« Modèle occidental de la guerre » (les Occidentaux sont des combattants intrinsèquement supérieurs), « déterminisme technologique » (les matériels sont l’alpha et l’oméga de la victoire), « force écrasante » (la supériorité des moyens assure la déroute de l’adversaire)… Les historiens, les théoriciens et les dirigeants occidentaux se complaisent dans l’affirmation de leur supériorité militaire et l’assertion d’un discours aussi simpliste que présomptueux. On en mesure aujourd’hui les conséquences notamment en Irak ou en Afghanistan.
Par ailleurs, quoi de commun entre la bataille de citoyens-soldats dans la Grèce classique et les grands traités de l’Antiquité chinoise et indienne, entre l’idéal chevaleresque des guerriers médiévaux et l’imprégnation romantique de la bataille napoléonienne, entre la traversée du canal de Suez par l’armée égyptienne en 1973 et la « guerre contre le terrorisme » déclenchée par le 11 septembre 2001 ? Non pas un modèle aussi parfait qu’inexistant, mais des modes différenciés de combats, tributaires des valeurs constitutives de chaque civilisation, adaptés aux réalités et aux idéaux de chaque société. La guerre est donc bien l’un des plus anciens et des plus complexes phénomènes humains, dont la richesse demande une appréhension fine et décomplexée.
Depuis 20 ans, l’histoire militaire a vécu une révolution, avec l’arrivée des outils et des méthodes issues des Annales. Cette évolution provient pour l’essentiel du monde anglo-saxon. Les historiens anglo-saxons sont très ouverts d’esprit tant en terme de période qu’en aire de civilisation. L’auteur réalise donc un voyage de près de 3 000 ans dans le temps et sur trois continents – son analyse n’est pas eurocentrique. En effet, ce livre est d’abord une histoire du combat dont les origines remontent à la Grèce antique. La bataille grecque deviendra le modèle occidental de la guerre. La Chine et l’Inde produiront des textes sur l’art de la guerre, devenus des incontournables. Le Moyen Âge occidental distinguera dans la guerre européenne l’idéal, le réel et le parfait. La guerre linéaire sera la caractéristique du siècle des Lumières et de ses idéaux. Avec Austerlitz (et plus largement les guerres napoléoniennes) une vision romantique de la bataille décisive apparaît. Le xxe siècle sera celui du combat sans merci, tant en Europe que dans le Pacifique – cf. les deux derniers films de Clint Eastwood. À chaque fois, l’auteur insiste sur l’importance des choix conceptuels, souvent plus décisifs que les choix technologiques.
Professeur aux universités d’Illinois et d’Ohio, John A. Lynn, historien militaire des plus éminents, prend part au débat sur la « guerre à l’occidentale », les historiens militaires anglo-saxons ne reculant pas devant la polémique avec leurs pairs. Le présent livre répond et s’oppose à la thèse de Victor D. Hanson dont le Carnage et Culture est un des livres de chevet des néoconservateurs américains. Lynn réfute les thèses essentialistes de Hanson et notamment l’existence d’un modèle occidental de la guerre, qui débouche inévitablement sur la victoire car les Occidentaux mèneraient le combat d’une manière supérieure à celle des autres ; thèse qui permettrait d’expliquer la guerre sur la longue période. En passant, l’auteur règle son compte à l’idéologie du déterminisme technologique qui se justifierait par la prééminence des armes. C’est dire si cet ouvrage, qui reprend les travaux de l’auteur sur les armées sous Louis xiv et la Révolution, est d’une lecture stimulante, en résonance avec l’actualité.
L’universitaire avance des arguments solides contre l’école des historiens militaires qui privilégie le « déterminisme technologique » et montre de manière probante que « le choix, l’intégration et l’exploitation de nouvelles armes demeurent fondamentalement des tâches conceptuelles », définies et déterminées par des facteurs culturels. Qui plus est, il se sert de ses études de cas pour illustrer la dichotomie entre la façon dont une société conçoit la guerre (« discours sur la guerre ») et la réalité. Les leçons de l’histoire sont claires. Selon lui, les nations et les forces armées qui ne parviennent pas à concilier le discours idéalisé sur la guerre avec la réalité risquent d’échouer sur le plan tactique, opérationnel et stratégique. Le professeur analyse clairement les notions décousues dans lesquelles s’enferrent les armées qui adhèrent à un discours « choc » sur la guerre (la notion de « force écrasante », par exemple), lorsqu’elles tentent de faire face au nouveau visage du xxie siècle.
Chacun des huit chapitres traite donc des facteurs culturels qui influencent le discours sur la guerre comme sur la réalité des combats. Bien que ces chapitres soient autonomes, leur agencement fait harmonieusement progresser la réflexion. Ceux qui sont consacrés aux cultures militaires de l’Asie méridionale, de la Chine et de l’Égypte apportent des idées vraiment originales à l’histoire militaire. Ceux qui couvrent le domaine mieux connu de la Grèce antique, de l’Europe et de la Deuxième Guerre mondiale dans le Pacifique mettent fortement en cause les « déterministes technologiques » et présentent des illustrations frappantes de la manière dont les forces armées se réforment et changent de discours sur la guerre, ou alors courent à l’échec. Le chercheur ne se contente pas de dépouiller des archives, comme cela se fait d’ordinaire ; il effectue également une analyse pénétrante d’œuvres philosophiques et de la littérature contemporaine. En même temps, son livre ne présente pas le défaut habituel des travaux axés sur l’histoire sociale et la culture populaire qui oublient souvent que c’est la bataille qui compte. De toute évidence, il comprend la complexité des choses et, bien qu’il dépeigne un vaste panorama historique, il se montre maître dans l’art de simplifier sans être simpliste.
