Inflexions : Dans votre livre, L’Art français de la guerre (Gallimard), prix Goncourt 2011, vous faites dire à un de vos personnages que « ce sont des mémoires, pas un roman ». Ces mémoires si vivantes, si porteuses de vérité, d’où viennent-elles ?
Alexis Jenni : Non, ce ne sont pas des mémoires ; c’est un roman ! Je n’ai pas connu la guerre, car je suis né juste après, en 1963. Et personne dans ma famille ou dans mon entourage ne l’a connue. Pour moi, c’est comme si j’écrivais sur les guerres napoléoniennes, sauf que mon père et mon grand-père ont été en âge de faire la guerre. Je m’en suis rendu compte il y a quelques jours, lorsque j’ai réalisé que j’avais donné une date de naissance très précise à mon personnage principal. Une date située à égale distance de celle de mon père et de celle de mon grand-père. Il y a probablement un peu des deux, mais ni l’un ni l’autre, les vrais personnages, père et grand-père, n’ont participé à ces guerres. Mon père faisait son service militaire au moment de la guerre d’Algérie, mais comme il était professeur d’allemand, on l’a affecté à la formation des officiers de l’armée de l’air ; il a dû toucher une arme pendant les classes, mais c’est tout. Mon grand-père, lui, a participé à la Seconde Guerre mondiale ; il a tout de suite été fait prisonnier, mais a été rapidement libéré en tant que soutien de famille.
En revanche, je suis très sensible à ce qui peut se transmettre, à ce qui est dit ; je crois que mon livre est vraiment un roman qui est nourri par l’écoute. Pour l’écrire, je n’ai pas utilisé de travaux d’historiens, mais beaucoup de récits de vie, des témoignages. Il existe tellement de témoignages ! Depuis la fin des années 1970, je suis passionné par le cinéma. J’ai vu énormément de films. C’était important. La « paralittérature » du témoignage que l’on peut trouver dans des petits ouvrages publiés à compte d’auteurs, dans de vieux livres oubliés, des choses que l’on déniche chez les soldeurs, sur Internet, est également très riche. Il y a aussi toute une nébuleuse « pied-noir », une nébuleuse « anciens d’Indochine », au sein desquelles se racontent des choses peu connues en dehors de ces cercles. Oui, je me suis beaucoup nourri de ces fragments. Je m’en suis nourri non pas comme un historien, mais vraiment comme un romancier. Cela m’intéressait de voir des types de quatre-vingts ans raconter ce qu’ils avaient vécu. Ils ont été en Indochine, ils ont fait ceci ou cela… La plupart du temps ce n’était pas passionnant, mais de temps en temps il y avait un petit « truc » qui faisait tilt dans un esprit de romancier, c’est-à-dire qu’il y avait quelque chose de l’ordre du poétique. À un moment, par exemple, il y a une histoire de petite bétonnière dans la jungle : des soldats font du béton pour construire une tour, avec un « grand costaud » couvert de ciment qui se donne à fond. J’ai trouvé ce témoignage si évocateur que je l’ai utilisé, même s’il se rapportait à d’autres circonstances.
Inflexions : Le personnage principal de votre roman est un dessinateur passionné. Vous vous intéressez à la peinture. Peut-on dire que votre matériau, c’est un peu comme un collage ?
Alexis Jenni : Tout à fait. J’ai changé certains épisodes et les ai assemblés comme un collage, c’est-à-dire qu’ils perdent leur identité au profit de l’ensemble. En fait, c’est plus un travail sur la rêverie qu’un travail sur des fiches. Mais d’un autre côté, je connais l’histoire. Pour retrouver la vie (c’est vraiment une sorte de tressage d’art et de vie), il faut de l’écoute, de l’attention et le souci de me demander ce que cela me ferait à moi d’avoir été là-bas. J’essaie de m’imaginer, de me plonger… C’est une question que je me suis souvent posée. Si j’y étais, je ressentirais quoi ? Je ferais quoi ? Je penserais quoi ? Il y a donc une sorte de désir de plonger dans la sensation, en essayant aussi de ne pas avoir une vision uniquement rétrospective.
