N°11 | Cultures militaires, culture du militaire

Frank Vermeulen

Cultures de l’engagement dans les grandes entreprises

La Corporate Culture suscite depuis une vingtaine d’années une floraison d’ouvrages, de méthodes rationnelles et de recettes magiques pour cultiver l’« esprit maison ». Cette quête de l’identité – l’âme de l’entreprise – et ses répercussions sur les processus de décision, sur les performances ainsi que sur l’engagement du personnel et des actionnaires provoque des débats passionnés auxquels le dernier livre de Hamid Bouchikhi, professeur en stratégie à l’essec, et de John Kimberly, professeur à la Wharton Business School, n’a pas échappé1.

Les chefs d’entreprises sont plus réservés et certains se montrent assez sceptiques devant une approche trop anthropologique de l’entreprise. D’ailleurs, dès les années 1980, le directeur d’une grande compagnie soulignait toute la difficulté de saisir l’identité de « ces holdings qui ne reposent plus, ni sur un métier, ni sur une famille ou un actionnariat très circonscrit »2. Ces propos corroborent les critiques de Michel Villette, professeur de sociologie à AgroParisTech qui voit dans les problématiques identitaires le signe de la crise du capitalisme financier3. Mais on rencontre également des dirigeants qui accordent une grande importance aux phénomènes culturels ; certains prônent même une « gestion par la culture » en remplacement de la « gestion par la structure ». Une réponse à la crise de civilisation dont les signes sont chaque jour plus visibles ?

Pour comprendre les raisons pour lesquelles on parle autant de la culture aujourd’hui et quelle est son influence sur les stratégies des entreprises et sur l’engagement du personnel, nous chercherons, dans un premier temps, à dégager quelques points de repère dans les significations plurielles des notions de « culture » et de « civilisation ». Car une discussion sur la culture de l’entreprise suppose l’existence de la culture en général. Dans un deuxième temps, nous analyserons les discours des dirigeants d’entreprise, extraits de la littérature ainsi que d’une étude sur l’usage des méthodes de mesure du moral du personnel menée récemment au sein des grandes entreprises privées et publiques4. Pour conclure, nous verrons quels enseignements nous pouvons retirer de la « culture d’entreprise en action », considérée par certains comme le meilleur moyen pour transformer une communauté de destin en une communauté de dessein, légitimée par l’engagement de toutes les parties prenantes.

  • L’homme, produit de la nature et de la culture

Le sens des mots n’est guère fixé une fois pour toutes. « Les mots, écrit Claude Lévi-Strauss, sont des instruments que chacun de nous est libre d’appliquer à l’usage qu’il souhaite, à condition qu’il s’explique sur ses intentions. » Aux yeux du célèbre anthropologue français, il est d’ailleurs plus important de comprendre le lien entre la culture et la nature, que de s’embarrasser d’arguties scholastiques sur les termes et leurs définitions qui varient d’un auteur à l’autre et ne cessent d’évoluer.

  • Cultiver : prendre soin de la nature, rendre un culte aux dieux

La culture (du latin collere) désigne à l’origine l’ensemble des travaux et des techniques mis en œuvre pour prendre soin de la terre afin d’en tirer des produits de consommation. Le terme désigne également le « culte » rendu aux dieux. En tant que tel, il exprime le souci de « rendre le monde habitable, par contraste avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l’homme »5.

Ce n’est pas un hasard si c’est à Rome, au milieu d’un peuple essentiellement agricole, qu’est né le terme agriculture, et non chez les Grecs, qui considéraient le travail de la terre comme une entreprise violente et audacieuse. La culture nécessite un travail sans cesse recommencé pour ne pas laisser la terre en friche ou exploiter les qualités naturelles d’un être vivant à des fins utilitaires ou esthétiques. Ainsi, la culture physique désigne la pratique d’exercices propres à entretenir et à développer harmonieusement le corps humain.

  • La culture et l’art dans la nature de l’homme ?

Cicéron fut le premier à utiliser le terme culture relativement à l’esprit et à l’intelligence lorsqu’il parla de cultura animi, au sens où nous parlons aujourd’hui encore d’un esprit cultivé. Mais nous avons oublié le contenu métaphorique de cet usage, estime la philosophe Hannah Arendt. La culture, au sens figuré, désigne la fructification des dons naturels permettant à l’homme de s’élever au-dessus de sa condition initiale et d’accéder, individuellement ou collectivement, à un état supérieur. En ce sens, la culture recouvre l’ensemble des moyens mis en œuvre par l’homme pour augmenter ses connaissances, développer et améliorer les facultés de son esprit, notamment le jugement et le goût.

