Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Sheffield (Royaume-Uni) et auteur d’une biographie remarquée d’Hitler en deux volumes, Ian Kershaw analyse dans ce nouvel ouvrage les décisions prises par les dirigeants des grandes nations entre juin 1940 et décembre 1941, décisions qu’il considère comme déterminantes pour l’issue de la Seconde Guerre mondiale, et partant, dans la détermination des grands équilibres de l’après-guerre.
Il part du postulat que ces choix furent le reflet du système politique dans lequel ils sont intervenus. Les dirigeants des systèmes autoritaires disposaient alors en effet d’une liberté de choix extraordinaire, qui avait pour corollaire la possibilité de les laisser commettre des erreurs catastrophiques. Ces régimes, où la discussion des objectifs stratégiques était impossible, étaient naturellement amenés à prendre des risques importants plutôt que de se rabattre sur un compromis jugé humiliant qui aurait pu miner les objectifs idéologiques.
La liberté d’Hitler était presque absolue sur le plan institutionnel et s’étendait aussi sur les forces armées. La position de Mussolini était moins solide : il n’était pas le chef de l’État et l’allégeance de l’armée allait en définitive au roi, ce qui s’avérera décisif en 1943. Bien que proche des régimes fascistes et nazis, le système japonais constituait une organisation politique collective où aucune possibilité de décision arbitraire n’appartenait à un individu en particulier. Cependant, pour des raisons de majesté impériale, l’empereur ne pouvait prendre le risque d’affronter son armée, qui n’était constitutionnellement soumise qu’à lui. Cela se traduisait au quotidien par une très large autonomie des forces dominantes dans l’armée de terre et la marine face au gouvernement politique. L’organisation politique mise en place par Staline ressemblait fortement à celle du régime nazi, et se caractérisait par la place prédominante accordée à la personnalité du chef. La terreur et les purges avaient réduit à néant les hypothétiques contre-pouvoirs politiques ou administratifs. Ce système politique conduisit Staline à commettre de graves erreurs de jugement sans être contredit, sa conviction absolue qu’Hitler n’attaquerait pas en 1941 étant sans conteste la plus grave.
En comparaison, les régimes démocratiques du Royaume-Uni et des États-Unis offraient un contraste saisissant : la machine bureaucratique (l’État de droit) qui encadrait les choix politiques du gouvernement permettait une évaluation rationnelle des risques et des avantages. Le cabinet de guerre britannique en mai 1940 était réellement une instance collective. Tout Premier ministre qu’il était, Churchill devait prendre en considération les points de vue de Chamberlain et Halifax. Les décisions n’étaient acquises qu’au terme d’argumentaires pertinents et rationnels, partagés par des membres aux sensibilités politiques variées. Le système présidentiel américain ne reposait pas sur la responsabilité collective des décisions. Les contrepoids institutionnels venaient du système législatif : Roosevelt était contraint par le Congrès comme jamais Churchill ne le fut par le Parlement. Ce système politique accordait une importance considérable à l’opinion publique, dans la prise de décision. Ian Kershaw relève sans complaisance que l’opinion publique ne compta pour rien au Royaume-Uni dans la décision cruciale du cabinet de guerre, en mai 1940, de poursuivre le combat contre l’Allemagne nazie et que, par la suite, le moral de la population importa bien davantage que l’opinion des citoyens.
Ces choix fatidiques sont connus, leur portée l’est également. L’ambition de Ian Kershaw n’est pas de révéler la signification profonde, négligée ou oubliée de ces décisions qui ont changé le monde. Elle est de les replacer dans leur contexte particulier, politique, social, économique et culturel, afin d’analyser finement le processus de prise de décision, le célèbre Decision Making Process. Il en ressort un ouvrage passionnant, d’une actualité jamais démentie, quelque soixante-dix ans plus tard.