Quelque chose m’a beaucoup frappé et m’a nourri. Il y a vingt ans, sur Arte, une émission repassait des actualités de la Seconde Guerre mondiale. On voyait des actualités allemandes, anglaises, américaines au jour le jour. Et on découvrait clairement qu’en 1940 les Allemands avaient gagné et qu’il n’y avait aucune raison pour qu’ils perdent. Que durant l’été ou l’automne 1940, celui qui faisait de la résistance était une sorte de rêveur, de curieux, d’illuminé ; il fallait y croire. Pour moi, voir ces actualités a été un choc. L’histoire, on la voit toujours avec un regard postérieur. Par exemple, en 1940, les Allemands n’avaient pas encore mis en place à grande échelle leur œuvre de terreur et de massacre des juifs. L’Allemand n’est alors pas soumis au même regard qu’en 1944. Voilà un soldat qui est plutôt assez viril et qui porte plutôt bien l’uniforme…
Je ne sais pas si vous avez lu le livre d’Irène Némirovsky. Je trouve extraordinaire que cette femme écrive en 1941 un roman où elle met en parallèle une société civile française et une armée allemande bien disciplinée, polie. Cela tourne mal, mais on se dit qu’elle a écrit ce livre sans savoir ce qui allait se passer après ; elle change donc totalement l’histoire. Et c’est fascinant parce qu’elle est vraiment dans le présent.
Inflexions : Vous avez donc essayé d’écrire votre roman sans attitude de surplomb ?
Alexis Jenni : J’ai un passé de jeune adolescent antimilitariste primaire sans jamais avoir rencontré de militaire. C’était une interrogation pour moi de savoir pourquoi je détestais des gens que je n’avais jamais rencontrés. Au passage, le service militaire n’a pas arrangé les affaires, parce que c’était quand même le lieu d’une certaine stupidité. Après, je suis aussi frappé par le fait que la France est peut-être un des rares pays du monde où l’armée est à l’écart, c’est-à-dire que c’est comme si les citoyens ne voulaient pas se mêler des questions militaires. C’est très étrange. Aux États-Unis ou en Angleterre, c’est très différent. Que quelqu’un soit soldat à un moment donné et devienne autre chose après ne pose pas de problème, alors qu’en France, cela en a longtemps posé un. Je pense que petit à petit, cela va se moderniser ; la revue Inflexions participe à cela et c’est une très bonne chose.
Mais il est vrai qu’à un moment donné, pendant ces guerres coloniales, il s’est passé des choses terribles et l’armée était frappée d’un certain ostracisme. C’est très compliqué, parce que cette armée, c’est quand même elle qui a ressuscité la France : l’armée d’Italie, les 1ère et 2e DB… Mais après la Libération, on lui a confié des tâches colossales, comme récupérer l’Empire colonial et, en Algérie, finalement, carrément se substituer à l’État. Les militaires s’occupaient de tout, de construction, d’éducation et de défense. Et puis, à un moment donné (1958-1961), il y a eu une sorte de crise d’orgueil : « Puisqu’on nous confie tout, occupons-nous de tout. » Il y a là quelque chose qui est historiquement extrêmement étrange, mais il est vrai qu’entre 1943 et 1962, l’armée française a été dépositaire de quelque chose de très fort en termes d’identité, j’allais dire d’honneur. L’honneur, c’est un terme très compliqué, mais l’Occupation et autres défaites de collaboration ont été une humiliation profonde. C’était n’être plus rien, n’être plus que des serviteurs des Allemands. S’est alors produit une sorte de retournement. L’armée a relevé la tête et ceux qui ont participé à cela en sont fiers à juste titre. Mais après, ils ont participé à autre chose, au maintien du monde colonial. Or celui-ci ne pouvait pas être maintenu comme cela. En Algérie, soit tout le monde était français, soit on restait avec deux statuts, et ce n’était pas possible. Et l’armée a participé à ce conflit ; c’est comme si elle avait alors perdu cet honneur qu’elle avait gagné pendant la Seconde Guerre mondiale. D’un autre côté, je pense qu’il y avait de nombreux militaires qui étaient extrêmement sincères en disant : « Voilà, on fait quelque chose pour l’Algérie, donc pour notre pays. »
Inflexions : Est-ce qu’en 2011 apparaissent des raisons évidentes pouvant justifier les exactions épouvantables qui ont été commises en Algérie ? Il y a là un travail qui, à mon avis, n’a pas encore été accompli. Mais celles-ci peuvent-elles définitivement compromettre les notions d’honneur et de valeur d’une armée ? Ce qui m’a frappé parmi les officiers que j’ai rencontrés, qui n’ont pas connu la guerre d’Algérie, c’est qu’ils sont parmi les rares survivants de la société à avoir encore des valeurs d’altruisme et de bien commun, loin de cette espèce d’égoïsme individuel ambiant. Ces valeurs ne sont ni d’extrême droite ni d’extrême gauche ; peut-être archaïques mais, étrangement, devenues si rares dans la société d’aujourd’hui.