Élever un être humain ou un groupe au-dessus de l’état de nature exige un travail assidu et méthodique (collectif ou individuel). L’idée qui prédomine ici est celle de la culture en action. Une sorte de second souffle « pour parfaire la nature de l’homme par un processus lui-même conforme aux profondes exigences de celle-ci, par la perfection intérieure d’une certaine sagesse de connaissance et de vie, qui doit toujours être son effort principal, la culture se propose avant tout de maîtriser la nature extérieure et de régner sur elle par un processus technique »6.

Le sens du terme n’est cependant pas totalement épuisé avec ces éléments d’origine romaine. Même la cultura animi de Ciceron suggère la sensibilité à la beauté, non chez les artistes eux-mêmes, mais chez les spectateurs. Et cet amour de la beauté, les Grecs la possédaient à un degré extraordinaire. En ce sens, écrit Hannah Arendt, la « culture désigne le mode de relation prescrit par les civilisations avec les choses apparemment les moins utiles : les œuvres des artistes, poètes, musiciens, philosophes ».

  • De la culture aux cultures

En forgeant le concept fondamental de « pensée sauvage », Lévi-Strauss a montré que science, philosophie, art, religion, mythologie, magie… se déploient en réalité sur un même axe : celui de la connaissance humaine7. La culture désigne l’ensemble des connaissances considérées comme importantes par la société. Ce « stock de connaissances » peut se décliner en culture générale, littéraire, musicale, politique, militaire… avec des degrés allant de la culture encyclopédique au simple vernis culturel.

Les contraintes exercées par les espaces géographiques, les hiérarchies sociales, les « psychés » collectives ou les nécessités économiques d’une époque sont regroupées dans le langage courant sous le vocable « culturel », désignant des structures qui paraissent toujours aller de soi pour ceux qui vivent en même temps qu’elles. En ce sens, on peut parler de culture française, allemande, anglo-saxonne, occidentale, asiatique… mais aussi de cultures propres à l’activité, au métier, ou relevant du registre de l’inspiration.

Sous le terme de « culture de masse », la sociologie désigne un ensemble de mythes, d’images et de stéréotypes culturels assez rudimentaires répandus par tous les organes et moyens de diffusion (la télévision, la radio, le cinéma, les magazines, la publicité, l’Internet). Cette culture de masse est tantôt accusée de servir la société de consommation, de répandre le conformisme ou, inversement, accréditée comme source de progrès des habitudes de vie et de pensée de la classe populaire. Elle se développerait en dehors des circuits académiques traditionnels de l’éducation scolaire ou universitaire.

  • Culture et civilisation : une distinction contestée

La civilisation est généralement considérée comme ce qui persiste dans la culture en ne se laissant qu’à peine et peu à peu infléchir sur le très long terme. Elle repose sur l’idée d’une distinction entre peuples civilisés et peuples sauvages, primitifs ou barbares. Le terme est apparu au xviie siècle et nul doute que le « bon sauvage », cher à Jean-Jacques Rousseau, ne soit en réalité le reflet de la société française admirant son propre idéal d’homme civilisé8.

Au xviiie siècle, l’usage du vocable « civilisation » se répand et s’accompagne de la remise au goût du jour de l’ancien mot « culture », qui prend alors à peu près le même sens. À la faveur d’une ressemblance formelle, le terme « culture » est parfois utilisé pour le mot allemand Kultur qui désigne un « mode-système de vie »9. Les écrivains, soucieux de l’usage classique, distinguent ces concepts10. Pour Marcel Mauss, célèbre pour son Essai sur le don (1923), la civilisation c’est « tout l’acquis humain » ou, comme le résume l’historien E. Cavaignac, un « minimum de science, d’art, d’ordre et de vertus ». Pour A. Tönnies et A. Weber, la civilisation « n’est qu’un ensemble de connaissances techniques et de pratiques, une collection de moyens pour agir sur la nature », tandis que la culture désigne les « principes normatifs, les valeurs, les idéaux, en un mot : l’esprit humain ».

