Le corps du soldat mort est un corps sacrifié. Cette image est moderne, c’est celle du « soldat-peuple » ou « soldat-citoyen », qui combat pour un idéal, qui s’empare du patriotisme, rejette le militarisme et contourne le professionnalisme ; à l’opposé de celle constituée par les guerriers de type « ancien » qui se battaient pour des raisons individuelle, familiale ou clanique. Il y a encore peu, ce corps mort du guerrier s’inscrivait dans un projet de don à la patrie, à une cause…
Aujourd’hui, le sacrifice pour la patrie paraît avoir perdu du sens. Dans le cas du combat au plus près de l’ennemi (infanterie), on se bat pour sauver son camarade. Notre société et ses valeurs ont changé ; nous sommes « postmodernes ». La mort par le sacrifice de soi est devenue une valeur étrangère à notre société. La vie vaudrait plus que l’idée que l’on s’en fait – les réactions des familles face à la mort des jeunes militaires tués en Afghanistan en sont un des signes. C’est pour cela que les commémorations dans les régiments, associées non à des victoires mais à des défaites héroïques, ont force de valeur pédagogique pour les jeunes soldats. Car mourir à vingt ans devient difficile dans une société comme la nôtre où le culte du corps devient triomphant et éloigne ainsi l’idée de sa déchéance, de sa mutilation, de son sacrifice.
Le corps engendre aujourd’hui des usages hédonistes qui jouent avec un affect liant le sens et les valeurs d’une société1. La transposition de ces nouvelles valeurs du corps, en particulier en termes de « privation de la mort » (Christian Benoit) dans le domaine de la guerre paraît ouvrir de nouvelles perspectives à l’anthropologie2, en particulier au sein de notre société qui envoie ses soldats mourir comme autrefois tout en cultivant le bien-être corporel comme valeur suprême (cf. François-Régis Legrier et Guillaume Venard, Inflexions n° 12), mais qui défend les idées de démocratie, de justice, d’honneur et de reconnaissance.
Par leur caractère universel, le sacrifice comme la guerre constituent des objets de l’anthropologie qui renvoient à des dimensions religieuse et politique, et qui offrent des lectures extrêmes de situations dans notre vision de l’humanité d’aujourd’hui. Ils prennent des formes variées suivant les cultures et les époques. Si l’on se penche sur la notion de sacrifice, on y voit immédiatement le « sacré » ; il s’agit d’une offrande faite à la divinité ou à une divinité. Le sacrificateur attend un retour, un contre-don : le dieu reçoit l’offrande, il la rend sacrée, et les fidèles sont divinisés à leur tour en mangeant ce qu’ils ont offert.
Cette offrande marque un abandon volontaire d’un bien ou d’un droit que l’on possède ; le sacrifice constitue un retrait du monde des hommes pour celui des choses divines. Mais il convient de dissocier l’oblation, dans laquelle l’objet reste intact, du sacrifice qui le détruit3. Le sacrifice représente alors une perte de quelque chose par l’intermédiaire d’une offrande publique faite au divin avec destruction de cette chose pour reconnaître sa puissance et attirer ses faveurs au mieux de nos intérêts.
On offre et on se prive de ce que l’on a offert, mais le rite sacrificiel vise à instaurer un rapport entre deux termes polaires, le sacrificateur et la divinité, au moyen d’une série d’identifications successives, « du sacrifiant au sacrificateur, du sacrificateur à la victime, de la victime sacralisée à la divinité, soit dans l’ordre inverse »4. Dans les offrandes non sanglantes, il s’agit de libation dans le cas d’offrande de nourriture et d’inauguration dans celui d’une partie de terrain. Ceci introduit une rupture entre espace profane et espace sacré ; l’autel du sacrifice constitue le centre de celui-ci, un centre cosmologique qui repose sur un sacrifice rituel visant à assurer la cohésion de la communauté par cette frontière qui permet de définir le « nous » et le « eux ». Et par là, le sang de la victime purifie les instigateurs du meurtre rituel en intégrant au groupe ceux qui participent réellement ou symboliquement au sacrifice5.
Henri Hubert et Marcel Mauss ont défini le sacrifice comme un moyen pour le profane de communiquer avec le sacré par l’intermédiaire d’une victime6. La plupart des populations effectuaient, ou effectuent encore, des offrandes aux divinités sous forme de dons d’animaux ou de nourritures végétales. D’autres divinités, moins accommodantes, exigeaient davantage, notamment des sacrifices humains ; il s’agissait alors d’« endosacrifice » lorsque la victime était prise à l’intérieur du groupe, ou d’« exosacrifice » si celle-ci appartenait à l’extérieur du groupe, généralement un ennemi fait prisonnier7.
La fonction du sacrifice est de réconcilier les hommes avec le divin pour les péchés qu’ils ont commis. C’est un moyen, comme la prière (confession et repentir), de créer les conditions de cette réconciliation. Il serait donc une pénitence (pris dans le sens d’une pratique pénible que l’on s’impose pour expier ses péchés) imposée par le divin. Mais sacrifier, c’est aussi nourrir les dieux, leur donner une part des richesses, et la nourriture a longtemps constitué la première d’entre elles. Les Grecs se sont toujours fait un devoir d’offrir aux dieux les prémices des biens de la terre.