Alexis Jenni : Je connais peu les militaires. Tout ce que je peux en dire, c’est vraiment d’un peu loin. Il me semble qu’il peut exister dans l’armée ces liens et ces valeurs dont vous parlez. Mais que quand elle se trouve engagée dans une situation impossible, il est très compliqué de maintenir ces valeurs et la tentation est grande de les maintenir entre soi, contre ceux qui sont à l’extérieur. C’est un peu ce qui s’est passé en Algérie. Probablement y a-t-il eu des soldats et des officiers qui ont maintenu des valeurs fortes, mais uniquement au sein du groupe, entre eux.
Inflexions : La guerre d’Algérie n’a-t-elle pas été le lieu de toutes les ambiguïtés ?
Alexis Jenni : On a demandé aux militaires quelque chose d’assez flou, sans rien préciser : à Massu d’arrêter les attentats, puis de se débrouillez. Massu lui-même a délégué pas mal de choses d’après ce que j’ai pu lire dans ses mémoires ou dans celles d’autres protagonistes ; ce n’est pas lui qui mettait les mains dans le cambouis, et quand je dis cambouis, c’est par politesse. Il ne voulait pas savoir, pas plus que les autres. Il y a eu une sorte de cascade de refus de savoir ; cela permettait de rester propre, mais à un moment donné, de toute façon, il y en a qui ont dû faire le sale travail.
Inflexions : Vous présentez Teitgen comme la seule personnalité civile digne d’estime, mais en même temps vous semblez vous moquer un peu. Je trouve en effet cette réduction de son rôle à celui d’un comptable qui inscrivait les noms des suspects un peu ironique. Votre regard est-il hostile ou respectueux ?
Alexis Jenni : À mon sens, profondément respectueux, parce que là où il n’y avait pas grand-chose à faire, il l’a fait quand même. On m’a reproché de le présenter comme quelqu’un de légèrement risible physiquement. C’est-à-dire que, face à Bigeard et à ses hommes, qui étaient des types costauds, qui retaillaient leurs uniformes pour qu’ils soient plus avantageux, face à des gens comme Graziani ou Léger, qui sont des tops models à l’incroyable apparence hypervirile, lui, l’air de rien, un petit bonhomme, est accroché à ce qu’il pense, à son devoir, et il le fait. Cela ne sauvera personne, mais cela sauvera son âme. C’est admirable de dire qu’il n’y a eu ni collaboration de sa part ni découragement. Il aurait pu démissionner avant, il ne l’a pas fait : il a démissionné après. On a pu traiter certains Allemands de criminels de bureau ; lui, c’est un héros de bureau. Il n’est bien sûr pas le seul. Dans le roman, c’est lui que je mets en évidence, mais ils ont été plusieurs à sauver des hommes. À un moment donné, face à des personnes qui disaient « oui, des gens disparaissent », lui disait : « Non, ce ne sont pas des gens, mais des hommes, des êtres humains. » Cette attitude est quelque chose de fort et j’ai une grande admiration pour cette sorte d’héroïsme modeste.
Inflexions : Êtes-vous antimilitariste ?
