le souci des relations humaines n’est pas une préoccupation, notamment pour certains sous-officiers, et les appelés ne font que passer. La qualité des cadres est assez inégale. Quelques figures hautes en couleur ont bien entendu la faveur des lieutenants pour leur non-conformisme, et surtout leur générosité au bar ou à la popote. Mais, très rapidement, les séquelles du conflit algérien vont s’estomper pour donner naissance à une armée tournée vers l’avenir.
Je veux devenir officier et le dis à mon sergent. Ce dernier aura une réaction curieuse de surprise et d’ironie, en me citant tous les grades intermédiaires qui me séparent de l’épaulette. Il s’agissait sans doute aussi d’un réflexe de vanité blessée devant l’impudence de ce freluquet ignorant, qui prétendait, sans vergogne et à peine arrivé, atteindre un objectif qui lui serait très certainement inaccessible.
J’obtiens, tout de même, l’autorisation de préparer Saint-Cyr au sein d’un régiment de la région parisienne, avec ce double avantage : bénéficier d’une préparation de qualité tout en éprouvant une dernière fois la solidité de ma vocation eu égard aux caractéristiques particulières de ce corps de troupe.
J’ai surtout la chance de réussir le concours de cette école prestigieuse, bien qu’elle me déçoive un peu sans que je puisse encore aujourd’hui définir la raison d’un certain désenchantement ou d’une certaine grisaille. Nous apprenons à être de bons officiers soucieux de leur mission, de leurs hommes et de leur matériel, mais on ne peut pas dire qu’y souffle un vent épique. Peut-être sommes-nous à l’image de notre commandant de promotion, combattant héroïque de Corée, d’allure triste, et très soucieux… d’être un bon commandant de promotion.
De cette période, je garderai deux souvenirs marquants. Le premier est celui de l’importance de nos guerres d’Indochine et d’Algérie dans l’inconscient collectif des cadres et des élèves, et dans notre formation militaire. Les valeurs, les exemples, les références tournent autour de ces deux campagnes ; ils seront symbolisés et sublimés au travers de la projection de La 317e section. Ce film sera projeté à toutes les écoles de Coëtquidan, comme si l’Anabase de cette section en retraite sur les hauts plateaux laotiens, aux ordres d’un tout jeune sous-lieutenant à peine sorti d’école, constituait l’idéal actualisé de l’assaut en casoar et en gants blancs, ou du sacrifice du chef de poste de l’Atlas se faisant sauter plutôt que de se rendre.
Le second est celui du défilé du 11 Novembre 1968, cinquantenaire de la victoire de 1918. Nous ouvrons le défilé, suivis d’unités de toutes les armées alliées du conflit. Innovation, celui-ci n’a pas lieu sur les Champs-Élysées mais de Vincennes à la Nation et il est l’occasion d’une extraordinaire manifestation de ferveur populaire, puisque c’est la seule fois où nous recevrons des fleurs. À la station de métro à ciel ouvert « Bastille », en attendant les rames qui doivent nous ramener dans nos quartiers, nous entonnons La Madelon. Sur le quai en face, la fanfare d’un bataillon de chasseurs alpins attend comme nous. Les voix, les clairons et les caisses claires s’accordent sans répétition. Et sur la place, écoutant ce concert improvisé, une foule en délire en redemande. À n’en pas douter, il s’agit d’un contrecoup des événements de mai 1968, dont nous n’avons eu que des échos étouffés, alors que nous étions consignés dans la lande bretonne pendant deux mois.
- Les années 1970 : la paix par la guerre… froide
- La guerre : celle que l’on prépare…
Ma première affectation, reçue dans l’enthousiasme, est pour un régiment alpin. Il a une bonne cote et la région est sublime pour qui aime la montagne. Le colonel me confie une section de combat.
La guerre que l’on prépare n’est pas la dernière guerre puisque celle qui nous est annoncée est la guerre « atomique », puis « nucléaire » qui s’appuie sur la subtile doctrine de la dissuasion, à la française, tous azimuts. Mais rapidement, le naturel revient au galop. La dissuasion devient une nouvelle ligne Maginot. Et de toute façon, à mon modeste niveau de chef de section, ces questions ne se posent pas puisque mon régiment appartient aux forces dites « du territoire ». Ce statut et la mission qui s’y rattache ne sont d’ailleurs pas pour nous déplaire puisqu’il s’agit de défendre nos montagnes, nos vallées et, de manière plus concrète et planifiée, la base de missiles stratégiques, et le complexe de sites du plateau d’Albion sur lesquels ils sont déployés. Nos chefs essaient bien de nous persuader que cette mission de confiance ne peut être confiée qu’à des troupes d’élite mais notre dernière position dans les plans d’équipement discrédite, hélas, cette noble harangue à laquelle on ne demandait qu’à croire.
