La féminisation ou la masculinisation des milieux professionnels, comme celle des activités du quotidien, répond à l’adaptation de l’espèce humaine aux nouvelles contraintes de notre écosystème. Ce qui apparaît à certains comme un changement catégorique, souhaitable ou dangereux débouche sur un nouvel équilibre des genres qui respecte l’éthogramme de l’espèce humaine, c’est-à-dire l’ensemble des comportements observables d’une espèce.
Lorsqu’on aborde la question de la féminisation des armées, on parle d’abord de chiffres et d’une évolution constante de la participation des femmes à l’organisation militaire en France et dans le monde. Cette évolution est liée à celle, plus générale, de la présence des femmes dans le monde du travail. C’est une donnée désormais acquise. En Occident, il est aujourd’hui impensable que des familles, même les plus traditionnelles, élèvent leurs filles sans développer leur capacité à être autonomes financièrement et socialement.
Dans le monde civil, on ne parle de féminisation que pour des spécialités encore très masculines, des activités qui, pour l’essentiel, nécessitent force physique ou éloignement tels que les métiers du bâtiment, du transport routier ou de la marine marchande... La problématique est la même dans le monde militaire, où certaines activités restent fermées au personnel féminin ou peu prisées par celui-ci. Au-delà de cette limite liée au métier, la question de la compatibilité entre le féminin et le statut de militaire peut vite devenir un sujet de polémique.
- 15 % des militaires sont des femmes
Avec la professionnalisation, l’armée a dû recruter et a profité de l’accès des femmes au monde du travail. Les évolutions technologiques et stratégiques du métier de la guerre ont nécessité l’embauche d’une main-d’œuvre spécialisée, formée à des activités accessibles aux femmes dans le monde civil (informatique, gestion des ressources humaines, mécanique, droit, médecine…). L’application de la loi a fait le reste. Il n’était plus question de sélectionner les candidatures masculines au détriment des candidatures féminines sous prétexte que cette activité allait être effectuée au profit de la mission militaire. Cela s’appelait désormais de la ségrégation. Comme le remarquent certains auteurs, il n’y a pas eu de véritable motivation interne à recruter des femmes. Mais faut-il en attendre autant d’une institution dont l’intérêt est d’avoir une main-d’œuvre compétente, docile et économique ? L’armée a fait face à une nécessité de changement interne liée à sa professionnalisation et à des volontés externes liées à la mixité de l’éducation et du monde du travail. Par leurs performances physiques et leurs compétences techniques, les femmes ont renforcé leur accès à cette société virile qu’est le monde militaire.
Pour quelles raisons les femmes se sont-elles tournées vers le monde militaire ? Certaines partagent des valeurs guerrières au même titre que les hommes. Elles veulent prouver qu’elles ont les mêmes qualités et le même niveau d’implication civique. Certains hommes vivent cette intrusion dans leur monde comme une prise de pouvoir et vont jusqu’à évoquer un trouble d’identité sexuelle ou une tendance perverse à venir troubler le monde masculin. Mais il existe autant de raisons que de femmes. Leur engagement, comme celui de leurs collègues masculins, est le résultat de leur histoire individuelle. Il est difficile d’établir des catégories motivationnelles sans tomber dans le jugement. Les femmes doivent aujourd’hui s’assumer économiquement, participer financièrement à la vie de famille, cotiser pour leur retraite et transmettre à leurs enfants une image valorisante de mère épanouie à l’extérieur du nid.
Le monde militaire reste un milieu professionnel rassurant et valorisant pour les jeunes quel que soit leur sexe. On y parle de « carrière », de formation, de validation des acquis… Il se présente comme une chance pour ceux qui sont en panne après une scolarité laborieuse ou un parcours chaotique d’adolescent difficile. Les familles confient facilement leurs enfants à l’armée en oubliant le caractère dangereux de la mission. Elles privilégient le rôle d’encadrement et de contenance qu’elles ont plus ou moins eu du mal à assumer. Elles voient en elle le lieu qui peut éviter une marginalisation sociale. Même si la carrière militaire n’est pas encore envisagée par les parents de filles de façon naturelle, elle leur donne parfois l’idée que celles-ci seront protégées des agressions sexuelles par l’ordre, la rigueur et une hiérarchie paternaliste.
En outre, le discours managérial de l’armée rappelle à ses agents leur participation à une grande et noble mission. Il insiste sur l’importance du rôle de chacun. Un discours très dépendant de la politique extérieure des gouvernements et de l’implication de la nation dans les conflits mondiaux. Les femmes participant désormais à la vie politique, elles ont, comme les hommes, la capacité à être touchées par un discours idéologique.
