Sarajevo, printemps 1994. Un tireur d’élite français en embuscade dans le cadre d’un dispositif antisniping repère un sniper qui vient de tirer sur des civils et fait feu sur ordre de son chef. De retour au camp, son arme lui est retirée et il est interrogé dans le cadre de l’enquête ouverte suite à l’usage de la force.
Abidjan, été 2009. Les soldats défendant le camp de Port-Bouët ouvrent le feu à leur initiative avec des armes non-létales sur un individu ignorant les sommations et s’infiltrant dans l’enceinte militaire. Je porte plainte contre l’individu auprès du commissariat de police ivoirien. L’enquête de nos gendarmes prévôts n’entraîne ni l’interrogatoire de nos soldats ni le retrait de leurs armes.
Plus de quinze ans ont passé entre ces deux faits, qui résument l’évolution des mentalités face à la judiciarisation des conflits armés. Et il est légitime de se demander si cette intervention des juges dans le contrôle de la régularité des décisions et des actions des militaires est finalement un frein à l’action sur le terrain ? Initialement perçue comme une menace, une épée de Damoclès, elle peut, si elle est mieux appréhendée, devenir un bouclier pour nos soldats en opération. Loin de déplorer cette tendance profonde, la tactique consiste donc à dédramatiser l’intrusion du monde judiciaire dans la sphère militaire tout en continuant à se protéger, car tout n’est finalement qu’une histoire d’homme et d’intelligence de situation.
Dédramatisons. La judiciarisation est une notion ni nouvelle ni exclusive du milieu militaire qu’elle touche finalement peu, et présente donc des risques limités. L’influence de la justice est ancienne, normale – personne n’est au-dessus des lois ! –, qui touche depuis longtemps tous les milieux professionnels et qui revient périodiquement à la mode. La société française est à la recherche de justice. Tant mieux, le soldat aussi. Dans un milieu professionnel caractérisé par la franchise des relations, le besoin de justice est en effet notre quotidien. Il s’exprime au travers de notre pouvoir disciplinaire et de tous les autres outils humains que sont la médiation, la conciliation et l’arbitrage. L’ignorer, ne pas s’en servir, ne peut qu’entraîner des injustices, elles-mêmes sources de débordements ou d’inaction.
La vie quotidienne militaire est donc depuis longtemps « judiciarisée ». Oui, le chef punit ; oui, les procédures sont lourdes. Remarquons d’emblée que cette judiciarisation n’est pas un frein aux fautes de comportement individuelles. La crainte des sanctions disciplinaires et pénales n’empêche pas nos jeunes d’agir, de faire des « erreurs de jeunesse ». Notons également que cette justice militaire est parfois une protection. Prenons l’exemple d’un jeune soldat qui, fêtant le retour d’une mission réussie de façon un peu trop arrosée, se fait arrêter déambulant en état d’ébriété par les forces de sécurité. La sanction militaire disciplinaire pourra éventuellement être prise en compte par le juge dans son évaluation de la sanction pénale. La judiciarisation n’est donc pas nouvelle, elle est normale et n’inhibe pas le soldat.
D’autres milieux professionnels ont été et sont confrontés à la judiciarisation de leurs actions sans que cela n’ait de lourdes conséquences. Par période, les médias évoquent la nécessaire et normale responsabilité pénale des maires, des médecins, des forces de sécurité… Ces métiers n’ont pas pour autant disparu. Nous continuons d’avoir des responsables politiques locaux, des docteurs, des gendarmes et des policiers qui agissent. Ces derniers, bien au fait de l’influence de la justice sur leurs actions, distinguent depuis longtemps la faute individuelle, finalement assumée par l’intéressé, de la faute de service, assumée par l’État.
Au-delà de la médiatisation ponctuelle de plaintes contre des militaires ayant participé à des opérations extérieures, la judiciarisation n’est-elle pas qu’un épiphénomène ? Nos pilotes, nos soldats combattent tous les jours sur le sol afghan sans faire pour autant l’objet de plaintes. Les mises en cause de militaires dans le cadre d’un engagement opérationnel sont exceptionnelles et aucun n’a, à ce jour, été condamné pour une mission légitime accomplie dans le cadre des règles d’engagement.
Les juges avouent leur perplexité lorsqu’ils s’interrogent sur leur capacité à juger le comportement de nos soldats dans le cadre d’une action de guerre. Ils en mesurent toute la difficulté, car ils savent que nous évoluons dans un monde du risque et de l’incertitude. Ils savent qu’il est facile, après coup, de dire qu’une intervention a été mal préparée, d’analyser les causes possibles d’une mauvaise appréciation de situation. Ils savent surtout que la réalité est beaucoup plus complexe.