La guerre possède quant à elle une double nature, celle d’être maudite par les uns et glorifiée par les autres. Elle permet d’honorer les chefs vainqueurs, de donner de la cohérence aux projets des nations, de porter aux nues les héros qui ont échappé à cette puissance destructrice. Et surtout, de faire de la violence la rupture introduisant un nouvel ordre social8. Une fois ces principes reconnus, on constate la grande variété de formes que peut prendre la guerre ; en tout cas, la violence qui l’accompagne est un structurant collectif. Ainsi, chez les aborigènes d’Australie, les formes guerrières constituent la défense de territoire ou la vengeance face au meurtre ou au rapt de femmes9. Dans d’autres endroits, comme aux îles Fidji, la guerre s’associe au cannibalisme et donne lieu à des rituels d’incorporation. Sur les rives du Bénoué, au Niger, la guerre procure des biens, en général des prisonniers que l’on peut sacrifier, garder ou échanger10.
Dans les guerres anciennes, en particulier celles de l’Antiquité, le cérémonial était important et le combat cessait après la mort de quelques hommes. Dans l’Iliade, lorsque les chefs combattent, les hommes comme les dieux attendent la fin du combat. La guerre n’avait pas encore comme but de régler les rapports entre les États, mais les différents entre familles11.
En conclusion, si le corps du soldat s’inscrit dans des valeurs nouvelles, c’est aussi que la nature de la guerre et du combat s’est modifiée. Le corps militaire de demain, comme celui d’hier, doit s’adapter aux formes nouvelles du combat en répondant aux normes bio sociales. Hier, ce corps devait être conforme à des canons morphologiques stricts (cf. Patrick Godart, Inflexions n° 12). Il devait être grand et bien proportionné pour répondre à l’expression de l’exercice du pouvoir que donne le militaire (cf. Monique Castillo, Inflexions n° 12). C’est ainsi que les régiments prestigieux étaient composés d’hommes à forte stature et que les conscrits de la République se feront réformer par « défaut de taille »12.
Mais ces critères sont dépassés puisque « dans les guerres contemporaines, de nouveaux combattants se mêlent et se superposent aux anciens guerriers : soldats réguliers et irréguliers, mercenaires, agents secrets, terroristes, pirates et kamikazes »13, c’est-à-dire que les corps des combattants sont devenus pluriels et qu’ils répondent à de nouvelles normes bio sociales qui se construisent selon des codes différents de la force physique ou de l’endurance. Si les modes de mise à mort de l’ennemi n’ont pas fondamentalement changé, il n’en est pas de même pour leur perception. C’est dans ce sens que Giovanni De Luna explique que la décapitation, qui a toujours existé, prend un autre visage aujourd’hui14 lorsqu’elle est retransmise par les chaînes de télévision.
Finalement, dans notre société, le corps du soldat tué devient un corps sacrifié après la mort, puisque celle-ci n’est pas recherchée par le combattant qui meurt malgré lui. Ce n’est évidemment pas le cas du « martyr islamique » qui se fait filmer, anticipe et met en scène son propre sacrifice. Le corps du militaire d’infanterie qui est confronté au contact physique rapproché avec l’ennemi devra demain mettre encore davantage la mort à distance ; ce sera, pour les armées « modernes », un corps biotechnologique dans lequel les capacités sensorielles seront amplifiées voire exacerbées tout en accroissant significativement son niveau de protection. Il deviendra ainsi un corps non pas idéal mais utopique, dans le sens où il mettra peu à peu en place une nouvelle construction sociale. Ce corps de demain nous redit que le corps humain doit être l’acteur principal de toutes les utopies. Il s’agit de corps immenses et invincibles qui échapperaient à leur propre sacrifice et maîtriseraient le monde. Ce rêve a nourri l’imaginaire de presque tous les peuples15.
1 Olivier Sirost, « Du corps topique aux utopies du corps », Sociétés no 60, 1998, pp. 9-12.
2 Gilles Boëtsch, « Le sacrifice en anthropologie », in Christian Benoit, Gilles Boëtsch, Éric Deroo et Antoine Champeaux, Le Sacrifice du soldat, Paris, cnrs éditions / ecpad, 2009, pp. 15-19.
3 Henri Hubert, Marcel Mauss, « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », L’Année sociologique, vol. II., 1899.
4 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
5 René Girard, Quand les choses commenceront, Paris, Arléa, 1996.
6 Henri Hubert, Marcel Mauss, op. cit.
7 Gilles Boëtsch, « A metaphor of primitivism : Cannibals and Cannibalism in French Anthropological Throught of the xixth century », Estudios del Hombre n° 19, 2004.
8 Jean Duvignaud, L’Anomie. Hérésie et subversion, Paris, Anthropos, 1973.
9 Charles Letourneau, La Guerre dans les diverses races humaines, Paris, Battaille, 1888.
10 Édouard Viard, Au Bas-Niger, Paris, L. Guérin et Cie, 1886.
11 Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2004.
12 Louis-René Villermé, « Mémoire sur la taille de l’homme en France », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, I, 351-397, 1829 ; J.C.M. Boudin, « De l’accroissement de la taille et des conditions d’aptitudes militaires en France », Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 2, 221-260, 1865.
13 Massimiliano Guareschi, Maurizio Guerri, « La métamorphose du guerrier », Cultures & Conflits n° 67, automne 2007, pp. 131-145.
14 Giovanni De Luna, Il Corpo del nemi ucciso. Violenza e morte nella guerra contemporanea, Turin, Einaudi, 2006.
15 Michel Foucault, Le Corps utopique, Paris, nouvelles éditions Lignes, 2009.