À l’évidence, la nécessité persiste de distinguer la dimension matérielle, ce que Karl Marx nomme l’infrastructure, et la dimension spirituelle ou superstructure. Dans sa recherche d’une structure générale de la pensée humaine, Lévi-Strauss postule l’« indéniable primauté » des infrastructures, tout en mettant l’accent sur l’immense variabilité des cultures. Ce qui peut vouloir dire qu’une culture est déterminée par l’état de sa technologie au regard de son environnement, mais pas nécessairement dans le sens du déterminisme historique de l’idéologie marxiste.

  • Cultures d’entreprises et engagement du personnel

L’application à l’entreprise de concepts initialement développés dans le domaine de l’anthropologie coïncide avec la montée en puissance des technologies de l’information et du pouvoir des médias dans la vie des affaires ainsi que dans l’ensemble de la société, où l’image extérieure de l’entreprise l’emporte sur son intériorité supposée.

  • Hypothèses fondamentales

Certains auteurs conçoivent la culture comme un sous-ensemble de mythes et de rites tourné vers l’intérieur, permettant aux individus de s’adapter à la structure globale de l’entreprise11. On peut dire dans ce cas que l’entreprise possède une culture, un dépôt de traditions et de normes de gestion. D’autres auteurs considèrent l’entreprise comme étant une culture, c’est-à-dire un système de (re) connaissances tourné vers l’extérieur. Cette conception serait plus proche de la notion d’identité selon les auteurs du Strategor12. La culture ici n’est pas à expliquer : c’est elle qui sert d’explication ! La définition la plus satisfaisante est sans doute celle d’Edgar Schein. Pour celui-ci, il s’agirait de l’« ensemble des hypothèses fondamentales qu’un groupe a inventé, découvert ou constitué en apprenant à résoudre ses problèmes d’adaptation à son environnement externe et d’intégration interne »13.

Pour cerner au mieux la « culture d’entreprise en action », nous nous appuierons sur deux sources distinctes : d’une part des extraits de la littérature ainsi que, d’autre part, des citations de dirigeants interviewés à propos des méthodes utilisées pour mesurer le climat, la satisfaction, l’engagement du personnel. Dans le premier cas, les dirigeants sont plus ou moins réticents à parler de la culture d’entreprise et se limitent souvent à une présentation descriptive de celle-ci. Le recours à des études sur la culture d’entreprise est d’ailleurs relativement rare, hormis dans des circonstances exceptionnelles, en particulier lorsque l’entreprise fait l’objet d’une opa et risque de disparaître. En revanche, la plupart des interlocuteurs interviewés à l’occasion de l’étude sur les méthodes de mesure du moral du personnel, se placent d’emblée sur le registre de la culture pour expliquer l’évolution des termes en vigueur et justifier, ou non, l’usage, de méthodes de mesure de l’opinion qui, à leurs propres yeux, est étroitement liée à la culture de l’entreprise.

  • L’attachement émotionnel et rationnel

Prenons l’exemple d’une compagnie financière de rang mondial qui n’existait pas, en tant que telle, il y a vingt-cinq ans et qui compte aujourd’hui cent vingt mille employés répartis sur les cinq continents. La performance de cette firme, définie comme «  ensemble de résultats alignés sur les buts de l’entreprise et les comportements en conformité avec les valeurs de la compagnie et avec ses principes de leadership qui permet à l’organisation d’atteindre ou de dépasser les attentes des principales parties prenantes », est en partie attribuée à l’engagement du personnel. Ce trait culturel se traduit par un « attachement émotionnel et rationnel à un groupe ou à une organisation », résumé par le slogan « think, feel, act ». Selon les dirigeants, il démontre la capacité d’une entreprise à « parler au cœur et à la tête de ses collaborateurs, et intègre des notions de satisfaction, de motivation, de confiance et d’implication ».

Pour influencer de manière positive la façon dont ses collaborateurs sentent, pensent et agissent au travail, cette firme a mis en place un processus de management fondé sur huit dimensions distinctes. L’engagement est la neuvième dimension et fait depuis près de quinze ans l’objet d’un index annuel calculé à partir des réponses du personnel à environ quatre-vingt questions regroupées en huit thèmes : le leadership, l’efficacité de l’équipe, le manager direct, les moyens pour faire son travail, la satisfaction au travail, la rémunération, la reconnaissance et le développement personnel.

