Les gnostiques de Princeton sont des penseurs joyeux. Ils se sont beaucoup divertis avec ce qu’ils appelaient « anti-paradoxes »1. Un anti-paradoxe se définit par l’annonce suivante : « Il est impossible de ne pas reconnaître que… » En voici un, en rapport avec notre sujet : la parité entre hommes et femmes rend dangereuse la circulation piétonnière et impossible le gouvernement des ménages. Ladite parité a bien d’autres effets. Ainsi la galanterie se trouve-t-elle réduite à sa seule efficacité, bien connue des coureurs de jupons, comme l’on disait quand les demoiselles en portaient encore et se défendaient des fripons. On ne saurait pourtant imputer la dérive égalitaire à quelque volonté maligne. Sans doute pourrait-on déceler, dans la discrimination positive pratiquée en faveur des jolis minois par les photographes de presse, une volonté militante. Mais la cause est entendue, c’est le progrès et les « libérations » dont on le crédite qui sont sa meilleure justification. Or, si une histoire millénaire témoigne, avec constance, d’un effort universel pour accentuer les différences naturelles entre les sexes, il doit bien y avoir quelque raison, obscure peut-être, mais qu’il serait prudent de ne pas négliger.
Au commencement, observera-t-on, les hommes ont peur des femmes. Peur de leur capacité à surmonter les épreuves, à quoi les oblige la maternité, joie et douleur mêlées. Peur aussi, plus intime celle-ci, du désir féminin, que beaucoup de civilisations s’efforcent de tenir en laisse. En résulte une gestion habile du capital érotique, exalté et bridé, l’un ne va pas sans l’autre. Élisabeth Badinter, à la suite de Simone de Beauvoir, voit très bien cela, dévoilant, pour s’en indigner, qu’on ne naît pas femme mais on le devient, au bon vouloir des mâles2. Cette lucidité n’est pas sans risque. Elle met à bas toute une construction sociétale, subtile et fragile. Ne dit-on pas que la virilisation des femmes d’aujourd’hui met leurs hommes en panne, que les plus avancées dans cette voie manqueraient de partenaires – comme l’on dit – et que l’homosexualité masculine serait le refuge des timides ?
L’accession des femmes au travail professionnel est présentée comme dignité nouvelle. Il y a là une incohérence que nul ne semble voir. Le travail a retrouvé de nos jours son statut de malédiction originelle. Le travailleur aspire tout au long de la semaine à son week-end, toute l’année à ses congés, toute la vie à sa retraite. Voilà pourtant le paradis que les femmes convoitent. Pour y parvenir, les plus aisées d’entre elles génèrent un nouvel esclavage, confiant leurs rejetons à nourrices et baby-sitters, et les tâches infâmes à des femmes de ménage. Qu’est-ce donc qui les fait courir, à l’usine ou au bureau ? Une vie collective plus distrayante que les murs du logis, le confort d’un double salaire. L’incohérence ultime nous ramène aux anti-paradoxes : le travail des femmes fait le chômage des hommes. Je vous entends, cette argumentation est aussi stupide que vaine. Je ne vous le fais pas dire !
Venons-en donc à l’armée où, si ce qui précède vous a indisposé, je ne vous conseille pas de me suivre. Au mois de juillet dernier, je participais à Coëtquidan aux festivités qui entourent le « triomphe des saint-cyriens ». Je ne savais où donner de la tête, tourneboulé par toutes ces délicieuses dont les charmes, que l’on aurait pu craindre réduits à rien sous le treillis de combat, en étaient au contraire renforcés – du moins est-ce ce que je ressentais, effet possible de ma perversité. Un surprenant spectacle me tira de ces réflexions malsaines. Dans la foule badaude, un militaire, en treillis lui aussi, poussait une poussette où trônait un bambin. Éduqué dans le respect de l’uniforme au point qu’un officier en tenue ne pouvait seulement porter un paquet, j’eus un haut-le-corps. J’aperçus alors, à trois pas derrière la poussette poussée, une pimpante jeune femme dans la même tenue que son homme…, lequel poussait la poussette. Mon haut-le-corps passé, je me perdis dans les méandres d’une problématique sans issue : puisqu’il fallait bien que la poussette fût poussée, qui la pousserait, de papa ou maman, dès lors que le port d’un même uniforme interdisait à l’un comme à l’autre cette activité attendrissante ? J’en restai là, qu’ils se débrouillent !
Ce même jour je ne pus assister au cœur du spectacle, baptême de la promotion nouvelle. Mais il me revint que le baptême était l’occasion d’une bien jolie comédie, où l’on fait mettre genou à terre à la promotion avant de l’en relever dans sa dignité nouvelle : « À genoux les hommes ! Debout les officiers ! » Nouveau dilemme : à genoux qui ? Les hommes et les femmes, comme on a pris l’habitude de dire dans la parole publique, bannissant le commode collectif, embarrassant d’autant le discours et rétablissant bizarrement une différence que l’on voulait gommer. Insoluble, qu’ils se débrouillent !
