Il est des professions que l’on exerce par vocation, d’autres par hasard, certaines encore par nécessité. Jeune étudiant, je n’avais qu’une seule certitude sur mon avenir professionnel : travailler au service des autres. C’est donc tout naturellement que je me suis orienté vers les concours de la fonction publique et plus particulièrement vers celui de commissaire aux armées. Prestige de l’uniforme, prestige du titre, mais avant tout, reconnaissance d’une « intégration réussie » et d’une certaine réussite sociale. L’armée était tout ce que je pouvais espérer, plus particulièrement la possibilité de vivre une carrière qui ne dépendrait que du mérite dont je pourrais faire preuve, sans prêter la moindre attention à mes convictions, notamment religieuses. La tâche me paraissait des plus simples ; être discret, être soi-même et tout se passerait pour le mieux. Toutefois, les choses ne furent pas aussi simples, du fait de problèmes intérieurs et de certains événements.
- À la recherche de soi
L’arrivée notable de militaires issus de la deuxième et de la troisième génération d’immigrés dans les rangs de l’armée française est relativement récente. S’il existe des exemples de militaires « d’origine étrangère » dans notre histoire militaire, ce n’est qu’à partir de la professionnalisation des armées que l’accueil de cette population s’est développé, et ce quel que soit le corps.
Nombre d’entre eux, sans pouvoir précisément évaluer leur effectif, toute statistique d’ordre ethnique étant prohibée, sont originaires des pays du Maghreb, traduisant les liens historiques liant la France, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc.
Jeune élève officier de confession musulmane et d’origine tunisienne, j’ai tenté de me raccrocher, comme tout individu découvrant un univers nouveau, à un certain nombre de repères. Si les points d’intérêts d’ordre matériel ont été nombreux avec mes camarades de promotion, les centres d’intérêts d’ordre spirituel ont trouvé un écho bien moindre. Seul élève commissaire musulman de ma promotion, les questions se sont inévitablement enchaînées dans mon esprit. Je me demandais systématiquement comment il me serait possible de remplir mes obligations religieuses tout en ne marquant pas ma « différence ». Il s’agissait bien de cela, je ne souhaitais à aucun moment me faire remarquer. Dans bien des situations, chaque individu désirerait démontrer sa singularité afin de se démarquer du reste des individus composant le groupe. Pour ce qui me concernait, la peur du regard des autres, très certainement exagérée, mais aussi la volonté de véhiculer une image positive de la religion musulmane, me conduisait à vouloir être comme tout le monde.
Certaines difficultés d’ordre matériel étaient surmontées de manière quelquefois délicate. Elles me font aujourd’hui sourire : toujours dans ce but d’extrême discrétion, je justifiais par exemple mon refus de manger de la viande non pas parce que celle-ci n’était pas halal1, mais en prétextant un régime sans viande tantôt le midi, tantôt le soir et quelquefois un régime végétarien.
Cette anecdote démontre bien que les craintes sont propres aux individus. Les années passant, il m’a été amené de rencontrer d’autres militaires musulmans qui ont vécu les mêmes expériences. Aujourd’hui encore, elles nous font sourire. Mais quelque part, cette volonté de ne pas s’afficher aura aidé à nous faire accepter relativement rapidement.
Ces interdits alimentaires ainsi que l’interdiction de consommer de l’alcool amenaient de nombreuses questions de la part des militaires non musulmans, curieux d’en savoir davantage. Les échanges qu’en résultèrent me permettaient de mieux faire comprendre une religion méconnue. Le respect mutuel des croyances et la tolérance ont favorisé la création de liens forts.
Ces liens, ces efforts de discrétion, je les ai crus été anéantis lors des terribles attentats du 11 septembre 2001.
- Le 11 septembre 2001
Une année de scolarité venait de s’écouler. Les choses se déroulaient à merveille. Moi qui me posais tant de questions sur ma capacité à être accepté par les autres et sur la capacité des autres à m’accepter, j’avais été élu président de promotion par mes pairs. Reconnaissance ultime dans la vie d’un élève officier, mais également du fait de bons résultats, je faisais partie de la garde au drapeau de l’école.
Malheureusement, ce jour du 11 septembre 2001, la crainte était de voir les choses changer : de terribles attentats frappaient le sol et la population américaine et tous les efforts accomplis pour véhiculer une bonne image de l’islam me semblaient réduits à néant. Chacun s’interrogeait : quel regard serait porté sur les musulmans suite à ces événements ? Devais-je changer quelque chose à ma manière d’être ?