Le directeur des relations sociales et la responsable des études d’un groupe de l’industrie automobile estiment que l’approche par l’engagement est un changement culturel radical. Ils soulignent l’appel à la mobilisation générale du président qui déclara, à l’occasion de la présentation du projet de l’entreprise à l’horizon 2009 : « Si les employés y croient, on a 70 % de chances de succès », ajoutant « ce qui m’importe [à propos des salariés] c’est leur motivation »14.

  • Qui est responsable du moral ?

A contrario, un géant de l’industrie informatique invoque les changements des vingt dernières années pour justifier une profonde transformation de la culture de l’entreprise qui « n’est plus entièrement responsable du moral de ses collaborateurs ; eux-mêmes en sont acteurs ». Cette entreprise utilisait expressément, il y a vingt ans, le terme moral et publiait tous les six mois le « Moral Index ». Selon l’un de ses dirigeants, l’« entreprise était très paternaliste ; elle garantissait l’emploi à vie et le management devait donc s’occuper du moral des troupes »15. La boutade qui circulait à l’époque parmi les commerciaux est révélatrice de l’image que les collaborateurs eux-mêmes avaient de la culture de leur entreprise : « Il vaut mieux, chez nous, perdre un client en l’ayant prévu qu’en gagner un de manière inattendue. »

Cette firme a failli disparaître face aux bouleversements provoqués par la mondialisation, la concurrence accrue et la miniaturisation de la technologie. « Aujourd’hui, nous ne pouvons plus garantir un emploi, car chaque trimestre est une vraie bataille. » Le terme « moral » a été abandonné au début des années 1990, car jugé incompatible avec le contexte de cette entreprise qui dispose toujours d’un indicateur de l’opinion interne, rebaptisé « Global Pulse ».

En psychanalyse, déclare un autre dirigeant, « on dirait qu’il faut apprendre à dire JE et à être vraiment soi-même. Les gens doivent se prendre en charge et ne pas rendre l’entreprise responsable de tout ». Ses propos font écho aux thèses de l’école française des conventions qui voit dans le discours actuel des entreprises sur la « culture du projet » le reflet d’une montée de l’individualisme et la pression exercée sur l’individu pour qu’il soit l’auteur de son propre projet de vie au sein de l’entreprise16.

  • Autonomie, innovation, style de management

L’une des firmes de rang mondial dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration met quant à elle l’accent sur son mode de fonctionnement, qui privilégie justement une grande autonomie. « Nous n’avons pas d’organigramme ou de définitions de fonctions, déclare un dirigeant des ressources humaines, car cela limite la capacité d’initiative. »

L’ancien opérateur public des télécommunications, quant à lui, replace en perspective l’adoption progressive de « méthodes anglo-saxonnes, qui ont quatre à cinq ans d’avance sur nous dans le domaine de la mesure de l’engagement » avec la politique de rebranding (adoption d’une nouvelle marque) et des nouvelles manières de faire : « New way of managing people, new way of doing business, new way of communication. » Le discours sur la culture est ici au service de l’action commerciale, focalisé sur la marque, et se traduit par l’introduction de nouvelles normes managériales.

  • L’entreprise humaniste

La direction de la communication d’un grand groupe du secteur agro-alimentaire déclare : « L’entreprise est fondée sur un double projet économique et social, voire sociétal. Avec l’enthousiasme, la proximité et l’ouverture, l’humanisme17 fait partie de nos quatre valeurs fortes. Être humaniste est dans nos gènes18. Et notre double projet se vit au quotidien. Les résultats sont exceptionnels sur ce point. » Cette firme affiche sa volonté de mettre l’humain au cœur de sa politique. « Pour que l’entreprise soit performante, les personnes doivent être engagées et donc motivées. » Pour autant, elle n’attache pas moins d’importance aux performances industrielles et économiques. L’analyse des résultats des différentes unités à travers le monde montre d’ailleurs une corrélation positive entre le niveau d’engagement, la satisfaction des clients et les résultats financiers. Pour les unités les plus performantes, dont les résultats sont au-dessus de la moyenne du groupe, les variables corrélées sont : « Organisation efficiency, values, satisfaction, committement, equal opportunities, developpement. »

