L’étude des doctrines en matière d’entraînement physique militaire et sportif (epms) permet d’affirmer que la préparation physique du soldat a le plus souvent suivi une logique militaire et opérationnelle. Cette tendance, somme toute logique, est plus que jamais à l’ordre du jour compte tenu du rythme et de la densité des engagements actuels.
Ce constat ne doit toutefois pas masquer le fait que l’institution militaire, au-delà de ses exigences de préparation opérationnelle, s’est toujours attachée à adapter son outil de préparation physique, quels que soient l’évolution du besoin, les caractéristiques de la population à entraîner et l’état de la société française.
Dans un premier temps, nous tenterons de valider ce constat en nous livrant à une analyse des différentes méthodes, des doctrines et de l’ensemble du corpus réglementant la préparation physique du soldat. En nous fondant sur la doctrine dite de Fontainebleau, qui « s’insère » entre des doctrines à forte finalité opérationnelle qui demeurent, quand même, la constante, nous nous interrogerons sur la réalité d’un effet « balancier »1. Dans un second temps, l’étude de la toute nouvelle doctrine epms nous permettra de confirmer ces tendances puisqu’elle affiche résolument une logique militaire avec, pour finalité majeure, la participation au développement de la capacité opérationnelle des forces.
- Un effet balancier ou une logique
strictement militaire et utilitaire ?
Avant 1945, faute d’encadrement doctrinal strict et de réelle stratégie globale, les buts assignés à l’instruction physique n’étaient pas tranchés, oscillant entre la volonté de former un homme expert dans l’exécution des mouvements et celle de façonner un guerrier moralement et physiologiquement apte à supporter les fatigues et les privations de la guerre. Dès 1945, en revanche, les activités physiques et sportives dans les armées vont faire l’objet d’une véritable politique.
- Le poids de la guerre
Dans le mémento d’entraînement physique militaire paru en 1949, on peut lire que le meilleur soldat est celui qui est le plus entraîné physiquement, techniquement et moralement. De fait, en s’appuyant sur la méthode naturelle de Georges Hébert, véritable clé de voûte du système, la politique d’éducation physique et sportive (eps) de l’époque, à base de parcours du combattant et de raids, a une forte teinte opérationnelle.
Ces logiques prennent toute leur dimension dans la doctrine d’Antibes élaborée en 1960, en pleine guerre d’Algérie ; on comprend aisément que l’entraînement physique au combat, en treillis et rangers, y occupe une place prépondérante. Les principes généraux de la méthode s’articulent autour de trois types d’entraînement : l’entraînement physique général ; l’entraînement physique au combat, pratiqué en tenue de combat, de jour et de nuit et par tous les temps, avec franchissement d’obstacles, natation utilitaire et combat corps à corps ; l’entraînement sportif enfin, avec des épreuves militaires de type sportif, mais aussi des sports individuels et collectifs à pratiquer en loisir. Au bilan, une doctrine clairement opérationnelle dont le but est de « préparer les futurs combattants aux efforts intenses du champ de bataille ».
Attardons-nous maintenant sur la doctrine de 1975, dite de Fontainebleau. Elle est intéressante à plus d’un titre, notamment parce qu’elle tranche résolument avec les autres doctrines du xxe siècle.
- Les dividendes de la paix
Parue en 1975, elle prend ses racines dans les années 1960. Après l’échec des Jeux olympiques de Rome, on décide de réformer en profondeur le système sportif français. Ainsi, le général de Gaulle confie à l’institution militaire (au colonel Crespin) la mission d’optimiser la préparation olympique de nos jeunes sportifs. Les armées se dotent donc d’une nouvelle doctrine dans laquelle l’entraînement physique militaire est fondé sur la motivation sportive, pierre angulaire de l’édifice. C’est aussi la création de l’École interarmées des sports (eis) et le début du sport de haut niveau de la Défense. C’est la période où les armées vont construire des infrastructures sportives normées dans un grand nombre de garnisons (piscines, stades, gymnases…). C’est également l’époque du plein essor des clubs sportifs des armées, avec des militaires prêts à s’investir dans la vie associative. Il faut dire qu’entre 1962, date de la fin de la guerre d’Algérie, et 1978, la France connaît peu d’engagements extérieurs. Elle est en paix, à l’abri du bouclier de la dissuasion nucléaire, et les militaires peuvent consacrer leur énergie à des projets qui ne seront pas contrariés par des départs.