Ce d’autant que notre ennemi devrait être le redoutable membre des « spetsnaz », parachuté, débarqué ou infiltré, saboteur né, qui agit en binôme ou en petite équipe, bénéficiant de complicités locales sous la forme d’agents dormants qui se réveilleraient pour l’occasion. Il parle parfaitement le français, car les Slaves sont doués pour les langues, et peut se fondre dans le paysage. La Seconde Guerre mondiale nous a appris que le soldat soviétique est un combattant hors pair, notamment la nuit et dans la forêt. Face à lui, point de tactique révolutionnaire, mais un exercice, le bouclage-ratissage de jour et l’embuscade de nuit, auquel nos chefs sont parfaitement rompus et qui les ramène à leurs jeunes années dans les rizières ou les djebels. Ainsi donc, par bonheur, la modernité autorise sur le plan tactique une doctrine plus à notre portée, qui a aussi le mérite de raviver quelques souvenirs chez nos anciens. Ainsi les mas et les bergeries du Luberon deviennent des « mechtas » et, franchissant des « oueds » à sec, nous traquons ceux qui représentent l’ennemi, que l’on habille parfois du survêtement bleu, ce qui, paraît-il, accroît la ressemblance avec le fellagha vêtu d’un bleu de chauffe.
Nous sommes fermement décidés à bien remplir notre mission de défense du territoire, mais il faut aussi prévoir une nouvelle invasion. D’ailleurs, nul ne doute qu’elle soit possible après avoir vu le film d’instruction soviétique Manœuvre dvina, qui représente l’attaque massive d’une armée blindée du pacte de Varsovie, moderne et impressionnant instrument de propagande qui provoque le même réflexe de crainte que les films allemands d’avant-guerre. Cela se traduira pour certains par un des slogans de l’époque : « Plutôt rouge que mort. » Mais cette fois-ci, nous serons préparés à faire face à l’occupation grâce au passage à la résistance militaire. Là aussi, nous, les alpins, sommes historiquement et professionnellement préparés à cette éventualité, « le maquis, ça nous connaît ». Aussi, c’est sans surprise que nous découvrons dans nos dossiers de mobilisation les zones refuges à partir desquelles nous résisterons. Celles-ci connaîtront d’ailleurs des débuts d’aménagements. Mais je dois dire que cette perspective héroïque et ultime fut assez rapidement abandonnée. Probablement s’était-on avisé qu’afficher aussi ostensiblement son manque de confiance dans la réussite de la dissuasion ne pouvait qu’en affaiblir dangereusement la crédibilité.
Mais pour nous, le quotidien, c’est… la paix, que nous préservons, dans laquelle nous vivons.
Car une de nos missions, immédiate et tangible celle-ci, est de faire faire un service militaire « utile » à nos jeunes appelés. Utile sûrement, grâce au permis de conduire et aux stages professionnels, notamment pour les pelotons d’élèves gradés confrontés au premier exercice de responsabilité de leur vie d’homme. Utile par le brassage social, par les missions de service public : avalanches, sécheresse, marées noires, feux de forêt. Utile par les occasions de voyage et l’ouverture qu’il offre à des garçons pour lesquels le service reste encore la première véritable occasion de quitter leur milieu familial. Nous nous y employons inlassablement, contingent après contingent. Chez les alpins, nous vivons au rythme des saisons (camps d’été et manœuvres d’automne, raids hivernaux et manœuvres de printemps). Le milieu dans lequel on évolue, souvent tout nouveau pour une majorité de citadins, présente des atouts non négligeables en ces temps déjà impécunieux puisqu’il ne réclame pas beaucoup de moyens mais exige des efforts physiques constants de tous, chefs et soldats. Et puis on est partout chez nous, pas un hameau, un village, un refuge où il n’y ait un parent, un ami, un ancien. Condition physique et cohésion constituent tout à la fois nos objectifs et notre apanage, la montagne reste notre terrain… de jeu, disent nos camarades qui servent dans l’Est et en Allemagne. Mais c’est un jeu dangereux, où l’on peut être vite confronté à l’accident et, parfois, à la mort. La compétition y est permanente, sportive en service et hors service, ou bien militaire avec les rallyes individuels, les challenges de tir de groupe, les courses de section, d’été et d’hiver, puis les contrôles opérationnels de compagnie. On vit avec le chrono dans une main, les barèmes dans l’autre et un dossard sur le dos.