La soumission à l’autorité paternelle dont bénéficiaient les patrons est révolue. Et nombre d’entreprises privées tentent désormais d’imiter le discours managérial militaire. Elles essaient de créer une communauté partageant des valeurs, un langage, un uniforme, une philosophie de vie… Mais il reste très difficile pour elles de générer de la fierté chez les parents de leurs agents comme le fait encore l’armée.
Ces éléments de réassurance archaïque, de valorisation narcissique et sociale sont intégrés par les jeunes dans un compromis asexué. Se mêlent ensuite leur histoire personnelle et les bénéfices individuels recherchés.
- Une répartition inégale selon les corps et les métiers
Nous avons vu qu’il n’était pas raisonnable d’attendre d’une institution ou d’une entreprise qu’elle ait la volonté de féminiser ses effectifs pour défendre l’idée d’égalité des sexes. Il nous faut expliquer la répartition inégale des personnels féminins selon les corps, par les métiers qu’ils proposent et leur implication opérationnelle spécifique.
Le service de santé des armées est en tête avec 50 % de femmes dans ses rangs. Les deux tiers sont militaires infirmiers techniciens des hôpitaux des armées. On peut voir là la poursuite de l’engagement des femmes dans les soins apportés aux soldats, leur goût pour le maternage et le nursing en règle générale. Désormais, la population féminine accède aux études longues comme celles de médecine. Et l’âge de la construction familiale recule. L’armée de l’air compte plus de 20 % de femmes dans ses effectifs. Celles-ci sont présentes essentiellement dans les spécialités de gestion et d’administration. Suivent la gendarmerie et la Marine, avec un taux de féminisation d’environ 14 %. Enfin, l’armée de terre ferme la marche, avec 10 % de personnels féminins, là aussi dans les postes de gestion en ressources humaines pour l’essentiel. Quelques corps, comme les forces sous-marines et la Légion étrangère, restent les derniers bastions de la masculinité.
Cette répartition relativise l’idée de la féminisation du métier de militaire : il s’agit d’une intégration des femmes dans un contexte en mutation. Elles profitent de la diversification des métiers et de l’apparition de nouveaux rôles. Un nombre croissant d'entre elles accède en effet à des fonctions à forte valeur opérationnelle, hiérarchique ou technique. Mais elles restent minoritaires et souffrent de devoir faire un effort permanent pour intégrer une communauté d’hommes. La rivalité féminin/masculin apporte des tensions et des conflits identitaires. Pour ne pas être envisagée comme une proie sexuelle et pour devenir un « pote », la femme est prête à perdre sa féminité. Dans un élan d’uniformité, elle se coupe les cheveux, change parfois le timbre et l’intonation de sa voix, ses postures. Elle ne parle pas de sa vie privée. Elle n’est plus qu’une fonction. Parfois, l’intégration se fait mais disparaît à la première beuverie. L’arrivée d’une autre femme peut aussi mettre à mal le camouflage que la précédente avait fini par tisser. Il faut beaucoup d’efforts et d’abnégation pour intégrer un groupe de l’autre sexe. On reste un « pas comme les autres ».
Les chiffres de la féminisation des armées montrent que les femmes occupent des fonctions cohérentes avec l’archétype correspondant à la distribution des rôles masculin et féminin dans nos sociétés. Elles conservent une prédilection pour le soutien logistique, même si elles peuvent se montrer techniquement compétentes à des postes de combat. Autrefois, les tâches ménagères incombaient aux femmes au foyer. Elles sont devenues des métiers pour lesquels celles-ci sont aujourd’hui rémunérées. Le constat est le même dans le monde civil.
Certains auteurs expriment leur crainte que la féminisation des armées donne à l’opinion l’illusion d’une pacification du métier militaire. La répartition caricaturale des rôles masculin et féminin devrait davantage les inquiéter d’une dépendance des soldats vis-à-vis du soutien logistique des femmes. La complémentarité rigide et silencieuse peut être l’indice d’un dysfonctionnement aussi important que la rivalité symétrique et bruyante.
- Une population plus jeune
Dans les armées, le recrutement féminin est plus jeune et se renouvelle plus vite que celui des hommes. Les femmes restent en effet limitées dans leur intégration au monde du travail par la maternité, qui constitue deux freins à l’évolution de leurs carrières. D’une part, le temps de la maternité est un temps qui coûte à l’entreprise et qui ne lui rapporte rien. C’est un effort de réorganisation permanente qui explique la réticence des employeurs à confier une tâche très spécifique ou centrale à une femme jeune susceptible de tomber enceinte et d’interrompre sa mission au mieux seize semaines au pire plusieurs années. Les congés paternité permettent aux hommes de soutenir leurs femmes et de se sentir moins exclus de la naissance de leurs enfants. Mais ils ne permettent pas que les femmes reprennent plus vite leur mission. Et ils s’ajoutent au coût de la maternité. D’autre part, la maternité, en tant qu’événement psychique, détourne la jeune mère de ses ambitions et de ses aspirations d’antan. Elle l’amène à modifier ses priorités, alourdit les contraintes personnelles et réduit concrètement la disponibilité.