Dans de telles conditions, la préparation physique d’une armée de conscription se centre sur la pratique des disciplines sportives. En outre, l’entraînement physique est perçu comme un moyen de formation générale de l’individu et non plus directement comme un but de préparation à la guerre.
Enfin, la volonté de séduire en cette période de fracture avec la société civile (guerres de décolonisation, Mai 68) a poussé l’institution à utiliser la portée médiatique du sport pour diffuser une nouvelle image auprès de la jeunesse française.
Ainsi, les instructions de 1975 ont été les plus « ouvertes » que l’armée n’ait jamais connues, préconisant une pratique sportive au cœur des programmes, « le sport étant incontestablement l’activité la plus complète pour la formation générale ». Chaque homme est orienté vers une discipline sportive, individuelle ou collective. Il ne s’agit pas, bien sûr, de former des footballeurs ou des judokas mais, par le biais du sport, de faire pratiquer un entraînement physique attrayant et dynamique.
- Un retour aux sources
Pourtant, peu à peu, le contexte d’emploi des forces évolue. La France envoie ses soldats au Tchad, au Liban… Dans les esprits, le concept d’une relation étroite entre entraînement physique et sportif et préparation physique opérationnelle s’impose à nouveau. Ainsi, le manuel de la pratique des activités physiques et sportives (aps) dans les armées publié en 1990 affiche une rupture avec le texte précédent et traduit un retour à celui de 1960. Il présente comme but unique de « préparer le militaire à assumer sa mission ou son emploi du temps de guerre et d’améliorer son efficacité dès le temps de paix ». Il s’agit donc d’un retour aux sources après une large ouverture sur l’éducation physique générale.
La méthode ne place plus le sport au centre des programmes, mais met en œuvre des activités physiques d’adaptation. En effet, son critère le plus marquant, après ceux de « l’entraînement physique au combat » pour la méthode d’Antibes et de « la pratique sportive » pour celle de 1975, est l’adaptation à la spécificité des missions. Alors qu’en 1960, on admet une mise en condition physique identique pour tous, quelles que soient les missions, 1990 voit s’affirmer l’idée que la condition physique du combattant des armes de mêlée est différente de celle du pilote de chasse.
- Confirmation d’une logique militaire
et d’un souci d’adaptation au besoin opérationnel
Le dispositif actuel confirme le souci d’adaptation à l’évolution du besoin opérationnel. C’est en avril 1998, en pleine mutation de la Défense vers une armée professionnelle et faisant suite à l’engagement répété de la France dans des opérations extérieures (Golfe, ex-Yougoslavie, Somalie…), que se réunissent les états généraux du sport militaire. Ils prennent en compte le nouveau contexte d’une multiplication des projections pour une population récemment professionnalisée et peu aguerrie. Ils réaffirment les principes fondamentaux de la politique d’eps définie dans le manuel de 1990, mais ne sont pas vraiment exploités car, à cette époque, l’eis est dans la tourmente avec le projet de délocalisation à Brest et la dissolution du bataillon de Joinville. En outre, en pleine mutation des armées, on comprend que la refondation du sport militaire ne soit pas une priorité.
Pour autant, dès 2003, l’annonce du maintien de l’eis et la recréation d’un dispositif de sport de haut niveau de la Défense vont redonner l’impulsion nécessaire. Fin 2003, paraît la nouvelle directive ministérielle pour la pratique de l’eps dans les armées. Sans surprise, elle met en avant la finalité opérationnelle de celle-ci et réaffirme son rôle comme un des piliers de l’éducation et de la formation générale du militaire, ainsi que comme vecteur privilégié de communication et de rayonnement au service du lien entre l’armée et la société. Rappelons qu’en ces temps de fin de la conscription, l’inquiétude était forte quant au recrutement et au maintien du lien entre les armées et la nation.