  • Les traits culturels nationaux

C’est encore la culture qui justifierait l’absence a contrario d’enquêtes d’opinion dans un groupe européen de l’industrie aéronautique qui recourt seulement à titre exceptionnel, comme au moment de sa privatisation, à des sondages internes. « En Allemagne, explique un dirigeant, tout est très institutionnalisé, car il s’agit d’un système de cogestion. Les représentants du personnel sont parties prenantes de la plupart des décisions de l’entreprise et ils ont accès à la majorité des informations confidentielles. Ils ont donc une multitude d’occasions d’exprimer leur opinion et de peser véritablement sur la décision. Côté français, la tradition est moins institutionnalisée mais tout aussi forte. Tous les sujets peuvent donc être mis sur la table […] et les difficultés sont exprimées le plus en amont possible. Les représentants du personnel sont les vecteurs naturels de la mesure du climat social. Nous sommes dans une tradition de dialogue informel établi. Cela a permis la restructuration pendant vingt ou trente ans sans conflit social. » Mais en cas de crise, le réflexe national revient au galop et révèle les antagonismes culturels qui dépassent largement le cadre de ce groupe européen pourtant symbole d’une coopération réussie.

  • Service public et statut du personnel :
    des caractéristiques culturelles essentielles

Lors du séminaire « Identité et culture », qui a eu lieu en décembre 1986, Marcel Boiteux définissait la culture de l’entreprise qu’il dirigeait à l’époque par quatre traits essentiels : « Le service public, la foi dans le progrès technique et scientifique, la pratique du calcul économique et la rationalisation des choix, et, enfin, le statut du personnel. » Notons au passage que le premier et le dernier de ces quatre traits culturels sont tournés vers le passé, l’histoire et les traditions, alors que le deuxième et le troisième sont tournés vers l’avenir.

L’attachement au « service public » se manifeste de différentes manières, notamment par une méfiance historique vis-à-vis de l’action commerciale, la prise en compte des enjeux nationaux dans les choix techniques ou industriels ainsi que l’anticipation de leurs effets sur et pour la collectivité territoriale. Avec le statut du personnel, on touche probablement à la spécificité la plus structurelle et la plus intériorisée, une sorte de « valeur historique » de la culture des entreprises françaises de service public. En y entrant, plus que dans n’importe quelle autre entreprise, l’« agent » adhérait jusqu’à présent à un contrat aux clauses multiples. Ce surplus de sécurité exige en retour un rapport social et affectif allant au-delà du lien économique qui régit traditionnellement la relation entre un employé et son employeur. Il repose également sur un ensemble d’éléments stables comme le statut, les œuvres sociales, la gestion paritaire, la formation, la progression de carrière, les centres de vacances…

Plus généralement, ces grands groupes savent qu’ils sont des acteurs majeurs de l’identité nationale française et leurs dirigeants attachent une grande importance au climat social, à la fierté (perception qu’ont les collaborateurs de l’entreprise, degré de satisfaction, confiance en l’avenir, aptitude au changement…). Pour ces entreprises, dans lesquelles le poids des syndicats demeure très fort, les enquêtes d’opinion servent aussi à anticiper les conflits. Certaines d’entre-elles adaptent par ailleurs leurs enquêtes à de nouveaux thèmes ou à de nouveaux publics, tels le développement durable ou les retraités, voire adoptent dans certains cas les méthodes universelles en usage dans les grandes firmes du secteur privé pour mesurer l’engagement du personnel. Parmi les pratiques originales, on relève des enquêtes en miroir sur des sujets analogues pour mesurer le « capital confiance » auprès des clients et usagers.

  • La confiance et l’adhésion aux stratégies de changement

À l’instar du secteur privé, le changement est devenu un leitmotiv dans le secteur public. À la direction de la communication interne d’un grand groupe du secteur énergétique, on estime aujourd’hui que les « évolutions se sont considérablement accélérées depuis les années 1990. Le contexte et l’environnement de travail changent au moins tous les six mois, à tel point qu’une partie du corps social ne comprend plus comment évoluent les métiers ».

L’adhésion et la compréhension de la stratégie sont encore plus cruciales pour les firmes du secteur des services publics qui se sont plus ou moins récemment ouvertes à la concurrence et sont confrontées à la libéralisation du marché. « L’adhésion au changement est un élément fort du sentiment de confiance dans l’entreprise, souligne la direction du développement social ; nous essayons de mettre en place un cercle vertueux entre l’image, la confiance, l’implication et la performance. »

  • De la « gestion par la structure »
    à la « gestion par la culture » ?