Aussi, la guerre… c’est celle des autres, à ce moment-là, celle des Américains au Vietnam et celle qui oppose Israéliens et pays arabes au Proche-Orient. On parle peu du Vietnam, comme si nous avions définitivement tourné le dos à une époque révolue, et comme si le sort de cette partie du monde ne nous concernait plus. Sur un plan militaire, cette guerre « asymétrique », dirait-on aujourd’hui, est difficilement transposable au théâtre centre-Europe et au type de conflit qui pourrait s’y dérouler. Secrètement, nos plus anciens, qui ont gardé la nostalgie de ces contrées et conservé de l’estime et de l’affection pour leurs peuples, ne sont pas mécontents de voir que les Américains, donneurs de leçons, ne font pas mieux que nous malgré leur puissance. Nous restons quand même tous troublés par les derniers moments de cette tragédie : les manifestations sur les campus universitaires américains, l’évacuation de Saïgon (30 avril 1975), et puis les « boat people ». Ce trouble aura l’occasion de se matérialiser quand apparaîtront les « comités de soldats ». Sous prétexte d’ouvrir les armées à la syndicalisation, cette entreprise de contestation des activités et de revendication sur les conditions de vie « empoisonne » nos existences ; elle provoque et attise des luttes catégorielles internes (appelés/engagés, soldats/sous-officiers) qui sapent la cohésion et détruisent la confiance sans lesquelles il n’y a plus d’efficacité opérationnelle possible. Cet épisode très désagréable nous forcera à renforcer l’écoute, le dialogue et la proximité entre toutes les catégories de personnel. L’alternance politique verra disparaître le phénomène.
Pourtant, la guerre est aussi une réalité pour quelques-uns de nos camarades au Tchad et en Centrafrique, mais on n’en parle pas car on ne le sait pas, ou si peu. D’ailleurs, il ne s’agit que d’opérations discrètes, voire secrètes, non couvertes par la presse et qui restent l’apanage de quelques unités professionnelles triées sur le volet. Seule, en mai 1978, l’opération de Kolwezi sort de l’ombre cette présence sur le terrain et lui redonne lustre et prestige. Après cette première opération réussie, l’extraction de ressortissants deviendra une des missions permanentes de nos armées. Kolwezi a suivi de peu la sanglante opération de Tyr qui a montré d’emblée les limites de la notion de « soldat de la paix » sous le casque bleu.
- Les années 1980 : ni guerre… ni paix
- Entre guerre et paix
Ces années sont celles d’une première évolution sensible de la perception que l’on pouvait avoir à l’époque de la perspective plus ou moins proche et plus ou moins probable d’une troisième guerre mondiale, tout comme de notre relation à la paix. Les années 1970 sont celles d’un Occident présenté, du fait de l’engagement américain au Vietnam, comme oppresseur et impérialiste, d’un Occident affaibli par les conséquences économiques des conflits au Moyen et au Proche-Orient, le premier choc pétrolier notamment, et d’un occident désarçonné par les premières actions terroristes. Les années 1980 voient cette référence s’inverser avec l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge (décembre 1979), le développement d’un syndicalisme indépendant en Pologne (1980), et des témoignages plus précis sur le goulag ou le génocide khmer. Si la présence militaire occidentale se renforce sur toutes les zones conflictuelles du monde, elle se fait sous la bannière de l’onu et à des fins humanitaires et stabilisatrices.
En France, les élections présidentielles voient la gauche arriver au pouvoir, mais la clameur de joie sortie des cuisines du mess de Baden-Baden, au soir du 10 mai 1981, alors que j’effectue un stage dans cette ville de garnison alors très prisée, va vite s’estomper. Comme je l’apprendrai, de voix très autorisées, quelques années plus tard en servant au cabinet du ministre, il ne faut pas confondre programme de gouvernement et exercice des responsabilités gouvernementales. Comme souvent dans notre histoire, cette alternance sera l’occasion d’un dialogue renouvelé entre l’armée et quelques catégories sociales assez imperméables à la chose militaire. Elle verra aussi la mise en œuvre d’un ensemble de mesures novatrices, qui iront de la création de la Force d’action rapide à l’introduction du vsl (volontariat service long) pour les appelés.