C’est sur cette directive que notre entraînement se fonde actuellement et que s’appuie notre nouvelle doctrine. Très vite, les armées se la sont appropriée. En effet, dès 2005, l’engagement de nos troupes en Afghanistan venait confirmer toute la justesse du durcissement en matière de politique de préparation physique et sportive.
En 2007, l’armée de terre, forte de ses premiers retours d’expérience (retex) d’Afghanistan, diffuse sa directive sur l’aguerrissement, plaçant ce dernier au cœur de la préparation opérationnelle. La Marine, elle, diffuse une directive intitulée « Être combatif », qui met également l’aguerrissement au centre des priorités afin d’orienter ses activités vers un renforcement de la cohésion interne et de l’esprit de corps des équipages.
Pendant cette période, le Centre national des sports de la Défense (cnsd) a également fait évoluer certains domaines de la doctrine, avec comme préoccupation majeure l’accompagnement dans la phase de professionnalisation et l’émergence de nouveaux théâtres. Il s’agit de la parution des circulaires spécifiques sur les techniques d’interventions opérationnelles rapprochées (tior) et sur les techniques d’optimisation du potentiel (top). C’est aussi le remplacement, en 2007, du covapi par le ccpm (contrôle de la condition physique du militaire), plus discriminant que son prédécesseur.
C’est, finalement, en avril 2009 que le cnsd a été mandaté par le chef d’état-major des armées pour proposer de nouveaux concepts d’entraînement s’appuyant sur une doctrine rénovée, dont le préambule ne laisse aucune place à l’équivoque avec l’affirmation d’une logique opérationnelle. Et très fortement utilitaire car, même lorsqu’on évoque les effets bénéfiques sur la santé, on place cela dans la perspective de la préservation des effectifs, aspect fondamental au regard des contrats opérationnels...
« La finalité de l’entraînement physique militaire et sportif (epms) est de participer au développement de la capacité opérationnelle de toutes les composantes de la Défense. Acte fondamental de tout militaire, l’epms doit permettre à chacun, quelle que soit sa place au sein de l’institution, d’acquérir un niveau de condition physique et mentale adapté aux spécificités et aux contraintes de son emploi et de ses missions. Par ailleurs, la pratique régulière d’activités physiques et sportives, par ses multiples effets bénéfiques sur la santé, contribue à la préservation des effectifs, aspect fondamental au regard de la réduction du format des forces armées. »
Ainsi, le caractère utilitaire est poussé à l’extrême avec un mot-clé, l’adaptation, qui s’applique tous azimuts. Adaptation à l’évolution de la nature des conflits. Adaptation aux théâtres qui se durcissent, comme l’Afghanistan. Les retex montrent que le combattant doit savoir porter lourd et longtemps (la charge moyenne est de trente-cinq à quarante kilos, avec, pour certains spécialistes, les brancardiers secouristes, par exemple, ou les servants d’armes collectives, une charge pouvant atteindre quatre-vingts kilos), qu’il doit supporter six mois de lit picot. L’accent sera donc mis sur les exercices de gainage, sur le renforcement de la sangle abdominale. Le stress est omniprésent : les top occupent une place privilégiée et sont préconisées avant, pendant et après la mission, lors des sas de décompression. Adaptation aussi au milieu, avec la réintroduction de la méthode naturelle qui présente l’avantage de tenir compte de l’environnement, avec la possibilité de gérer un temps et un espace contraints, avec la préconisation de circuits courts de musculation permettant de s’entraîner en espace confiné, avec peu de moyens et souvent peu de temps à y consacrer. Dans le même esprit, les sacs de sable remplacent les medecine-balls utilisés en gymnase, les sacs à dos sont lestés de bouteilles d’eau, le paquetage sert d’agrès... Ces derniers exemples sont peut-être anecdotiques, mais ils montrent bien l’état d’esprit qui prévaut désormais ! Adaptation également de l’activité sportive. Ce principe fait appel à une notion de logique militaire de l’activité sportive et peut amener à adapter les règlements et les logiques internes des disciplines sportives afin de pouvoir en retirer le maximum d’effets. Plutôt que de rechercher la logique culturelle (connaissance de la discipline dans le monde...), on privilégiera les effets de l’activité. Adaptation au type de population enfin : les plus de quarante-cinq ans, ceux en situation de surpoids, ceux en reprise d’activité après blessure, grossesse, les jeunes en formation initiale, les personnels selon la fonction occupée et le type de mission.