Quels enseignements peut-on tirer de ces extraits des discours des dirigeants d’entreprise sur la culture d’entreprise ? Pourquoi évoquent-ils spontanément l’influence de celle-ci sur les modes de gestion, voire prônent une « gestion par la culture », ou pourquoi refusent-ils d’en parler ? Comment expliquer le paradoxe du changement ? La culture fait partie du patrimoine des organisations humaines, alors que ces dernières sont justement appelées à se réinventer et à changer de culture pour s’adapter aux transformations de leur environnement ?

  • Les approches classiques de l’entreprise : degré zéro de culture ?

La pensée classique considère l’entreprise comme une structure fonctionnelle qui se justifie par sa fonction de production. C’est un lieu neutre et imperméable aux jugements de valeur. Inversement, la pensée marxiste conçoit l’entreprise comme le lieu de la lutte des classes et dénonce l’irresponsabilité sociale de ses actionnaires. Elle en fait également le fondement des liens sociaux, politiques et idéologiques en considérant que la réalité de l’entreprise est celle de la lutte des classes.

En réalité, les conceptions classiques et l’optique marxiste privilégient toutes les deux l’économie matérielle, objective, visant à assurer la plus grande rémunération du capital à court terme. La société anonyme, degré zéro de culture ou de civilisation, réunit les « propriétaires pour quelques semaines ou quelques jours seulement, […] qui vendent leurs paquets d’actions instantanément s’ils disposent à temps d’une information exclusive à implication négative », écrit Michel Villette. Celui-ci propose un remède radical pour rétablir la confiance : « Attacher intelligemment l’Ulysse-actionnaire au mât du navire19. »

Or l’« entreprise n’existe pas » en droit20 ! Il ne faut en effet pas confondre la société anonyme ou à responsabilité limitée, insérée dans un réseau de contrats, et l’entreprise comme « groupe d’individus formant plus ou moins une communauté ». On ne parle d’ailleurs jamais de droit de l’entreprise mais du droit des sociétés, juridiquement représentées par les dirigeants et les actionnaires. Force est de constater tous les abus qu’engendre ce défaut majeur du droit. « Il n’y a pas de stratégie de l’entreprise, conclut Alain-Charles Martinet à l’issue de sa revue des principales écoles, approches et logiques stratégiques, mais seulement des stratégies d’acteurs pour construire l’entreprise qu’ils désirent. »

  • L’entreprise intériorisée par le personnel : un dessein partagé

Au début des années 1980, le best-seller de Peters et Waterman, In Search for Excellence, a contribué à lancer la mode des entreprises excellentes, des chartes d’entreprise, de la culture et des héros (par opposition aux ingénieurs), dont Bernard Tapie était l’une des incarnations… L’image et l’émotion étaient censées remplacer les approches stratégiques classiques qui présentent des points communs avec le travail d’état-major sur cartes, la formulation de grandes manœuvres, la distinction claire des niveaux – politique, stratégique, tactique, opérationnel… Mais la condition nécessaire à la réussite de toute stratégie, c’est-à-dire le commandement, demeurait trop souvent implicite dans ces logiques « balistiques »21.

Aujourd’hui, l’adaptation quasi permanente aux changements d’un environnement technique, socio-économique et institutionnel incertain et complexe exige une « intériorisation par le personnel » des nécessités stratégiques de l’entreprise. Le contrat de travail, même à durée indéterminée, ne garantit plus l’adhésion au projet de celle-ci, pourtant jugé essentiel dans un contexte de crise et de concurrence de plus en plus globale. On ne peut donc pas ne pas s’interroger sur la fonction instrumentale des discours sur la culture, qui doivent en dernière instance être pris pour ce qu’ils sont : des mises en scène de l’entreprise ou, selon Jurgen Habermas, des « actions langagières performatives »22. La fonction de séduction et le caractère « idéo-logique » n’en sont pas exempts et la culture est au cœur des stratégies visant à doter l’entreprise d’une bonne image, interne et externe, pour attirer ses différents publics.

  • Le rôle essentiel de la bonne parole

Le rôle des dirigeants est crucial et, nonobstant une modestie feinte ou réelle, les personnalités charismatiques servent souvent d’exemple aux comportements des collaborateurs. Par mimétisme successif à travers la chaîne de commandement hiérarchique, le salarié du dernier échelon va tenter de se comporter conformément à ce que l’on attend de lui au sommet. Une attente qu’il percevra en priorité au travers de sa relation avec son supérieur direct, mais également par le biais de l’image véhiculée par les médias internes et externes.