Alexis Jenni : Je ne me considère pas comme antimilitariste, d’abord par principe, mais surtout parce que finalement ce n’est pas le propos. Je crois que je vais faire un détour pour répondre. Dans mon roman, je parle beaucoup de la police, de la police telle qu’on la voit, des contrôles d’identité… Les policiers sont d’excellents spécialistes du maintien de l’ordre, de la réduction d’émeutes. C’est magnifique techniquement, pourtant je trouve que cette façon de faire est dramatique, car elle entraîne des troubles en réaction. Je n’ai rien contre le fait qu’il y ait des polices et des policiers. Ce sont des techniciens à qui on a donné des ordres. Les ordres, à mon avis, ne sont pas très bons, le choix qui a été fait n’est pas le meilleur, mais eux obéissent du mieux qu’ils peuvent. Je pense que c’est un peu la même chose pour les militaires. Ce sont des hommes très bien entraînés, hyperefficaces, à qui on a donné des ordres parfois dans des situations impossibles. Même s’ils en souffrent, ils font leur devoir jusqu’au bout et ils restent ensemble. C’est admirable. Et absurde.
Inflexions : Trouvez-vous que le fait de transférer des tâches policières à l’armée, qui fait que la police emploie désormais des méthodes semblables à celles de cette dernière, et en même temps de confier à l’armée des tâches policières internationales, repose la question de la légitimité des valeurs militaires ?
Alexis Jenni : C’est vrai que c’est compliqué l’armée. Jusqu’à la fin de la guerre froide, les affrontements opposaient des armées égales. Ce n’est plus le cas. L’armée est désormais surtout employée dans des guerres « sales », à faire du maintien de l’ordre dans des pays qui ne sont pas du tout au même niveau économique que la France et dont la légitimité politique n’est pas évidente. On lance ces militaires dans quelque chose qui est nouveau et pour lequel ils ne sont pas préparés. J’imagine que maintenant on les prépare à ces nouvelles missions, mais pendant longtemps cela n’a en effet pas été la tâche des militaires. C’est la même chose pour la police : on voit aujourd’hui la police se préparer, en France, au choc dans la rue, alors que jusqu’à présent il s’agissait davantage du maintien de l’ordre tranquille.
Inflexions : C’est vrai qu’il y a une sorte d’inversion. Rattacher la gendarmerie à la police en est un signe.
Alexis Jenni : Tout à fait. Je trouve que ce n’est pas clair. Je ne suis pas sociologue, ce que je dis est la vision personnelle d’un citoyen. J’ai l’impression que les instructions données au plus haut niveau ne sont pas très claires non plus. On leur dit : « Faites cela, résolvez le problème, débrouillez-vous. » L’objectif, en Algérie, était « qu’il n’y ait plus d’attentats, je ne veux pas savoir comment » ; donc ils ont improvisé et cela a débordé. Dans le film L’Ennemi intime, vous voyez des types dans un poste qui se débrouillent tout seuls ; on les attaque, ils se défendent, cela tourne au massacre. On leur a demandé de faire quelque chose qui était tout à fait impossible.
Inflexions : Voulez-vous dire qu’entre la Seconde Guerre mondiale et les guerres coloniales, il y a un changement radical pour l’armée ?
Alexis Jenni : Un grand nombre de militaires ont fait les deux guerres. Pour moi, c’étaient deux mondes pas si différents au départ. J’avais appris que la guerre d’Algérie n’était pas une guerre juste, que les militaires étaient les méchants, et quand j’ai découvert qu’ils pouvaient être les mêmes que les héros de 1944 ; cela a été une sorte de court-circuit, très étrange. J’ai découvert cela quand j’avais une vingtaine d’années. C’est une des origines du roman. À un moment donné, j’ai voulu raconter l’histoire de la continuité, comme si je recousais le temps, le réparais.
Inflexions : Pensez-vous que l’armée puisse continuer à avoir un rôle structurant pour la société ?
Alexis Jenni : Oui, sûrement. Je pense qu’elle peut avoir un rôle social. Lequel ? Je ne sais pas. Ce n’est pas à moi de l’inventer. J’estime qu’elle peut en avoir un, car le fait qu’elle n’en ait pas eu pendant quelques années est une mauvaise chose. Donc, presque par opposition, oui, c’est important qu’elle ait un rôle social, c’est important qu’elle revienne. C’est-à-dire que maintenant que des jeunes gens s’engagent, être militaire paraît normal, c’est un métier comme un autre, alors que quand j’étais en âge de faire mon service militaire, il y a une vingtaine d’années, ce n’était pas le cas. C’était inconcevable. Celui qui s’engageait, c’était un sale type, un sadique, un aventurier, pas quelqu’un de bien. Tandis qu’aujourd’hui, on peut dire : « Je fais carrière », « je vais faire trois ans et comme cela, j’apprendrai la vie, je verrai du pays », et c’est très simple.
