N°14 | Guerre et opinion publique

Michel Goya
Res Militaris
De l’emploi des forces armées au xxie siècle
Paris, Economica, 2010
Michel Goya, Res Militaris, Economica

Des fiches d’état-major, de surcroît destinées principalement à l’information du chef militaire suprême des armées, offertes à la lecture du plus grand nombre, ce n’est pas commun, sans doute même sans précédent, dès lors que leur rédaction accompagne les événements les plus récents. Telle est la matière de ce livre, qui en fait un document rare, propre à alimenter la réflexion sur un large registre.

Voilà donc un chef d’état-major des armées qui reçoit, au quotidien, par la plume d’un officier bénéficiant à la fois d’une solide expérience opérationnelle de terrain et d’une formation universitaire de docteur en histoire, mais surtout, peut-être, de la part d’un esprit libre à l’intelligence acérée, le colonel Michel Goya, un éclairage historique sans concessions aux poncifs ni à l’air du temps. Il s’agit d’« éclairer nos réflexions du présent », comme l’écrit ce même chef d’état-major, le général d’armée Jean-Louis Georgelin, dans la préface qu’il a signée, donnant ainsi à cet ouvrage un nihil obstat que l’on se plaît à souligner.

L’histoire à laquelle il est fait référence dans ces courtes fiches dont certaines feront date n’est pas aseptisée. En effet, les enseignements sont puisés non seulement dans un passé plus ou moins lointain – xixe siècle, Grande Guerre, Seconde Guerre mondiale autant que de besoin –, mais aussi très largement dans des expériences contemporaines, parfois encore douloureuses – Indochine, Algérie –, souvent en cours – Irak, Afghanistan, engagements divers d’aujourd’hui. L’histoire et l’expérience sont ainsi sollicitées avec discernement et une rare liberté d’esprit au service de l’élaboration de la pensée du chef, voire de sa décision : on ne sait dès lors ce qu’il faut le plus admirer, de l’acuité d’esprit et du courage intellectuel de l’auteur, ou de la sagesse du chef qui ose appeler celui-ci à ses côtés et affronter ainsi ses analyses décapantes.

De ces analyses – hors l’exemple tonique et sans lendemain du général de Lattre en Indochine –, il ressort une caractéristique récurrente : l’incroyable capacité humaine d’aveuglement individuel et collectif qui peut masquer, parfois longuement, la réalité et la singularité des situations concrètes, concourant ainsi aux décisions aberrantes et aux catastrophes. Or qui pourrait prétendre que les générations de notre temps sont plus clairvoyantes que celles du passé, ou que nos décideurs nationaux, politiques et militaires, ainsi que leurs états-majors, sont nécessairement plus avisés que leurs homologues d’Outre-Atlantique et d’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’exemples étrangers contemporains ? Ainsi demeure la question, à laquelle le « retour d’expérience » ne donne pas la réponse : quelles sont aujourd’hui, sous nos yeux, les situations aberrantes, les décisions inadaptées, voire insensées, que notre esprit ne perçoit pas comme telles et dont il s’accommode ? À cet égard, les trois longues années du siège de Sarajevo, de 1992 à 1995, avec leurs dispositions militaires absurdes pourtant alors largement médiatisées, sont tristement éclairantes.

« Forger les convictions et les personnalités », « intelligence de situation », « ouverture d’esprit, curiosité intellectuelle, créativité », nous dit le général Georgelin dans sa préface. On peut y ajouter « caractère ». « Vaste programme ! », pour reprendre l’expression du général de Gaulle : puisse ce livre y concourir.


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