- Préparer la guerre ?
Pour moi, les années 1980 débutent par mon entrée dans ce qui est appelé « le corps blindé mécanisé », en fait la « vraie armée » qui prépare la « vraie guerre » avec des chars et des canons, celle où l’on a quelqu’un à droite et à gauche, beaucoup de monde derrière et toute une pléiade de chefs que l’on voit sur le terrain puisqu’ils ne sont pas obligés d’y venir à pied, celle où le matériel est de plus en plus nombreux, performant et moderne, celle qui occupe, à l’est, les garnisons emblématiques de notre histoire militaire, celle où les marques extérieures de respect sont ostensiblement préservées.
J’arrive dans un état-major de division blindée où, jeune capitaine, j’aurai la chance d’exercer des responsabilités généralement assumées au bas mot par un ou deux lieutenants-colonels dans les états-majors analogues en Allemagne. Comme la région n’est pas très touristique et les distractions rares, on travaille beaucoup, y compris le samedi matin, et la proximité des camps nous offre de nombreuses occasions d’exercices. Ils se multiplient en « terrain libre » et non plus seulement dans les camps. Chacun d’eux ou chaque manœuvre importante se conclut généralement par une opération de relations publiques de grande ampleur.
Avec cette affectation débute aussi une période d’évolutions continues : notre division vient de se transformer et, dès lors, chaque année ou presque verra son lot de dissolutions, déménagements, aménagements. À ressources financières constantes puis réduites, ce sera le prix à payer pour maintenir la crédibilité de notre dissuasion, compte tenu du développement des contre-mesures, et un niveau d’équipement conventionnel permettant de ne pas baisser la garde face à une menace qui renforce aussi ses capacités technologiques. Ce lent mouvement de décrue des effectifs donnera lieu à force slogans diétético-sportifs stigmatisant les gros bataillons, le gras inutile, ou prônant le renforcement du muscle, la nécessité d’une organisation ramassée.
Après l’École de guerre, dont le principal apport est constitué par le marathon en forme de course d’obstacles qu’en constitue la préparation, je serai affecté, à Paris, à l’état-major de l’armée de terre et au cabinet du ministre. À l’état-major de l’armée de terre, je vérifie d’emblée l’exactitude de la maxime selon laquelle on se trouve dans une « mine de sel ». Au cabinet du ministre, j’ai l’occasion de visiter nos trois armées et de les comparer avec la plupart de leurs homologues en Europe et dans le monde. Une seule chose me frappe vraiment : la plupart de nos visites à l’étranger débutent par une présentation de quelques minutes où, à partir de vues simples, on nous informe de l’organisation des armées et de leurs préoccupations. Chez nous, la présentation dure rarement moins d’une heure ; en plusieurs dizaines de planches animées, on tente de simplifier les choses en concluant sur la complexité du dossier et la nécessité qu’il y aurait à pouvoir disposer de plus de temps pour comprendre.
- Préparer les opérations
À mon retour dans les corps de troupe, je trouve une situation profondément changée. La maturité et le professionnalisme des sous-officiers me frappent, de même que la qualité des appelés. En effet, ils sont souvent trois fois volontaires : pour venir servir dans nos bataillons de chasseurs, puis pour prolonger leur séjour et, enfin, pour partir outre-mer ou en opérations au Liban. La qualité des équipements s’est grandement améliorée, elle témoigne de l’effort de modernisation entrepris et suscite le renforcement de la confiance et du métier de nos soldats. Il faut dire que, paradoxalement, cette période qui nous éloigne de la guerre à l’est, nous en rapproche partout ailleurs dans le monde. Pour la première fois depuis l’Algérie, nos forces sont en opérations, nous avons des pertes, et donc des familles à rassurer, à prévenir, à entourer et parfois, hélas, à consoler. À côté de la virtualité de la dissuasion apparaît la réalité des engagements avec son lot de conséquences concrètes pour notre instruction, nos équipements, notre organisation.