Inflexions : Notre revue a publié un numéro sur la professionnalisation de l’armée. Que pensez-vous de cette évolution ?
Alexis Jenni : Là aussi, je pense que c’est un bon indicateur. C’est important que l’armée devienne une partie du corps social et qu’il puisse y avoir des gens qui y entrent, y passent quelques années, y apprennent un métier, peut-être s’y cadrent, et après en sortent pour aller faire autre chose, avoir une autre vie.
Inflexions : Pour les officiers, pensez-vous que ce métier a encore un sens ?
Alexis Jenni : Je crois qu’il faut le reconstruire parce qu’on sort d’une longue période d’affrontement des mémoires et d’impossibilité de discussion autour de cette fonction. Je n’ai pas d’avis très clair sur ce qu’il faudrait. J’ai essayé de faire remonter des images et des figures avec l’idée que si jamais on les voit, on peut en parler. Mais mon livre n’est pas un roman à thèses, ce n’est pas un réquisitoire ; je tiens à ce que ce soit un roman romanesque, un vrai roman, qui essaie de faire revenir à la surface des choses qui sont enfouies pour la plupart des gens. Car à partir du moment où c’est à la surface, on peut s’en emparer, en discuter, à la limite le tirer d’un côté ou de l’autre, pourquoi pas. Je pense qu’il y a quelque chose qui est à reconstruire sur le sens même de l’armée. J’ai vu par exemple sur Internet un reportage sur des soldats français en Afghanistan. On y voit des types normaux, un petit peu stressés, un petit peu fatigués, un petit peu sales, qui sont confrontés à des situations dangereuses. Ils ressemblent à des navigateurs solitaires, à des alpinistes, à des montagnards. Ils sont confrontés à des situations compliquées, dans la tempête, ils sont à fond là-dedans, ils essayent de faire ce qu’ils peuvent, comme ils peuvent, en restant ensemble. Quel est l’intérêt de la position de la France ? Je n’en sais rien, je n’ai pas d’idée là-dessus. Mais je me dis qu’être soldat est une possibilité de vie, que des conduites humaines présentes dans cette armée peuvent profiter à tout le monde.
Inflexions : J’ai beaucoup apprécié que votre personnage apprenne à peindre et à dessiner. Je pense que c’est bien d’avoir pris cette distance qui transfère sur une image construite et non pas photographiée la réflexion qui fascine d’ailleurs. Je trouve le message de « peindre l’ombre » avant la lumière très intéressant. Comme si c’était la seule façon de restituer la vraie lumière. Votre écriture use-t-elle de la même stratégie ?
Alexis Jenni : Oui. La peinture est une idée qui est venue comme ça. On ne sait pas trop d’où viennent les inventions, heureusement ! Elles trouvent leur intérêt ensuite, quand on les développe.
Inflexions : Dans les années 1970-1980, les bandes dessinées ont brusquement investi l’univers de la guerre et je suis persuadé qu’elles ont contribué à la réinterroger. Je pense que votre livre participe d’une autre façon à ce questionnement. L’art (littérature, photographie, peinture, sculpture…) permet de faire surgir ce que les témoignages, les émissions de télévision n’arrivent pas à faire. Connaissiez-vous par exemple un des plus célèbres cartoonistes, Tardi, auquel le Mémorial de Péronne a récemment consacré une exposition ?