La réponse s’est imposée d’elle-même ; je n’ai absolument rien changé. La paix intérieure dépend avant tout de soi, mais également de la considération des autres. Il n’est possible de trouver cette paix intérieure qu’à partir du moment où chaque individu a la sensation de faire partie d’un groupe, d’une collectivité. Sans cette appartenance, l’individu se referme irrémédiablement sur lui-même, sans possibilité d’ouverture sur le monde extérieur. Il se retrouve isolé.
L’appartenance à un groupe était et demeure très présente aujourd’hui encore au sein de l’institution militaire. Elle s’est traduite par le soutien de certains de mes chefs et de certains de mes camarades à qui j’avais fait part de mon malaise. Ces échanges furent des plus bénéfiques. Je me sentais épaulé, en somme, j’étais considéré comme tout le monde. Le constat fut alors des plus simples, il était possible de pratiquer sa religion tout en exerçant le métier des armes, mais à plusieurs conditions.
En premier lieu, comme tout citoyen, il fallait respecter les lois et les principes de la République, ce qui permettait de ne pas se démarquer des « autres ». La deuxième condition consistait en une ouverture sur le reste de la communauté, sans repli sur soi. La pratique de la religion est avant tout intérieure et il n’est nul besoin de l’extérioriser à outrance. Enfin, appartenir à un groupe, c’est être accepté par ce dernier. Lors d’une greffe, chacun des deux éléments doit tolérer l’autre. En ce qui concerne les rapports humains, car il s’agit avant tout de rapports humains, qu’ils soient militaires ou non, la règle est identique. La troisième règle était donc l’acceptation par le groupe, que l’on appelle communément « intégration ». En effet, il ne serait pas compréhensible qu’un individu qui respecte les deux premières règles ne trouve pas sa place au sein de la cité.
La pratique de la religion et la problématique d’intégration sont étroitement liées. Pour s’intégrer, il faut tout d’abord se considérer soi-même comme n’importe quel autre militaire. Mais il faut aussi être considéré comme tout autre militaire par le reste de la communauté. Une intégration réussie passe obligatoirement par ce stade, une acceptation mutuelle.
Mais s’intégrer ne signifie en aucun cas le reniement de soi. Au contraire, on ne peut s’intégrer qu’en restant soi-même, fort de ses convictions personnelles, notamment religieuses. Cette paix intérieure que l’on construit au fil des années a atteint son apogée lors de la création de l’aumônerie nationale musulmane.
- La cité militaire : une tolérance toute particulière
Être soldat, c’est servir son pays. Musulman ou non, lorsqu’on exerce le métier des armes, on a conscience qu’il lui faudra peut être un jour sacrifier sa vie pour la France. En retour, il est reconnu à chaque militaire le droit de pratiquer sa religion et d’être éventuellement accompagné vers sa dernière sépulture selon ses rites. Être prêt à mourir pour son pays s’accompagne donc pour chaque militaire de la possibilité d’être orienté, d’être aidé spirituellement par une autorité particulière : l’aumônier.
Si les aumôneries catholiques, protestantes et israélites existent depuis de nombreuses années, il n’en est pas de même pour la toute récente aumônerie musulmane. J’ai croisé le premier aumônier musulman sept années après mon entrée en service. Jusqu’alors, j’avais ressenti l’absence d’aumônerie musulmane comme un énorme vide. Il s’agissait avant tout d’un vide spirituel. Pratiquer « correctement » sa foi n’est pas inné, elle nécessite un long apprentissage. Tout le monde ne peut pas s’improviser guide ou soutien spirituel. Seul, l’individu est donc contraint de se prendre en charge personnellement, avec tous les risques d’erreurs que cela peut comprendre. Pire, l’individu peut être pris en charge par d’autres personnes plus ignorantes. De ce point de vue-ci, la création de l’aumônerie musulmane permet à chaque militaire croyant d’évoluer dans un cadre déterminé, et de trouver un juste équilibre entre pratique religieuse et exercice de ses fonctions.
Le second vide relevait plus en réalité d’un problème d’équité. Même si l’aumônerie musulmane n’avait pu être créée faute d’une organisation structurée et du fait du manque de représentation institutionnelle de l’islam en France, il m’était difficile de comprendre les raisons de ce retard. L’arrivée d’aumôniers musulmans, officiellement reconnus a nettement comblé ce vide et retiré toute crainte d’inégalité de traitement entre militaires de confessions différentes.