On redécouvre l’importance de l’auxiliaire sanitaire, de la formation aux gestes de premiers secours, de la formation des tireurs d’élite. L’impact moral du bruit et des effets du canon de 20 mm à tir rapide ou la nécessité de faire mouche à la première balle sont mieux pris en compte dans l’instruction. La qualité de l’organisation du terrain pour les positions défensives est remis au goût du jour. On adopte la peinture et le treillis camouflés. Les tests opérationnels deviennent de plus en plus rigoureux. Au cours de mon temps de commandement, mes capitaines et moi-même sommes évalués lors d’une épreuve opérationnelle de plusieurs jours. Ces heures de vérité révèlent assez objectivement la valeur individuelle ou collective : ce capitaine brillant obtient des résultats moyens par une trop grande confiance en soi ; tel autre, moins bien servi mais très aimé de ses soldats, effectue une épreuve remarquable. En ce qui me concerne, je vérifie une fois de plus avec bonheur la pertinence de l’adage qui veut que, pour bien commander, il faut commencer par être bien entouré. Et me reviennent en mémoire les paroles du grand patron d’un service de chirurgie qui nous disait que la clé de la réussite de demain reposera, en tous domaines, sur la disponibilité de petites équipes soudées, motivées, compétentes, mobiles.
- Les années 1990 : en paix… dans la crise et la violence
- Les années de responsabilité
Je vais aborder cette période de fin de siècle et de millénaire en servant au cabinet du ministre de la Défense. Au cours de l’été 1990, j’irai prendre le commandement d’un bataillon. La suite sera sans répit : chef d’état-major de division, chef de bureau à l’état-major de l’armée de terre, responsable de la doctrine de l’armée de terre, commandant de brigade alpine. Je suis devenu, à mon tour, une part de ce qu’on appelle « le commandement », entité à deux visages. Le premier est flou, il permet de se défausser de sa responsabilité sur les échelons hiérarchiques supérieurs sans désigner personne. Le second est géographique, entre Paris et la province, marquant ainsi sur le plan militaire la scission entre le cœur et la périphérie, la théorie et la réalité, la réflexion et l’action, la moquette et la boue.
Et puisque j’évoque le décalage entre la théorie et la réalité, le terrain et les états-majors, je vais pouvoir assez rapidement en mesurer les écarts.
Chargé du dossier des réserves auprès du secrétaire d’État, je suis reçu par les grands patrons des entreprises publiques. Je plaide l’intérêt de recruter puis de faciliter les activités du cadre réserviste, dynamique, aimant les responsabilités, cultivant l’esprit d’équipe et le sens de la mission, et je viens leur proposer un partenariat défense-entreprises. « En dépit d’un emploi du temps très chargé », ils me reçoivent très aimablement pour me dire qu’ils paient des impôts, puis me demandent quel pourcentage du budget est alloué aux réserves. Au vu de mes chiffres, ils se déclarent tout prêts à faire davantage dès que ce dernier aura augmenté. Je suis aussi devenu un expert en langue de bois. Les discours, que je propose, passent bien auprès de « chers amis » ou de « chers compatriotes que j’ai tout particulièrement souhaité rencontrer et dont les attentes rejoignent les miennes », à condition qu’ils soient prononcés avec conviction et chaleur. Les causes les plus nobles, les plus émouvantes et les plus ignorées me mobilisent.
Les responsabilités opérationnelles me sont plus familières et, là aussi, le travail ne manque pas. À la division alpine, le principal effort porte sur l’amélioration de nos capacités à être engagés en opérations en terrain montagneux et enneigé. L’adaptation de la formation, le durcissement de l’entraînement, le développement des équipements mobilisent nos énergies. Cet effort, dont toutes les forces terrestres vont bientôt bénéficier au quotidien, n’est pas initié sans mal. Á la première correspondance demandant une prise en compte officielle de ces aspects, il nous est sèchement répondu que « la probabilité d’occurrence d’un engagement important de nos forces dans un tel milieu est infime ». La suite sera moins courtelinesque, mais non sans difficultés. La mobilité en terrain enneigé est une lacune importante ; les véhicules tactiques, notamment, ne sont pas équipés de chaînes et il n’est pas prévu de les en doter. Là aussi, l’organisme spécialisé en charge de toutes les questions techniques a une réponse sans appel : il faut dégonfler les pneus. Même après des essais en situation montrant très rapidement les limites d’efficacité du procédé, sa position n’évoluera pas. Et chaque unité ira acheter ses chaînes au garage du coin
Ces années de responsabilités voient aussi s’accroître le nombre et l’importance de nos missions et de nos activités. Comme commandant de brigade, et pour la première fois de ma carrière, alors que tout chef prenant son unité veut lui imprimer sa marque en mobilisant les volontés et les énergies autour de projets si possible ambitieux, mes premiers ordres sont surtout de ne rien ajouter à ce qui nous est demandé et même de voir ce que nous pourrions supprimer. Cette directive est d’autant plus nécessaire qu’il faut que nous réduisions le temps de travail pour nous aligner sur une mesure qui concerne toute la fonction publique. De manière paradoxale, cette « avancée sociale » va se produire au plus mauvais moment : celui d’un accroissement exponentiel de notre engagement opérationnel, lui-même lié aux conséquences de l’effondrement du bloc soviétique.