Les dangers présentés par la judiciarisation de son action sont-ils si importants pour le soldat ? On en parle beaucoup. On évoque des risques de paralysie des responsables et des décideurs qui finiraient par ne plus oser agir de peur d’être mis en cause. On parle d’influence sur la conduite des opérations, sur les décisions et les actions, de perte d’efficacité de l’outil militaire, de crédibilité des autorités, de confiance dans la hiérarchie, voire on évoque une désobéissance dans l’action. Est-ce arrivé ? Jamais je n’ai eu à constater de tels comportements. En mai 1996, à Bangui (République centrafricaine), lors d’affrontements en zone urbaine entre les forces de sécurité locales et des rebelles, nos soldats n’ont pas hésité à engager le combat pour remplir leur mission de protection. Partout où ils sont déployés, ils savent faire preuve d’initiatives et utiliser la force de façon maîtrisée.
La peur, l’incompétence peuvent être sources de paralysie. La judiciarisation, elle, n’est un frein ni à l’action ni, malheureusement, aux fautes de comportement ni, heureusement, au combat, car dans l’action nous n’y pensons pas au point de ne plus agir. J’y verrai plutôt un pare-feu aux débordements. Il faut surtout veiller à ce qu’elle ne devienne pas un prétexte à l’inaction pour certains. Ces fameux risques sont donc minimes et en tout cas maîtrisés par de plus en plus de protections.
Continuons tout de même à nous prémunir de possibles excès. Pour cela, plusieurs armes sont à notre disposition : la connaissance des protections qui nous sont accordées, le développement des liens avec le monde juridique et les familles de nos hommes, l’application de la notion de risque raisonné et l’attaque.
Si, en opération, il n’y a nulle immunité, des protections existent cependant dans le statut général des militaires. Elles donnent au soldat les moyens d’accomplir sa mission et lui garantissent la protection de l’État dans le cas où il ferait l’objet de poursuites pénales à l’occasion de faits qui n’ont pas le caractère d’une faute personnelle. Les règles d’engagement, la légitime défense, et surtout, l’ancien 17.2 sont autant de cadres visant à prémunir les militaires de toute mise en cause anormale.
Il n’y a donc pas de raison d’appréhender l’appréciation d’un juge sur la conduite de nos opérations, à condition de connaître ces protections. C’est cela qui est important. Avant de partir, nous devons faire le point sur ces règles qui, loin d’être un frein, nous confortent dans notre action. Cela peut, par exemple, prendre la forme d’un « séminaire » juridique réunissant, autour des militaires, des gendarmes, des juges, des avocats et des conseillers juridiques, au cours duquel chacun illustre, par des exemples précis, les protections existantes et démontre l’absence de condamnation.
Ce nécessaire effort d’information permet en outre une meilleure connaissance mutuelle et donc une évolution des mentalités. La règle est simple, surtout pour des hommes rencontrant les mêmes difficultés sur le terrain. Plus on se connaît, plus on s’apprécie et mieux on travaille ensemble. Lorsqu’en 1989, lors d’une opération sur le fleuve Maroni, en Guyane, mes soldats ont découvert qu’ils devaient coopérer avec des gendarmes, la méfiance s’est immédiatement instaurée. Quatre mois plus tard, nous agissions main dans la main. Hier, les prévôts présents au sein des unités projetées étaient perçus comme des glaives, alors que ce sont des boucliers chargés de protéger nos hommes. À condition de les connaître, de les considérer, de les associer à la réflexion, au montage de certaines actions, de penser à les appeler en renfort.
Ce lien avec le milieu juridique en opération s’apparente à celui que les formations militaires doivent construire dans la vie de tous les jours. La connaissance par le chef de corps du procureur, des greffiers, des interventions faites par le monde juridique sur les conséquences pénales de telle ou telle faute sert nos soldats. L’existence d’un juriste au quartier et d’un conseiller juridique en opération l’illustre. Une présence de plus en plus importante au moment de la disparition du tribunal aux armées.
Le lien avec les familles de nos soldats est aussi une protection contre d’éventuelles attaques, à condition qu’il soit solide. Pour cela, il doit se tisser et se développer avant, pendant et après une opération. Le chef joue là un rôle direct et indirect. Si son action est essentiellement relayée par ses subordonnés, notamment par ceux qui s’occupent des relations avec les familles, elle doit aussi s’exprimer par des lettres adressées à ces dernières faisant des points réguliers sur la situation et l’action de leur enfant ou conjoint, surtout lors des coups durs. C’est ce qui, par exemple, a été fait dans les moments difficiles du printemps et de l’été 1995 au sein d’un bataillon français à Sarajevo. Les liens étaient tels qu’une grande chaîne de télévision, qui voulait diffuser une émission sur le désarroi et l’inquiétude des familles, a dû annuler ce projet faute d’avoir trouvé la matière nécessaire à sa réalisation.
D’éventuelles polémiques trouveront d’autant moins d’écho que la notion de risque raisonné aura été appliquée. Dans la vie quotidienne comme en opération, il est impossible de tout prévoir. Le soldat évolue dans un monde d’incertitude et de danger. À partir de ce constat, notre rôle est de prendre toutes les précautions, de minimiser les risques, de réduire au maximum la part du hasard et de l’impondérable par une préparation de qualité ainsi qu’une conduite raisonnée des opérations et des actions. Les juges avec lesquels j’ai eu l’occasion de discuter savent qu’il est facile de tout prévoir après coup. Mais ne pas prévoir d’éléments réservés d’intervention, ne pas organiser l’évacuation de ses éventuels blessés sont des fautes. Perdre des hommes au combat en ayant essayé de tout prévoir n’en est pas une.
