L’ouvrage collectif proposé ici fait suite au volume sur Les Mémoires policiers (1750-1850) (pur, 2006), dont l’étude portait sur la France. Cette nouvelle parution élargit le champ d’étude géographique en s’intéressant à la pratique et à la répercussion des idées d’une réforme policière à travers différentes villes européennes : Genève, Bruxelles, Paris, Londres, Naples et Madrid.
Cette période, qui s’étend des années 1760 à la Révolution française, met en lumière l’émergence dans ces diverses métropoles d’une volonté à la fois pragmatique et idéologique pour définir une police performante. Chacune de ces villes a été choisie pour le rapport particulier qu’elle entretient entre le service du maintien de l’ordre et les autorités chargées de l’appliquer. Chaque étude est complétée, soit dans le cours du développement, soit en annexe, par des extraits ou des textes de loi complets dont il a été question pour la démonstration.
Mais de toutes ces études se dégage, à la fin de l’ouvrage, une réflexion plus vaste sur une potentielle organisation policière européenne, dont Paris demeure l’influence et la référence en termes de système policier. La deuxième partie est scindée en trois ensembles de remarques de Bernard Gainot, Vincent Denis et Daniel Roche, dans lesquels sont repris les différents développements.
Bernard Gainot se penche sur le thème de la spatialisation qui mobilise un savoir et une science administrative conduisant au développement de la cartographie et de la statistique, comme le démontrent Catherine Denys et Xavier Rousseaux dans leur analyse de l’amman 1 Rapédius de Berg à Bruxelles en 1783. Dans une perspective « comparatiste », il met en avant le modèle adopté par la République de Genève et les autres capitales européennes, portant sur le rapport entre le monarque et sa capitale, et qui se révèle être le plus professionnalisé et le plus centralisé. Le modèle genevois, exposé par Marco Cicchini, met en valeur l’influence de la Réforme dans une double évolution administrative et politique de l’organisation institutionnelle de la ville, afin de mieux surveiller la population. Cependant, la professionnalisation, qui fait la force de la police, oppose ce modèle à ceux des capitales européennes, plus centralisés et beaucoup plus polyvalents. L’exemple de référence est celui de Paris développé par Steven L. Kaplan et Vincent Milliot. Ce concept de centralisation est poussé à l’extrême en Espagne avec la création à Madrid d’une force militaro-policière unique, étendue par la suite à l’ensemble du pays.
La circulation des modèles en Europe nécessite des aménagements qui se heurtent à des problèmes récurrents comme le financement de la professionnalisation. Cela marque la différence entre le « républicanisme classique » et le « républicanisme moderne » dans lequel on retrouve Sieyès pour son attachement à la police comme métier à part entière. Le mot profession renvoie immédiatement à l’armée, comme c’est le cas pour Naples en 1785, où l’imbrication politique de la police est forte, et l’armée très présente, ainsi que le démontre notamment Brigitte Marin. Cependant, il faut noter aussi l’idée de créer ex nihilo une police avec un tribunal indépendant de ceux préexistants, comme à Milan en 1777. Livio Antonielli a regroupé dans son étude les trois projets de F. Carpani, F. Molina et F. Fenaroli dans lesquels la professionnalisation domine dans les objectifs recherchés. Mais au-delà de l’adaptation et de la recherche de compromis organisationnels avec le modèle parisien, le problème du financement est abordé comme étant l’essence même d’une bonne police. Faire de celle-ci un métier à part entière, de qualité et efficace, exige un niveau de salaire proportionnel au savoir-faire recherché, mais suffisant pour en vivre. Enfin, Bernard Gainot élargit le sujet en posant la question de la police dans les espaces coloniaux et les enjeux que portent ces services.
Vincent Denis, quant à lui, revient sur le modèle londonien. L’étude proposée par Élaine A. Reynolds met en avant l’étonnante contradiction qu’il y a à recourir à des procédés locaux pour gérer et organiser la police d’une ville immense comme Londres. Et relance le débat sur la police londonienne d’avant 1829 ainsi que sur la création de Scotland Yard. Elle étudie les oppositions politiques entre les partisans d’une police communautaire et ceux d’une police professionnelle. Le système policier londonien a en effet subi l’influence politique et sociale de l’époque dans laquelle il a été forgé. Le projet de loi de sir Charles Whitworth sur le guet nocturne des paroisses date de 1773 et doit non seulement éviter de tomber dans le centralisme français que rejettent les Anglais, mais également harmoniser les forces de maintien de l’ordre. Le projet devient une loi en 1774 et se révèle assez souple, avec une vision large de l’ordre public où les rues doivent être aussi ordonnées que les personnes qui les fréquentent. Ce dernier point essentiel met l’accent sur une autre facette liée à la cartographie et à la maîtrise de l’espace : l’urbanisation de la ville avec le développement de l’éclairage et le pavage des rues.
Daniel Roche conclut le débat en revenant sur l’essence même de ces études, les « mémoires », qui sont la « culture de corps » de la police, comme une institution qui réfléchit sur elle-même. Celui du commissaire Lemaire, complété par Lenoir, apporte l’idée de la centralisation administrative, le découpage urbain et le service de surveillance. Cependant, la police est uniquement pensée comme au service du monarque. À la Révolution, se pose le problème de la conciliation des anciennes méthodes et du nouveau cadre juridique pour le maintien de l’ordre. Daniel Roche fait par ailleurs le constat que les réformes ne répondent pas à un modèle social uniforme malgré les circulations d’idées et de projets. Après 1750, le débat sur les rapports entre justice et police s’est généralisé en Europe. Il en est ressorti, au travers des diverses institutions et organisations mises en place, une identité policière « et mémoires de l’ordre ». La finalité réformatrice, où qu’elle soit réfléchie, éclaire les tensions entre les institutions locales et territoriales d’une part, locales et nationales d’autre part. Enfin, la maîtrise et la rationalisation de l’espace requièrent des méthodes pour lesquelles l’armée apporte son savoir-faire et devient indispensable. Cette approche de la spatialisation est également abordée dans la réforme de l’amman de Berg à Bruxelles. L’objectif recherché dans toutes les villes d’Europe au xviiie siècle est une police polyvalente, centralisée et indépendante, compétente et efficace, militarisée et bien payée.