- Les années de rupture
Nous avons tous en mémoire les images saisissantes de l’effondrement du mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Rares sont ceux qui ne seront pas stupéfaits par cet événement. Toutefois me reviennent en mémoire des messages interceptés sur des réseaux radio qui attestaient que tout n’allait pas pour le mieux dans les armées du pacte, et ce général hongrois qui, quelques mois plus tôt, me disait à voix basse dans un français remarquable : « Il va se produire des événements considérables, ne nous laissez pas tomber. » Pour l’heure, l’empire s’écroule aussi vite qu’un meuble complètement vermoulu. Assez rapidement, nous recevons des visiteurs venus du froid, une délégation roumaine dont le personnage le plus haut en couleur est l’interprète, une « castafiore » dont la stature et le tour de taille, l’autorité, les éclats de rire, le timbre de la voix et la descente de vodka n’ont rien à envier à un maréchal soviétique.
De manière moins anecdotique, on échange subitement le confort intellectuel de la guerre froide où acteurs, intentions, règles étaient clairement visibles et connus, pour des horizons incertains et indéchiffrables, et des conflits dont chacun pensait qu’ils appartenaient au passé, tout comme les horreurs qui les accompagnaient. Par ailleurs, l’affrontement de bloc à bloc avait au moins ceci de commode que la menace de la conflagration générale fixait, sur les zones de confrontation, un seuil d’intensité acceptable aux crises et gelait toute manifestation de puissance de l’un ou l’autre camp. Désormais, il n’y a plus de retenue aux manifestations de puissance, qu’elles soient le fait de la puissance mondiale américaine ou, d’une certaine façon, de certaines puissances régionales.
De ce fait, cette rupture se traduit au quotidien, pour nos cadres et nos soldats, par la perspective d’être engagés dans des opérations de guerre, c’est-à-dire de combattre et de risquer leur vie. Un jeune cadre en régiment a toutes les chances de partir en opération dans les quelques mois suivant sa sortie d’école, pour y remplir une mission au cours de laquelle il devra faire preuve d’emblée d’une intelligence de situation et d’une supériorité opérationnelle manifestes.
Ce quotidien de la crise entraîne deux autres conséquences. La première, pour les soldats, est liée à la spécificité même de ces nouvelles guerres dites « asymétriques ». Celles-ci voient se juxtaposer des situations calmes et paisibles et des situations paroxystiques de haute intensité, le passage des unes aux autres pouvant se faire sans transition. La mort en est d’autant plus incongrue et inacceptable, car elle vous prend par surprise, comme si vous étiez une victime accidentelle. La seconde conséquence concerne les relations entre les armées et le pays. En effet, les principes de satisfaction absolue des besoins prioritaires des armées et de soutien moral du pays tout entier pour leur permettre de surmonter victorieusement l’épreuve, ne s’appliquent plus. Aujourd’hui, même si nos intérêts sont menacés, d’autres aspects prennent le pas sur les besoins militaires : le développement économique, l’éducation et la solidarité sociale, la protection et la sécurité personnelle des citoyens et de la collectivité face aux catastrophes de toute nature.
Ces raisons, et d’autres encore, précipitent la décision de professionnaliser les armées. Du fait de mes responsabilités à l’état-major de l’armée de terre, je suis informé de l’intention ferme du président de réformer les forces armées bien avant l’annonce officielle du 22 février 1996. Cela me fait l’effet d’un coup de massue. La conscription était un des fondements de mon engagement initial. Mais mes états d’âme ne durent guère, je ne puis faire porter à ma nombreuse famille les lourdes conséquences économiques d’une démission. Aussi me mets-je au travail avec toute la célérité et la discrétion souhaitées. D’autant que nous sommes bien conscients qu’une œuvre considérable de transformation nous attend.
