N°14 | Guerre et opinion publique

Daniel Cordier
Alias Caracalla
Paris, Gallimard, 2009
Daniel Cordier, Alias Caracalla, Gallimard

Il est si rare qu’un livre vous immerge aussi totalement et profondément dans une époque que l’histoire a tendance à ensevelir sous les décombres de jugements radicaux ou de seconde main. Daniel Cordier est beaucoup plus qu’un témoin. Il a été le compagnon de chaque instant de Jean Moulin (alias Rex) du 29 juillet 1942 au 22 juin 1943, jour de son arrestation à Caluire.

Son livre restitue les angoisses quotidiennes, les battements de cœur devant une porte qui s’ouvre, un regard insistant, une silhouette inconnue lors d’un rendez-vous, les conversations surréalistes, le climat de confusion, de chausse-trappes sans cesse posées par des combattants de la Résistance aux idéologies antagonistes. La détermination froide, lucide, jamais désespérée, de ce chef qu’est Jean Moulin face à l’entrelacs permanent et contradictoire de décisions aussi rapides que capitales révèle l’importance de cet homme de la Résistance.

Daniel Cordier est particulièrement émouvant par son ton de vérité poignant. Cet ouvrage n’est ni un livre de mémoires ni une autobiographie complaisante : c’est la restitution plus vraie que nature de la vie d’un homme animé par une passion ardente, celle de la défense de son pays contre les nazis, et qui fait de ce combat le sens même de sa vie.

Malgré ses demandes réitérées à Londres où il est arrivé dès le 25 juin 1940, il n’aura pas l’occasion de se battre personnellement, comme il aurait souhaité le faire, car il sera le secrétaire et le confident le plus proche de celui qui deviendra peu à peu ce grand héros de la Résistance : Jean Moulin.

À la question sur ce qui l’avait le plus marqué, il répond : « La souffrance exprimée au souvenir de mon antisémitisme d’avant-guerre. La découverte de l’étoile jaune m’a bouleversé et m’a fait prendre conscience de ma faillite antérieure. Jamais je ne me le pardonnerai. »

Témoignage bouleversant pour cet homme engagé au sens le plus fort du terme dans une aventure exemplaire qui met en relation la hauteur de son combat personnel et le questionnement persistant qu’il éprouve sur ses sentiments antisémites d’avant-guerre, qui ne le laissera jamais en paix, même s’il reconnaît l’influence de son entourage et du climat délétère de l’époque.

Le lecteur fasciné par la précision des paroles et des faits rapportés s’interroge naturellement sur la capacité de l’auteur à les restituer de la sorte soixante-cinq ans après. Il n’avait pourtant, c’est évident, ni écrit de journal ni pris de notes qui auraient pu être si compromettantes pour lui et ses compagnons de la Résistance. Mais les événements avaient une telle intensité que sa mémoire en a été définitivement gravée.

Ce livre se lit du début à la fin comme une course haletante face à un destin où la médiocrité n’a pas de place, où le sens de l’honneur le dispute à la modestie. Impressionnant et encourageant sur la nature humaine. Chef-d’œuvre sans contestation possible, passionnant de la première à la dernière page.


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