Ancien officier de réserve, appelé pendant vingt-huit mois durant la guerre d’Algérie, il m’est aujourd’hui demandé mes réactions au sujet de la « judiciarisation » du métier de soldat, alors qu’un an après l’embuscade d’Uzbeen, en Afghanistan, plusieurs familles de jeunes morts au combat ont porté plainte pour « mise en danger de la vie d’autrui ».
La guerre ! Je n’y pensais plus guère... Il n’y avait pas de « guerre » en Algérie mais des « opérations de maintien de l’ordre ». Pour autant, est-ce qu’à l’époque je me posais la question de la légitimité morale de cet engagement obligatoire ? Non. Pour moi, la question portait alors sur la rumeur selon laquelle des officiers faisaient usage de la torture détective pour obtenir du renseignement. Dans le contexte de mon éducation morale et religieuse, baignant dans l’esprit chevaleresque de « sacrifice », à la fois l’hypothèse de la mort était présente et celle d’esquiver ce « devoir » radicalement absente.
Je croyais alors la guerre « cruelle et glorieuse », selon le mot de Churchill, et je l’ai découverte « cruelle et... sordide ». En Occident, à l’origine, la guerre était l’espace où l’homme faisait l’épreuve de la vérité de son humanité. Ce sens a influé sur la façon de combattre : privilège du face-à-face de deux infanteries sur un champ de bataille. Or l’Histoire est le mouvement de séparation progressive du sens et de la forme de la guerre : globalement, jusqu’à la Première Guerre mondiale, on a conservé la forme d’attaque frontale et on a perdu le sens. Durant la Seconde, on a assisté à un renversement inouï : la guerre est sortie de l’horizon du combat et est devenue l’espace de négation absolue de la vérité de l’être humain. C’est le sens du « sordide » de Churchill.
Je pensais, en quelque manière pas très lucide, que la guerre n’était rien d’autre qu’un duel amplifié, en me représentant deux combattants : chacun cherche, en employant sa force physique, à ce que l’autre exécute sa volonté ; son but immédiat est de terrasser l’adversaire et de le rendre incapable de toute résistance. Un acte de violence engagé pour contraindre l’ennemi à se soumettre à notre volonté qui, dans ce sens, n’est que la poursuite de la politique par d’autres moyens. La violence s’arme alors des inventions des arts et des sciences. La conception occidentale de la guerre était encore duelliste : le face-à-face en était l’essence et c’était dans cet espace que l’épreuve de la vérité de l’être humain était faite. Déjà, en Algérie, sans que je l’ai compris alors, il n’y avait plus de face-à-face dans le combat mais dans le « duel » injuste, cruel et déshonorant entre le « bourreau » et le « suspect ».
Autrefois, en Grèce, l’agôn était un combat rituel opposant deux hommes nus qui se faisaient face dans l’épreuve de la mort. C’est dans cet espace qu’apparaissait la vérité de l’homme comme « mortel ». Celui qui s’y refusait refusait sa condition et devenait dès lors un sous-homme, un esclave. De même, pour moi, partir en guerre, c’était affronter l’épreuve de la mort possible. Aujourd’hui, l’ensemble de la société occidentale s’obstine à effacer l’image de celle-ci, y compris pour ceux qui choisissent librement le métier de soldat.
Agôn a donné « agonie », c’est-à-dire l’épreuve de la mort qui vient. Le soldat n’est pas un super héros, mais il est celui qui fait l’épreuve de sa finitude. C’est dans la guerre que le « mortel » apparaît. Le champ de bataille grec était le théâtre d’une terreur intense et d’un carnage réel. Il était le lieu du choc, pur et violent, une épreuve brève qui n’avait rien à voir avec la monotonie sans fin de la vie dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. À la différence des armées napoléoniennes – « Pas de quartier ! » –, le vainqueur grec ne visait pas à la destruction complète de l’ennemi mais à sa débandade. Puis la guerre de conquête répondra à un projet de domination et ce projet deviendra la « vérité » : le combat ne sera plus qu’un moyen et non plus une fin, comme dans le cas de l’agôn grec.
Avec la Seconde Guerre mondiale, il ne s’agit plus vraiment de combat mais de destruction. La fin de l’agôn, c’est le fait que des militaires attaquent des civils et qu’ils bombardent ; l’armement est désormais essentiellement projectile et annihile donc la possibilité du combat. Cette nouvelle guerre ne tue pas seulement l’homme mais aussi sa vérité. Ce conflit a été marqué par deux événements dont l’importance est primordiale dans l’histoire de l’Occident : Auschwitz et Hiroshima. Deux catastrophes qui atteignent l’homme dans son existence mais aussi dans son essence. Autrement dit, elles ne sont pas qu’une mise à mort d’individus, elles sont la négation même de l’être humain. Elles n’ont pas seulement tué l’homme, elles ont aussi tué sa vérité.
Avec le bombardement, la distance n’est pas seulement géographique mais ontologique. On se met à distance de la vérité de l’être humain : l’homme détourne le regard de l’homme et l’annihile en pressant un bouton. Cette annihilation n’est pas tant dans la destruction même que dans le fait que lorsqu’il accomplit ce geste, il pense à faire fonctionner une machine et non à tuer un homme. Là est la plus haute négation. Il s’agit d’agir conformément aux exigences de la technique et non plus de faire face à une personne.
Une guerre sans épreuve, c’est un massacre organisé à distance. On fait la guerre par souci de contrôle. La bombe atomique est une arme de protection dissuasive conçue non par des militaires mais par des physiciens. Lors des essais français dans le Sahara, les militaires racontaient que, se sentant complètement mis à l’écart, ils assistaient au spectacle du déploiement de la puissance de domination de l’homme sur la nature : la guerre elle-même n’existait plus !
La question qui seule demeure est éthique : comment habiter un monde qu’il nous est possible de détruire entièrement ?