J’ignore aussi – mais je suis sûr qu’on y a pensé et que l’affaire est dûment réglementée – comment, dans le salmigondis des grades, on a contourné la distinction que l’on faisait dans les appellations mon colonel ou colonel selon que l’appelant était homme ou femme, petite complication que renforce aujourd’hui le fait que si l’appelant peut être homme ou femme, l’appelé peut l’être aussi. Qu’ils se débrouillent !
Et la guerre ? Patience, restons un peu à la paix. Au reste, celle-ci n’est-elle pas, pour le bon militaire, simple commémoration de la guerre et sa préparation ? D’où, jusqu’à présent et de temps immémorial, les mâles visages des héros, leurs moustaches en croc, leurs barbes de sapeur et l’ambiance rude et chaleureuse des popotes guerrières. Que va donc devenir le folklore de leurs chansons gaillardes ? Je les suppose interdites. Pour quelques-unes dont l’horreur est insoutenable – je pense à la célébration du patron des orfèvres ou à l’hymne des turcos –, beaucoup sont de petits chefs-d’œuvre dont l’anonymat des auteurs renforce le mérite, Bretons aux chapeaux ronds ou Filles de Camaret. Toutes interdites, je suppose, et à juste titre. Quoique… Il y a quelques années, des journalistes firent du Charles de Gaulle un « sujet », ainsi qu’ils disent. Le cameraman, producteur de libido comme tous ses collègues, ne manque pas de filmer une cabine de filles, celles-ci étant nombreuses à bord de cette ville flottante qu’est un porte-avions moderne. On lui ouvre les portes de quelques armoires. Qu’y voit-on en « pin-up » ? Des mecs superbes, mis en valeur par des slips léopard. Le progrès, disent-ils !
Tout cela n’est que la surface des choses. Comment parvient-on, dans la promiscuité soldatesque, à maîtriser un désir foisonnant ? Peut-être celui-ci, maintenant que nous sommes civilisés, n’est-il plus ce qu’il était. Peut-être sa satisfaction, facilitée par les mœurs nouvelles, le rend-il moins visible. On en doute, connaissant la vigueur de la « chose », et on hésite à dire où est le mieux : l’austère vertu désormais nécessaire à l’ordre des troupes ou le dévergondage banalisé que la mixité suggère. Mal embarqué sur cette pente savonneuse, laissons-nous encore glisser, quitte à nous retrouver devant les tribunaux. Dans l’armée de papa, on se méfiait beaucoup des homosexuels, leur penchant étant de nature à perturber la sérénité d’une communauté masculine. Maintenant que le désir hétéro rôde dans les rangs, il n’y a plus de raison de se gendarmer contre l’autre. Aussi vient-on d’apprendre que l’armée américaine a supprimé l’obligation de discrétion imposée à ses gays. Logique, non ?
Venons-en à la guerre, que nos gamineries nous ont fait oublier. Un auteur militaire3 se félicitait récemment de ce que la guerre moderne et la place que les femmes y tiennent aient été pour beaucoup dans leur « libération ». Ainsi dénombre-t-il au Moyen-Orient, parmi les martyrs suicidaires tueurs de braves gens, quatorze chahidates. Il eût pu ajouter, si la statistique avait été divulguée avant la parution de son livre, que, dans la délinquance violente, les adolescentes dament désormais le pion aux adolescents. Hourra ! Indécent, le hourra attendu serait de surcroît bien bête. Que les femmes soient capables de dépasser leurs hommes en courage et aussi en férocité, c’est ce que ceux-ci savent de longue date et dont ils se méfiaient. Mais de cette méfiance ils ont fait vertu, façonnant à leur opposé l’autre moitié de l’humanité : douce, sensible, subtile, discrète, dévouée, créancière et débitrice d’amour. Les mâles y trouvent-ils leur compte ? Bien sûr ! Les femmes aussi. Leur rôle n’était pas le plus facile, il était le plus beau. Notre Église l’a beaucoup exalté, contrairement à ce que répètent les méchants. Pour quelque temps encore, des clochers innombrables font rayonner sur nos villes et nos campagnes le doux sourire de Notre-Dame.
1 Leurs thèses ont été présentées par Raymond Ruyer, La Gnose de Princeton, Paris, Fayard, 1974.
2 Une affreuse nouvelle vient de tomber : des chercheurs animaliers ont découvert que, si l’on met un bout de bois à la disposition de jeunes singes des deux sexes, les filles en font des poupées et les garçons des outils. Ce scandale ne saurait être divulgué.
3 Michel Klen, Femmes de guerre, une histoire millénaire, Paris, Ellipses, 2010.