Le président du conseil de surveillance d’un groupe mondial cite le maréchal Oudinot pour souligner son rôle essentiel dans la diffusion de la bonne parole. « Une armée commence à perdre la bataille quand les généraux ne couchent plus avec leurs troupes23. » Ironie de l’histoire ou signe d’un brillant esprit de stratège, il déclara pourtant vingt ans plus tôt, au moment du premier rapprochement avec une grande firme concurrente : « Chaque entreprise a ses traditions, son identité, son esprit maison, et ce serait une erreur grave que d’essayer de les amalgamer. Chacun conservera son drapeau, son personnel, ses organes directeurs propres. […] Le fonctionnement quotidien de chaque société restera autonome24. »

Deux ans plus tard, en 1985, le choix d’un nouveau nom s’avérait au contraire être le meilleur moyen pour favoriser l’émergence d’une culture commune. Afin de surmonter les barrières des langues et des cultures, et développer une « culture internationale », cette compagnie a lancé bon nombre d’initiatives, notamment en matière de formation, d’animation des équipes et d’usage de pictogrammes traduisant les valeurs et les principes de management. En 2009, on imagine mal qu’elle puisse s’appeler autrement, alors que pourtant ce groupe est le fruit de l’intégration de nombreuses entités ayant leurs propres racines culturelles. Sans doute les propos du président ont permis d’éviter à l’époque tout triomphalisme dans les rangs des collaborateurs, tout en s’inscrivant dans un projet de rapprochement durable des membres des entreprises successivement « pris à bord » autour d’un dessein commun inchangé : « Parvenir ensemble au leadership dans notre métier. »

  • La culture d’entreprise : à la jonction du symbolique,
    de l’imaginaire et de la réalité

Malgré l’hétérogénéité des traits culturels mis en évidence dans l’analyse des discours des dirigeants, ce caractère kaléidoscopique est en réalité la meilleure preuve que chaque culture d’entreprise est singulière, résultat d’une combinatoire quasi infinie d’éléments liés à son histoire, à son activité, à ses métiers, à ses produits/services, à ses technologies, y compris invisibles25, à ses valeurs…, sans oublier la personnalité des dirigeants. Tous ces éléments se cristallisent à un moment donné dans les discours, les représentations et les actions, avec un poids relatif selon les phases du cycle de vie de l’entreprise, les circonstances, les publics visés, les sollicitations de l’environnement.

Mais la culture réside moins, semble-t-il, dans les métiers, la chronologie des événements ou les activités que dans les relations qu’entretiennent les individus avec leurs dirigeants, leurs collègues de travail et le monde extérieur. La culture de l’entreprise en tant que communauté, c’est un style, une ambiance, l’impression de bien-être ou de mal-être, le sentiment d’être reconnu et valorisé… Ce constat va dans le sens de la thèse de William Ouchi, selon laquelle le facteur-clé de la culture est le lien, les règles ou les mécanismes qui régissent les échanges au sein de l’entreprise et qui relèvent du marché, de la bureaucratie ou du clan26.

La culture fait partie de ce que Karl Popper nomme le « troisième monde », ou « troisième indice du monde ». Celui des systèmes théoriques, hypothèses et manières de résoudre les problèmes, codés sur des substrats matériels, scientifiques, historiques, technologiques, philosophiques, théologiques… C’est précisément le monde du langage, créé par l’homme, à la jonction du symbolique, de l’imaginaire et de la réalité.

  • Pour conclure

Les zélateurs de la culture empruntent le discours de l’ethnologie et présentent les entreprises comme des tribus dont il serait possible de mettre en évidence, par une analyse quasi anthropologique, les règles de fonctionnement, les valeurs, les codes de communication et les pratiques rituelles. Mais c’est oublier que, contrairement aux membres des collectivités naturelles, les membres d’une entreprise n’y sont pas socialisés depuis leur naissance. L’entreprise rassemble des individus qui ont par ailleurs leur propre culture, issue de leur milieu, familial, national, ethnique, religieux…

