N°16 | Que sont les héros devenus ?

Maurice Vaïsse (sd)
Mai-juin 1940
Défaite française, victoire allemande, sous l’œil des historiens étrangers
Paris, Autrement, 2010
Maurice Vaïsse (sd), Mai-juin 1940, Autrement

La spectaculaire défaite française de 1940 a entraîné la publication par les historiens français d’un nombre considérable d’ouvrages visant à expliquer les causes de l’événement et à le relier à la thèse du déclin générale de la IIIe République. Ils ont insisté sur la mauvaise préparation de l’armée, le caractère défensif de la stratégie, le réarmement insuffisant, le pacifisme. Tout cela est vrai. Mais, considérant qu’une armée est inséparable de la société dont elle est issue et que la victoire ou la défaite traduisent l’état de cette dernière, les ouvrages ont souvent eu tendance à souligner l’inéluctabilité de la défaite et à faire le procès de la France des années 1930 à partir du résultat de la confrontation franco-allemande.

Ce livre veut apporter un regard nouveau sur le sujet en regroupant les contributions d’historiens allemands et anglo-saxons sur des aspects particuliers de la défaite de 1940. Son intérêt réside alors dans le regard distancié que des spécialistes étrangers portent sur cette défaite et sur la thèse de son inéluctabilité provoquée par le déclin de la France dans les années 1930.

En premier lieu, l’un des arguments majeurs avancés pour expliquer 1940 affirme que la France s’est engagée dans la Seconde Guerre mondiale avec l’armée de 1918, c’est-à-dire sans avoir modernisé et adapté son armée à la guerre moderne menée par les Allemands.

Le professeur américain Dennis Showalter, spécialisé en histoire militaire, nuance fortement cette thèse de l’impréparation, de l’imprévoyance et de l’aveuglement. Il montre que les dirigeants civils et militaires français avaient bien analysé la spécificité de la guerre future. Ce serait une guerre totale mobilisant toutes les ressources politiques, humaines, économiques et morales des pays en lutte. Elle durerait plusieurs années. Le succès final dépendrait de la puissance de feu, de la mobilité, de l’importance de la technique, de la logistique et de la puissance industrielle. Il explique que les efforts budgétaires furent considérables et permanents. Il démontre que les politiques menées de 1918 à 1939 dans les domaines de la réflexion stratégique, de la planification, de l’organisation et de l’équipement des forces furent étonnamment modernes et constantes.

Sur le plan tactico-opérationnel, les militaires français conçurent la doctrine de la « bataille dirigée » fondée sur les principes de la centralisation du commandement, de la planification méthodique, de la puissance de feu et de la combinaison tactique du mouvement et du feu. Ce concept avait fait ses preuves en 1918. Il avait permis de contenir les attaques des troupes d’assaut allemandes fondées sur la « flexibilité opérationnelle », puis de réduire les poches et enfin de refouler l’adversaire. Dans le cadre de la réduction du service militaire, cette doctrine répondait bien à la problématique de l’efficacité relative du citoyen en armes et procurait les délais nécessaires pour que ce dernier devienne opérationnel. Mais la « bataille préparée » se révéla inefficace. Ce fut moins à cause d’erreurs de conception sur le plan de la doctrine que de pertes de temps pendant la « drôle de guerre », d’erreurs de préparation et de l’impossibilité de la mettre en œuvre en mai 1940 face à un adversaire allemand qui n’agit pas comme l’état-major français l’avait prévu.

En deuxième lieu, il est fréquent d’imputer au général Gamelin une large part de la responsabilité de la débâcle de 1940, notamment le fait de ne pas avoir su tirer les enseignements de l’écrasement de la Pologne par la Wehrmacht en septembre 1939. Martin Alexander, professeur de relations internationales dans une université galloise, montre qu’il avait au contraire une bonne compréhension des modes d’action tactiques et opératifs mis en œuvre par les Allemands en Pologne. Le commandant en chef des forces terrestres avait parfaitement compris que la méthode allemande reposait sur la concentration des efforts et les attaques combinées des blindés et de l’aviation pour percer le front, ainsi que sur la vitesse d’exploitation de la percée. Le commandement français a donc fait un travail d’analyse pertinent qui lui a permis d’avoir une connaissance exacte des techniques opérationnelles de l’armée allemande.