Alexis Jenni : Il est très important pour moi. C’est un grand dessinateur. En plus de tout son travail, un peu obsessionnel, sur la Grande Guerre, je pense qu’il a eu un grand rôle social. Aujourd’hui, on parle beaucoup plus de ce conflit. Quand j’avais une vingtaine d’années, au début des années 1980, on s’intéressait surtout à la Seconde Guerre mondiale ou à celle du Vietnam, mais on ne parlait quasiment jamais de la Première. C’est lui qui l’a exhumée. Après, on s’est mis à en parler. Ce n’était pas mon projet au départ, mais maintenant, je me dis que si mon livre peut rendre visible ces guerres de façon vécue, j’en serais content. Simplement rendre visibles, ne pas donner un avis afin que les autres puissent en avoir un différent. Tardi a raconté des choses qui circulaient, qu’il a entendues ; le rôle de son père et de son grand-père a été essentiel. Pour moi, c’est pareil. Ce que transmet un vieux monsieur à un jeune homme, ce que le jeune homme entend du récit du vieux monsieur me touche énormément, même si les récits en question ne sont pas ceux que j’entends dans ma famille. Il y a désormais beaucoup de bandes dessinées autour de la guerre de 14 ; cela devient presque un thème rebattu. Dans l’entre-deux-guerres existait toute une littérature autour de l’horreur (Les Croix de bois, Le Feu) qui a ensuite disparu. Ce qui revient, c’est surtout le vécu terrible, la mort omniprésente, l’absurdité, l’injustice que représentent ces hommes morts si jeunes, le vécu boueux des tranchées.
Inflexions : Vous expliquez que la France n’a pas eu de grand livre sur la Seconde Guerre mondiale. Pensez-vous être le premier à affronter l’histoire de cette façon ? Pensez-vous qu’une peur, une méfiance empêchent cette écriture ? Avez-vous ouvert une porte qui était cachée ? Avez-vous une explication sur cette omerta ?
Alexis Jenni : Il y a des choses sur la Seconde Guerre mondiale, mais c’est vrai que notre participation à ce conflit était un peu anecdotique. Il paraît que Keitel, en venant signer l’armistice, voyant je ne sais plus quel général français à la table des vainqueurs, s’est exclamé : « Ah non pas lui ! » C’est sûrement apocryphe, mais cela dit bien ce que cela veut dire. Je pense que pour tout ce qui concerne les autres guerres, tout est disponible. On sait tout. Il n’y a pas de secret. On fait semblant de croire qu’on nous empêche de parler. Reste qu’on ne sait pas par quel bout prendre cette histoire.
Inflexions : Pensez-vous à la relation entre la Seconde Guerre mondiale et les guerres coloniales ?
Alexis Jenni : Pour moi, cette relation reste très étrange. J’ai pu voir, en regardant des actualités filmées de l’ina de 1946, un corps expéditionnaire français reprendre pied en Indochine. Le journaliste commente : « Nos soldats reprennent telle position ; entraînés dans les maquis, pour eux, c’est facile. » C’est vraiment l’armée issue des maquis qui est chargée de récupérer l’empire. À l’époque, c’était encore « récupérer l’empire ». Les Japonais l’avaient pris, on le récupérait. Plus tard, en revanche, je pense qu’il y a eu un grand basculement moral. Cette armée toute neuve, heureuse d’avoir ressuscité, d’avoir sauvé l’honneur, se retrouve dans une situation sordide où finalement les soldats ne peuvent plus être des héros ou alors par un sacrifice vain. On se rendait bien compte que la tâche qui leur était confiée était impossible, que c’était immoral, que c’était violent et dénué de sens.
Inflexions : Et qu’ils restituaient en miroir la situation de ceux qui les avaient agressés.
Alexis Jenni : Tout à fait. Du coup, c’est irracontable à cause de la geste gaullienne qui dit que la France a certes plié le genou, mais devant un adversaire ignoble et qu’elle se relèvera. Les Allemands avaient été les salauds, nous des victimes. Changer de rôle était impossible, Car c’était faire s’effondrer la légende de la Seconde Guerre mondiale. Le seul qui prend le risque de raconter cette histoire, c’est Schoendoerffer. J’ai une grande admiration pour son œuvre, parce qu’il a essayé seul, avec une grande honnêteté, sans culpabilité ni nostalgie, en restant focalisé sur les personnes, d’écrire cette histoire-là ; et il a toujours été un petit peu mis de côté parce qu’il n’était pas dans le modernisme ambiant. C’est quelqu’un qui a le courage de maintenir tout seul cette mémoire. J’ai revu récemment L’Honneur d’un capitaine, l’histoire d’un officier mort en Algérie auquel, vingt ans après son décès, on attente un procès parce que l’historien dit qu’il y a pratiqué la torture. Sa femme et ses anciens camarades de combat nient et il est finalement acquitté. À la fin, entre eux, ceux qui le défendent avouent à demi-mot qu’il a fait ce dont on l’accuse, mais qu’on ne peut pas le dire à moins de mettre la République en danger. C’est extraordinaire de voir cette sorte de silence obligé. C’est un film essentiel pour voir l’état de la réflexion sur ce problème dans les années 1980.