La culture est un phénomène universel qui témoigne de l’esprit humain ; mais aucune culture n’a le monopole de la pensée. C’est aussi une esthétique. C’est pourquoi une typologie universelle qui permettrait de décrire les cultures et de les comparer est quasiment impossible. On peut sans doute définir des critères « objectifs », mais le choix de ceux-ci est déjà un élément culturel et entraîne donc des biais dans l’analyse. La conclusion que l’on peut tirer de l’analyse des discours des dirigeants, c’est que l’on ne peut parler de culture en dehors d’un dessein particulier. Pourquoi parle-t-on de « culture » ? Pour distinguer une entreprise d’une autre ? Un pays d’un autre ? Pour expliquer les conflagrations qui surviennent lors de fusions (ou de tentatives d’annexion d’un pays par un autre) ? Veut-on plutôt parler de maîtrise croissante de leur art par les membres d’une entreprise ? Ou encore de l’engagement du personnel dans le dessein de l’entreprise ? Il faudrait donc chaque fois préciser pourquoi on emploie le terme de culture et comment on compte le mobiliser. 

1 Hamid Bouchikhi, John Kimberly, The Soul of the Corporation, Pearson Education, 2008. Je remercie Hamid Bouchikhi, John Kimberly, ainsi que les participants à la séance du 3 octobre 2008 du séminaire « Vie des affaires » à l’École de Paris du management sur le thème « Faut-il prendre au sérieux l’âme de l’entreprise ? », en particulier Michel Berry, Claude Riveline et Michel Villette pour leurs remarques stimulantes qui ont contribué à enrichir une première version de ce texte.

2 Cf. séminaire « Identité et culture d’entreprise », cpe-Aditech, séance du 8 décembre 1987.

3 Michel Villette, « Peut-on acclimater aux États-Unis une vision du management “à la française” ? », Gérer et comprendre n° 93, septembre 2008.

4 Frank Vermeulen, Les Méthodes de mesure du moral du personnel dans les grandes organisations privées et publiques, Centre d’études en sciences sociales de la défense, SGA, 2008.

5 Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, « Folio-Essais », 1972.

6 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, 1938.

7 Claude Lévi-Strauss, Œuvres, Paris, Gallimard, 2008.

8 Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud-Flammarion, 1987.

9 André Malraux, Voix sil., 1951, p. 617 : « Pourquoi la théorie allemande des ”cultures” (au sens de civilisations tenues pour des organismes autonomes et mortels) […] a-t-elle rencontré une si grande fortune ? »

10 Jean Guéhenno, Journal « Révol. », 1938, p. 165.

11 Claude Riveline, « La gestion et les rites », Annales des Mines n° 33, 1993.

12 Strategor, Stratégie, structure, décision, identité, ouvrage collectif des professeurs du département stratégie d’hec, InterEditions, 1988.

13 Edgar Schein, Organizational Culture & Leadership, Jossey Bass, 1985.

14 Le Point n° 1812, 7 juin 2007, p. 89.

15 Ce type d’organisation, calqué sur le modèle de l’armée, constitue un milieu professionnel protecteur offrant non seulement des perspectives de carrière, mais aussi la prise en charge de la vie quotidienne, notamment par des logements de fonction, centres de vacances, organismes de formation.

16 Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, pp. 101-102.

17 Le terme humanisme, dérivé d’humus, est également d’origine romaine ; il n’existe pas d’équivalent grec pour le mot humanitas.

18 Cette firme est souvent citée en exemple pour ses stratégies de diversification totale dont la réussite s’explique, au-delà de toute analyse stratégique classique, par la vision (humaniste) d’un dirigeant charismatique.

19 Michel Villette, « Identité d’entreprise, engagement des salariés et engagement à long terme des actionnaires. », papier de recherche du 10-10-2008

20 Jean-Philippe Robé, L’Entreprise et le droit, Paris, puf, 1999.

21 Alain-Charles Martinet, « Les paradigmes stratégiques : l’éternel retour ? », Papier de recherche n° 28, 1993, ura-cnrs 1257

22 Jurgen Habermas, (1989) Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1989.

23 M.-C. Couwez, Carnets de route, Paris, direction de la communication interne du groupe axa.

24 Idem, p. 39.

25 Michel Berry, Une technologie invisible : l’impact des outils de gestion sur l’évolution des systèmes humains, crg, 1983.

26 William Ouchi, Théorie Z, Paris, InterEditions, 1982.

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