Le constat fait, Gamelin ne resta pas inactif. Il porta son effort sur la préparation, l’entraînement et le moral de son armée. Il décida la mise sur pied des divisions cuirassées de réserve. Il élabora et transmit des instructions précises pour que l’armée française se prépare activement à résister à des assauts menés par des concentrations de blindés appuyées par des attaques aériennes à basse altitude.

La défaite française resterait un mystère inexplicable si Martin Alexander ne rappelait cette remarque du général Ironside d’avant mai 1940, qui résume toute l’incertitude de la guerre : « Nous ne saurons rien jusqu’au premier affrontement. »

En troisième lieu, il est courant d’affirmer que la déroute de 1940 résulte de la mise en œuvre d’une tactique révolutionnaire particulièrement efficace mise au point après 1918 : la Blitzkrieg. Karl-Heinz Frieser montre pourtant que la Blitzkrieg n’a joué qu’un rôle relatif dans le résultat final en 1940. Selon lui, la défaite des armées alliées est due à la conjonction de hasards incompréhensibles, d’erreurs étonnantes commises par les Français et par la désobéissance de Heinz Guderian qui, le 14 mai 1940, décide de progresser le plus rapidement possible vers Abbeville sans s’occuper de couvrir son flanc sud.

Pour l’historien allemand, la Blitzkrieg n’a rien de révolutionnaire sur le principe. Elle n’était que la mise en œuvre avec des moyens modernes (avions, chars) de l’expérience des troupes d’assaut allemandes qui percèrent le front allié à plusieurs reprises en 1918. Fondée sur la surprise et la vitesse, elle vise davantage à créer le désarroi chez l’adversaire et à disloquer son dispositif qu’à l’anéantir physiquement. Mais en 1940, elle n’est pas théorisée et n’existe pas en tant que doctrine. Les principaux chefs militaires allemands pensent en effet que le conflit sera long.

Quant à son efficacité, cette doctrine révèle ses limites (campagne de Russie en 1941…). Elle est avant tout tactique et non pas stratégique. Elle a été élaborée pour permettre à l’Allemagne de gagner un conflit face à des adversaires plus puissants. Mais elle présente un caractère anachronique. Si la Blitzkrieg permet en effet de remporter des succès tactiques, à la longue, elle ne peut pas contrebalancer la supériorité industrielle des ennemis de l’Allemagne. Or la guerre moderne est avant tout une guerre industrielle.

Le général de brigade et historien américain Robert Doughty estime que la défaite résulte autant des déficiences françaises que de la capacité des Allemands à concentrer une force irrésistible au bon endroit et au bon moment. Sa thèse s’articule autour de l’idée que la confiance des militaires français dans la logique et la raison, ainsi que leur incapacité à produire des idées neuves ont largement contribué à la défaite.

Les choix militaires français antérieurs à 1940 reposent sur la combinaison de la logique et de la tradition tirée de l’histoire militaire. Fondamentalement, il s’agit de protéger le quart nord-est du pays et ses ressources industrielles dans la perspective d’une guerre longue et totale. Le conflit à venir sera industriel et le gros des bataillons sera fourni par la mobilisation des citoyens. La faible valeur opérationnelle des réservistes a deux conséquences. D’une part, il faut du temps pour leur inculquer un minimum de savoir faire techniques et tactiques ; cette contrainte implique de conduire un combat défensif durant la première phase du conflit. D’autre part, il est nécessaire de mener une « bataille contrôlée », méthodique et lente dans laquelle l’artillerie joue un rôle majeur. Aussi, au lieu de concevoir des armes pour percer le front, les armements sont adaptés à la doctrine. En aucune manière il n’est envisagé de développer un outil militaire destiné à percer le front ennemi et à exploiter le succès initial dans la profondeur.

Les études conduites sur les menaces dans les années 1930 aboutissent à la conclusion qu’il est inenvisageable que le massif des Ardennes puissent être franchi par d’importantes forces blindées et motorisées, et que le char n’est pas en mesure de surmonter de fortes résistances.

L’ouvrage contient d’autres chapitres, mais moins centrés sur l’explication de la débâcle de 1940. Finalement, s’il ne donne pas la cause de la défaite française, il apporte des éléments de réponse particulièrement intéressants pour le lecteur. Enfin, il démontre qu’il n’y avait pas de déterminisme dans la défaite française, qu’elle n’avait rien d’inéluctable même s’il existait des déficiences.

Éric Lalangue

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