Enfin, l’attaque est parfois la meilleure défense. Rien ne nous empêche de nous servir nous aussi de cette arme. Deux exemples, l’un tiré de la vie quotidienne, l’autre d’une situation opérationnelle. Premier exemple : des soldats, qui viennent de réussir brillamment un contrôle de tir national, fêtent leurs résultats lorsqu’ils sont provoqués puis agressés par des inconnus. La situation dégénère vite. Le lendemain, ces inconnus portent plainte. Une « contre-plainte » et quelques auditions ont vite permis de rétablir la vérité, d’éviter que cette affaire ne s’éternise avec d’éventuelles répercussions médiatiques. Second exemple : Côte d’Ivoire, camp de Port-Bouët, un individu s’infiltre dans le dispositif militaire malgré les sommations, résiste, est finalement brutalement intercepté et remis au commissariat de police ivoirien. La plainte déposée contre lui a certainement permis d’éviter toute exploitation d’un incident où la faute est commise par autrui et où les militaires n’ont fait qu’employer les moyens adaptés pour remplir leur mission de défense.
Il faut donc prévoir une tactique et une stratégie judiciaire de façon systématique afin d’exploiter les erreurs de l’adversaire. Dans ce domaine, qui n’est pas un terrain familier pour les militaires et qui peut avoir des conséquences sur l’issue d’une action ou d’un conflit en introduisant une nouvelle donne dans le rapport de force, il importe d’être bien conseillé, d’avoir des liens étroits avec le milieu juridique, et ce à tous les niveaux.
Un soldat en opération est juridiquement protégé. Plus qu’un phénomène nouveau, la judiciarisation est avant tout un phénomène médiatique. Bien appréhendée, c’est-à-dire connue et maîtrisée, l’introduction d’un espace juridico-judiciaire au sein de notre institution n’est ni une menace ni un frein à l’action, mais une protection, un bouclier. Il faut surtout prendre garde que, pour certains, cela ne serve pas de prétexte à l’inaction.
Pour autant, a-t-on été suffisamment loin dans la protection ? Est-ce au soldat d’aller expliquer son action devant la justice ? Humainement, la réponse à cette question est facile. Techniquement, elle l’est moins. La difficulté vient du fait que la justice s’intéresse à la responsabilité individuelle alors que la référence dans le milieu militaire est le collectif, l’institution. Malgré cette différence d’appréciation, la voie dans laquelle il faudrait travailler pour davantage protéger le soldat est la responsabilisation initiale de l’institution. Une solution pourrait être, à l’image de ce qui se fait pour les policiers chargés du maintien de l’ordre, de mettre en place l’automaticité de la protection. Jusqu’à présent, c’est au militaire impliqué d’initier une procédure de demande. La protection lui est éventuellement accordée à l’issue d’une instruction qui vise à discriminer la nature de la faute, personnelle ou de service. Une assistance juridique systématique serait de nature à rassurer, sans empêcher l’État de se retourner finalement contre l’auteur de l’infraction dans le cadre d’une faute personnelle.
Ouverture du feu à Port-Bouët
Le 12 octobre 2009, vers 00h20, au camp de Port-Bouët, en République de Côte d’Ivoire, dans le cadre de l’opération Licorne, les soldats français interviennent contre un civil escaladant le portail de l’entrée principale au niveau du poste de sécurité du camp. Après avoir franchi le premier portail, il se retrouve dans le sas de sécurité et se dirige vers le second portail. Malgré les sommations d’usage, l’individu n’obtempère pas et continue d’avancer. L’officier de permanence ordonne alors par deux fois, dans le cadre de la mission de défense du camp, l’ouverture du feu avec deux armes et des munitions non-létales ; l’intrus ne s’arrête toujours pas. Plusieurs balles en plastique sont tirées au moyen de fusils de type Gomme Cogne par deux soldats de la section de défense du camp. Blessé par au moins deux tirs, l’homme poursuit sa progression et parvient jusqu’au corridor de sécurité où il est neutralisé par la section de défense. Simultanément, la brigade prévôtale française présente sur le camp est informée. L’individu est remis aux prévôts et transporté à l’infirmerie. Vers 04h15, les prévôts le livrent à la police de Port-Bouët. Au matin, ils retournent au commissariat pour signifier l’intention du chef de corps de porter plainte. Aucune plainte n’ayant été déposée par la victime, les prévôts rentrent au camp sans mettre à exécution leur intention initiale.
Cette action n’a eu aucune conséquence. Sur le plan pénal, une enquête a été ouverte et enregistrée par la brigade prévôtale de Port-Bouët sans mise en cause des soldats. Sur le plan disciplinaire, la section ayant agi dans le cadre de la défense du camp, aucune sanction n’a été infligée.