Le militaire musulman n’est désormais plus seul dans la pratique de sa foi, il peut se voir apporter des réponses aux questions qu’il pouvait être amené à se poser, sans erreur ou interprétation possible. Surtout, ce vide spirituel et cette reconnaissance étant désormais officialisés, le militaire musulman se sent soulagé d’un poids qui pouvait jusqu’à présent le pénaliser. Cette tolérance de l’institution militaire, incomparable, fait que l’individu est accepté et jugé pour ce qu’il est, ce qu’il fait et ne sera jamais rejeté ou jugé pour ce en quoi il croit. C’est le sentiment que je ressens.
Ainsi, débarrassé de toute contrainte relative à la pratique de la religion musulmane, qui dispose désormais d’une reconnaissance officielle au sein de l’armée française, le militaire musulman peut sans difficulté se consacrer à son métier. Aspirant à être identique à n’importe quel autre militaire, et semblant le devenir intégralement, notamment par la reconnaissance de ma religion, j’ai été amené à ne plus me préoccuper de questions devenues secondaires. Ayant atteint un équilibre personnel, je m’aperçois aujourd’hui que la pratique de la foi favorise l’action militaire.
- La pratique de la foi facilite l’action
Il n’est pas possible de recruter une personne en pensant que ses croyances resteront chaque matin à la maison avant de se rendre au travail, et que le soir venu, elle les récupérera en repassant le seuil de sa porte. Qu’on le veuille ou non, nos opinions nous suivent, où que nous nous trouvions et quelle que soit la profession que nous exerçons. Toute la difficulté réside dans le caractère ostentatoire des opinions, religieuses ou autres.
L’armée française a choisi depuis toujours de ne pas dissocier l’individu de ses croyances. Bien au contraire, le militaire est accepté avec ses convictions, pour peu qu’elles ne contreviennent pas aux lois de la République et qu’elles ne revêtent pas un caractère de propagande, voire de prosélytisme. À partir de cet instant, le militaire croyant ou non, accepté dans son ensemble et respecté pour ce qu’il est et pour ses croyances, n’a plus qu’à se consacrer à l’exercice de son travail.
La communauté militaire est constituée de soldats provenant de tous horizons et qui ont des croyances souvent différentes : « faire partie d’une communauté », c’est ce que je ressentais, mais avec une certaine lacune.
Aujourd’hui, j’ai enfin réalisé ma propre introspection. Je me sens membre à part entière de la communauté militaire, je me sens accepté, reconnu et estimé par mes pairs. Malgré la différence de nos pratiques religieuses, je considère les militaires avec lesquels je travaille comme mes frères d’armes. Capable de donner ma vie pour mon pays, la France, je la donnerai sans hésiter pour mes camarades.
Si je devais résumer la situation, je dirais que c’est parce que j’ai tant reçu, qu’aujourd’hui plus qu’hier, j’exerce mon métier de militaire avec tant d’envie.
Deux termes qui auraient pu paraître totalement contradictoires, « pratique de l’islam » et « exercice du métier des armes », ne le sont pas du tout. Ils sont tout à fait conciliables et à la vue de mon expérience personnelle, j’ajouterai que ma pratique religieuse me permet d’exercer avec plus d’efficacité mon métier de soldat.
- Conclusion : l’avenir
Intégration des minorités issues de l’immigration et pratique de la religion musulmane sont étroitement liées. Les freins portés à la seconde peuvent ralentir la première. La promotion de l’égalité des chances au sein des armées passera obligatoirement par ce constat.
Aujourd’hui, je suis des plus confiants. Ce qui pouvait être un frein à l’accueil des jeunes issus de l’immigration il y a quelques années encore, souvent de confession musulmane, ne devrait plus l’être. La mise en place d’une aumônerie musulmane est un message clair et un signe fort en direction de ces jeunes : « l’armée vous respecte, quelles que soient vos convictions ». Ceux qui faisaient preuve d’une certaine réticence, par crainte de devoir renier leurs convictions, ne devraient plus hésiter à franchir le pas.
En ce qui me concerne, je suis fier de l’avoir franchi et je lis chaque jour dans les yeux de mes parents arrivés en France il y a près de quarante ans, la fierté d’avoir un fils militaire.
1 Viande issue d’un animal tué selon le rite musulman.