Cette doctrine, tout opérationnelle soit-elle, prend bien sûr en compte un champ des pratiques physiques militaires et sportives classiques avec les trois catégories d’activités déjà identifiées : les activités physiques fondamentales (marche, course à pied, musculation, natation), les activités physiques militaires (marche-course et avec charges lourdes, méthode naturelle, parcours d’obstacles et d’audace, tior, escalade, course d’orientation, natation utilitaire) et, enfin, les autres activités sportives qui contribuent au développement de la condition physique générale et participent par leur approche dérivative à la préservation de la motivation à s’entraîner (essentiellement sports collectifs et sports de combat).
- Au bilan, des doctrines adaptées aux circonstances
Une première conclusion pourrait être que, dans la grande majorité des cas, les doctrines en matière d’entraînement physique militaire et sportif sont sous-tendues par des logiques fortement militaires, opérationnelles et utilitaires. Celle actuellement en vigueur en est le meilleur exemple, avec un maître mot : l’adaptation. Celle de 1975, dans laquelle la priorité de l’entraînement physique était donnée sans ambiguïté à la pratique du sport comme moyen d’éducation générale, se démarque largement. Bon nombre de critiques la considèrent comme un échec et la jugent sévèrement, notamment sur le fait que l’armée n’a pas à prolonger le rôle de l’Éducation nationale en matière de sport, et qu’à vouloir imposer le sport pour le sport, on en oublie de définir précisément sa contribution réelle à la capacité opérationnelle des forces.
À l’aune d’une seconde grille de lecture, le jugement est pourtant différent. Il s’agirait plutôt de savoir si l’institution militaire s’est effectivement et efficacement attachée à adapter son outil de préparation physique, quels que soient l’évolution du besoin, les caractéristiques de la population à entraîner et l’état de la société française. Sous un tel angle, la réponse sera alors différente puisque, finalement, toutes les doctrines ont répondu de façon pragmatique au besoin, la plupart lorsqu’on leur a demandé de préparer à des engagements de plus en plus durs ; d’autres lorsqu’il a fallu éduquer la jeunesse française ; certaines, enfin, lorsqu’il s’est agi de participer à la préservation des effectifs.
Revenons aux termes. Si nous parlons d’entraînement physique militaire et sportif, c’est bien que la préparation physique du soldat représente une globalité avec deux composantes indissociables, l’entraînement physique militaire et l’entraînement sportif. C’est un tout construit sur la base de techniques plutôt militaires et d’autres davantage sportives. C’est bien la cohabitation de celles-ci qui font sa cohérence, sa richesse et son efficience. Alors, en fonction des besoins, on fera appel plus particulièrement à l’une ou à l’autre.
Actuellement, c’est la logique militaire et opérationnelle qui prédomine, du fait de la professionnalisation et des engagements qui se durcissent. La doctrine de 1975 a été critiquée, mais c’est vite oublier que l’armée, à cette époque, avait pour mission d’éduquer massivement les jeunes, avec le succès que l’on sait. Rappelons-nous les comités de soldats, le fossé entre la nation et son armée. Souvenons-nous que c’est à cette époque que nos infrastructures sportives ont été modernisées. Et, finalement, il semble qu’il serait plus juste, pour juger des doctrines en epms, de le faire à l’aune des besoins auxquels elles ont répondu.
Ce serait une erreur, enfin, de gommer complètement une des deux composantes : l’entraînement physique militaire, ce qu’aucune doctrine n’a fait ; l’entraînement sportif, ce qui n’a également jamais été le cas même si, on le voit bien, cette tentation a parfois existé. Il serait préjudiciable de balayer le volet sportif, notamment la référence à la compétition, formidable outil fédérateur des unités et facteur dynamisant de l’entraînement physique, qui évite au système de se scléroser et qui permet de préserver le moral, la cohésion et l’humain.
1 Cette partie emprunte à un document interne au commissariat aux sports militaires, rédigé au début des années 1990 sous la direction du lieutenant-colonel Aumoine : « Comprendre l’organisation du sport par l’étude de l’évolution des doctrines ».