Inflexions : Légère ironie par rapport à de Gaulle. De Gaulle comme romancier !
Alexis Jenni : C’était l’épopée gaullienne, c’est-à-dire la France résistante, la France héroïque, la France qui revient magnifique. C’est un roman que de Gaulle et d’autres ont écrit, en élevant de Gaulle comme statue. Je crois que c’est ce dont nous avions besoin pour survivre pendant ces moments-là.
Inflexions : L’humain n’a-t-il pas sans cesse besoin de se nourrir d’épopée ?
Alexis Jenni : Sûrement. Croire à une utopie est important. Entre une petite enfance dans l’utopie comme tout le monde et une adolescence dans l’anti-utopie comme beaucoup de gens de mon milieu, je me suis demandé ce que cela voulait dire pour quelqu’un de vivre cela ? J’ai fait le choix, et c’était un choix rationnel, de créer un personnage normal, banal au départ, qui a juste un petit peu de force intérieure, mais il en faut bien pour tout cela. Il fait des études, il est intelligent. Ce n’est pas un type qui a une faille intérieure, c’est un type normal qui, à un moment donné, se trouve placé dans une situation impossible et manque d’y passer. Il arrive à traverser les difficultés, les embûches. Qu’est-ce que cela produit de vivre une telle expérience ?
Inflexions : On peut remarquer qu’il n’y a pas de grande folie, pas de perversion chez votre personnage central.
Alexis Jenni : Je ne voulais pas, parce que cela empêchait de voir. Ce que je voulais, c’était un type auquel le lecteur puisse s’identifier, peut-être avec terreur. Il le trouve sympathique alors qu’il n’est pas à la bonne place. Cela permet d’en parler. Après avoir fait la guerre, être entré au maquis, que faire ? L’aventure, c’est comme une drogue. La France était dans un tel état de délabrement et de pauvreté… Les aventuriers, les femmes, Malraux, l’exotisme au sens le plus vrai du terme… Le départ était tentant, d’autant plus que, moralement, l’intervention était à l’origine tout à fait défendable. Les Japonais s’étaient emparés de la colonie, il fallait les chasser. Ho Chi Minh avec ses communistes n’étaient pas très nombreux au début ; c’était une sorte de promenade, un grand voyage. C’est justement ce que ces gens ont fait : ils se sont embarqués pour l’Indochine.
Inflexions : Pensez-vous qu’agir comme anticommuniste semblait alors porteur d’un espoir de rédemption ?
Alexis Jenni : C’est fascinant. Massu, par exemple, a cru au complot communiste en Algérie jusqu’après la bataille d’Alger. Il pensait que les communistes étaient aux portes du pouvoir… En plus, le fln ne voulait pas des communistes. C’est une sorte d’absurdité : il voyait la main de l’étranger, de Moscou, sans imaginer que les Algériens avaient suffisamment de raisons de vouloir que les choses changent.
Inflexions : Dans votre roman, ne donnez-vous pas au groupe Mariani une position un peu caricaturale d’une extrême droite étroitement proche des paras ?
Alexis Jenni : Je ne crois pas que les vrais parachutistes soient allés s’engager massivement dans les groupes extrémistes. En revanche, je pense que ce fut le cas de ceux qui étaient dans l’activisme, qui étaient fascinés par l’imaginaire militaire, qui collectionnaient les armes, qui étaient attirés par la violence. C’est ce que je dis dans mon livre : les Mariani, à la limite, ils les empêchaient de faire trop d’âneries. Mais c’est du roman. Ce que je raconte, c’est un état de l’imaginaire !
Propos recueillis par Didier Sicard