- Les années de transformation
En fait, l’adaptation de notre armée a été une constante dès 1962. En l’occurrence, elle prend un tour radical avec la professionnalisation et la réduction sensible de nos ressources financières. Comme il faut être toujours plus performant, on ne va pas cesser d’« optimiser » et il n’y aura guère d’occasions où l’on ne citera pas ce verbe.
Cette « optimisation » se manifeste par des réductions d’effectifs et par la recherche d’économies d’échelle qui toutes accentuent la pression sur la base. Et il faut bien dire que l’optimisation, cela marche, c’est-à-dire qu’à chaque diminution de « format », en dépit de nos protestations véhémentes, on fait face, le défi est relevé et chacun met un point d’honneur à le surmonter avec brio. Cela renforce la conviction des donneurs d’ordre qu’en fait, il y avait du « gras », que l’on pouvait améliorer la « productivité » et que « vous voyez que vous y arrivez quand vous voulez ! » Mais l’élasticité a ses limites. En attendant, comme souvent, à l’instar du « pas de pétrole mais des idées », on invente des slogans : « se placer à la poignée de l’éventail », « faire autrement », et on finira par « faire avec » ou « faire quand même ».
Mais la plus importante des transformations a été la transformation conceptuelle, doctrinale, organisationnelle et éthique de nos forces. La France prend très tôt conscience de la rupture géostratégique en cours et des nécessaires adaptations qu’elle entraîne. Le Livre blanc de 1994 trace les lignes de la nouvelle vision française de sa défense et de sa sécurité. Sur cette base, je participe à l’actualisation de la doctrine terrestre. Celle-ci élargit les finalités de l’engagement terrestre. Il n’y a plus deux volets, « la guerre » et « les opérations autres que la guerre », selon une dichotomie propre aux Américains, mais un engagement terrestre pris dans sa globalité complexe et subtile. L’adaptation des voies et moyens au résultat recherché inclut la persuasion, la stabilisation, la résorption des facteurs de crise, la recherche d’effets collatéraux aussi limités que possible. Il ne s’agit plus de la seule destruction de matériel.
La professionnalisation provoque une transformation profonde de l’organisation de l’armée de terre. Il faut repenser les fondements éthiques de l’action d’un soldat qui n’a plus à défendre sa terre mais doit, dans des pays étrangers, s’interposer, sécuriser ou frapper les auteurs d’une violence ne le menaçant pas forcément lui-même. Il n’est pas neutre que cette dernière page de mon histoire se ferme en faisant référence aux facteurs humains. Car en fin de compte, mes satisfactions les plus vives et le sentiment le plus profond du devoir accompli viennent de toutes les compétences, les dévouements et les amitiés dont j’ai bénéficié ou dont j’ai fédéré les efforts ces années durant.
L’armée que je viens de quitter a regagné une légitimité et une place tant chez la majorité de nos concitoyens, qu’au sein des principales armées étrangères. Sur le plan opérationnel, elle demeure une référence. Nombre de clichés et de poncifs sont désormais désuets et caducs. Certes elle n’est pas exempte d’insuffisances internes, et cette valeur et cette réputation ne lui sont pas définitivement acquises. La juste appréciation des ressources notamment financières qui lui sont et lui seront nécessaires reste un sujet crucial. Les moyens dont elle dispose sont calculés au plus juste, et parfois le plus juste, quand il faut être à la fois en France et en opérations, n’est pas suffisant.
Et maintenant, au-delà de ce satisfecit préoccupé et de ce contentement de soi, ne reste que le sentiment diffus de n’avoir pas été peut-être le bon témoin, trop jeune pour affronter les tragiques dilemmes algériens, trop ancien pour avoir eu à résoudre ceux de la crise balkanique. Un soldat qui n’a jamais vu le feu peut-il être un vrai soldat ? Le fait de n’avoir qu’entendu le son et les échos – et encore très étouffés – de la bataille interdit-il de témoigner ? Mais c’est peut-être justement cela mon témoignage, la transposition du récit d’un lieutenant Drogo dont les pairs d’aujourd’hui n’attendent plus le barbare mais vont le traquer en ses repaires ou là où il commet ses méfaits.