La parentalité replace la répartition des rôles masculin et féminin sur le devant de la scène. Les mères sont plus nombreuses que les pères à adapter leurs choix et leurs conditions de travail aux contraintes de la vie de leurs enfants. Elles se plient plus volontiers aux horaires des activités scolaires et extrascolaires. Elles s’occupent des démarches administratives telles que les inscriptions en centre de loisirs, à l’école, dans les clubs sportifs, l’organisation des modes de garde, les réunions scolaires, les examens. Elles gèrent l’organisation de la vie sociale de leurs enfants avec les anniversaires, les invitations, les rencontres avec les autres parents. Enfin, elles participent plus souvent aux soins médicaux en consultant avec leurs enfants et en posant des congés pour garde d’enfant malade. La maternité est ainsi très consommatrice de la disponibilité du personnel féminin. Elle est donc susceptible de bouleverser les objectifs de carrière des jeunes femmes. Certaines repoussent ou renoncent à cette expérience ; d’autres, surprises par leur désir de maternité ou par une grossesse non attendue, renoncent à leur métier ou à leur plan de carrière.
Les études sociologiques indiquent que les femmes sont intégrées avec des statuts plus précaires que les hommes. La répartition des personnels féminins dans les armées montre une présence prépondérante en soutien logistique. Ces activités sont les premières visées par les restructurations de l’institution. Les femmes subissent les nouvelles méthodes de gestion des ressources humaines qui consistent à proposer des contrats à durée déterminée ; elles sont plus souvent intégrées comme volontaires ou sous contrat, de telle sorte que leur implication dans l’organisation militaire soit courte (entre un et cinq ans). Leur engagement est réévalué à chaque renouvellement de contrat en fonction des besoins et des budgets. D’autre part, les activités du soutien logistique n’ayant pas de forte valeur opérationnelle, elles ne nécessitent pas que les personnels soient intégrés comme militaires et proposent plus souvent un statut civil. Enfin, l’armée tend à abandonner son idée d’autosuffisance pour déléguer dans le cadre de la sous-traitance certaines activités.
- Une capacité opérationnelle limitée
Le taux de féminisation en opérations extérieures (opex) ou dans les unités embarquées ne connaît pas d’évolution majeure. Il était de 5,6 % en 2009. La répartition des métiers de l’armée entre les femmes et les hommes selon l’archétype des rôles féminin et masculin, le frein de la maternité et celui des statuts précaires font que les femmes soldats, ou occupant des fonctions à forte valeur opérationnelle, restent rares et jeunes. Elles ne sont pas représentées dans les grades supérieurs.
Cette capacité opérationnelle limitée sur le champ de bataille est la conjugaison d’une réticence institutionnelle, des choix féminins ainsi que de la répartition des rôles masculin et féminin dans la sphère privée, notamment en ce qui concerne la parentalité. Cette capacité opérationnelle limitée est le reflet inversé du fort engagement des femmes sur le théâtre familial. On le perçoit de manière caricaturale pour les hommes soldats abandonnés par leurs épouses au retour de mission. La complémentarité rigide et traditionnelle peut faire apparaître fragilité narcissique et manque d’autonomie là où l’on ne voyait que performance et force d’engagement.
La complémentarité physiologique et comportementale résiste aux nécessités de la vie moderne et aux nouvelles contraintes de notre écosystème. Face aux changements, l’espèce doit s’adapter. Elle modifie ses comportements et se stabilise sur de nouveaux équilibres. Au cours de ce processus de changement, les femmes ont trouvé de l’intérêt et du plaisir à partager la valeur du travail. Les entreprises y ont aussi trouvé leur compte. Le travail peut être un plaisir partagé autant par les femmes que par les hommes, susceptible de réorganiser la répartition des rôles masculin et féminin dans la sphère privée. La nécessité économique n’est pas un facteur suffisant pour permettre un changement profond. Elle ne peut que provoquer une adaptation temporaire. Une nouvelle répartition des rôles féminin et masculin dans la sphère privée permettrait aux femmes et aux hommes de ne sacrifier ni leur carrière ni leur désir de parentalité et de pouvoir rester engagés alternativement sur les deux fronts. Pour que cela soit possible, il faut que tous les rôles soient reconnus, valorisés et éventuellement rémunérés, comme c’est le cas dans certains pays européens, en Suède par exemple.
Malgré toutes les évolutions de la société, du monde militaire, des jeunes face au travail, l’armée reste attirante. Sa mission valorise la plus petite tâche bien mieux que l’entreprise commerciale, industrielle ou de service. C’est en gardant l’idée de sa noble mission qu’elle pourra continuer à recruter des personnes motivées et prêtes à se plier à son fonctionnement.