À ce stade, on comprend que l’auteur met en œuvre une véritable modélisation théorique qui prend la forme d’une dialectique ternaire entre réalité et représentation de la guerre par le biais de phénomènes de réforme et de reconnaissance. Présentée comme une ébauche d’étude culturelle de la guerre, sa problématique offre un point de vue structurant riche en perspectives.
Rappelons-nous que le principal ouvrage de Clausewitz, De la guerre, pose plusieurs problèmes d’interprétation. En fait, il y a deux Clausewitz : l’analyste de la stratégie napoléonienne (ses écrits jusqu’en 1827), et le penseur de toutes les guerres (la nouvelle version inachevée, de Vom Kriege, commencée en 1827). L’ouvrage posthume contient donc des contradictions importantes qui ont généré des interprétations très diverses. Ainsi, l’une des intuitions que l’on attribue souvent à Clausewitz, l’importance du facteur moral dans la guerre, n’est pas de lui. Il s’agit d’un thème classique de la littérature militaire du xviiie siècle. En revanche, on lui accorde à juste titre l’identification du phénomène de « friction » qui explique le fait qu’aucun plan de guerre ne se réalise parfaitement. Clausewitz n’a certes pas inventé l’idée selon laquelle la guerre est un combat de volontés dont le but est d’imposer sa volonté à l’adversaire, mais c’est lui qui a diffusé ces idées et les a rendues célèbres. C’est également lui qui a souligné le danger de l’escalade de la violence dans toute guerre – un danger particulièrement important pendant la guerre froide en raison de l’existence des armes nucléaires.
Un autre apport fondamental de Clausewitz est qu’il a identifié la politique comme facteur dominant et régulateur. Il en a conclu que la guerre était « un caméléon », changeant de caractère selon ses fins politiques et stratégiques, qu’elle pouvait prendre la forme d’escarmouches, de batailles rangées, ou d’absence de bataille… Cette reconnaissance de la diversité des formes que peut prendre la guerre a mené Clausewitz à réaliser que le centre de gravité n’était pas seulement l’armée de l’adversaire mais aussi sa volonté. De cette réflexion, il en a déduit quelques idées sur les facteurs psychologiques et sociaux qui se conjuguent afin de rendre la guerre possible. Il a évoqué l’existence d’une trinité primaire : la violence, le hasard et le but politique. Ces trois facteurs interagissent dans chaque guerre. Poursuivant sa pensée, Clausewitz a noté qu’on pourrait peut-être associer cette trinité primaire à une trinité secondaire : le peuple, l’armée, le gouvernement. Si en 1827, Carl von Clausewitz proclamait dans De la guerre la subordination de la guerre au politique, dans le présent livre, J. A. Lynn plaide pour une histoire de la guerre comme « fait culturel ».
Notre historien, introduit, ici, dans l’histoire militaire, l’histoire culturelle et celle des représentations. Cet apport implique de penser la guerre comme un fait social total, qui a sa place aux côtés de la politique et de l’économie. Il pose la question essentielle du rapport dialectique entre réalité de la guerre et le discours de la guerre. D’ailleurs la guerre et la stratégie ont toujours été, selon lui, l’objet de discours visant à en distordre la réalité et à instrumentaliser les discours produits dans des buts idéologiques.
Après un tel parcours, l’épilogue (« terrorisme et mal ») et l’annexe (« discours sur la guerre et réalité : modèle culturel ») ont une utilité indéniable pour les universitaires comme pour les militaires de carrière. Dans ces pages, il présente l’argument selon lequel les nations occidentales développées doivent repenser « […] notre politique militaire, les raisons d’être de nos forces armées et la nature même de la guerre… ».
L’auteur se penche sur le nouveau discours militaire relatif au terrorisme qui doit, selon lui, débouché sur un réexamen de l’art militaire. Les stratèges actuels n’ont pas encore intégré correctement, semble-t-il, cette nouvelle forme de guerre dans leur champ d’analyse. En conclusion il tire du discours et de la réalité de la guerre, un modèle culturel. Car à équipement comparable, une culture de guerre peut décider de la victoire. Dans les années 1930, Français et Allemands disposaient sensiblement de la même technologie, à ceci près que les premiers, partisans de la défensive, misaient sur des blindés lourds commandés par un seul homme affecté à la conduite de l’engin et au tir, quand les seconds, orientés vers l’offensive, prenaient l’option de blindés plus légers et plus rapides commandés par deux hommes qui se répartissaient les tâches. On sait ce qu’il advint en 1940 du côté des Ardennes. Ainsi en comprenant l’époque qui est la leur ainsi que le terrain sur lequel elles combattent, les armées seront-elles en mesure de relever les défis du xxie siècle.
Son analyse du terrorisme remet en question les idées bien ancrées sur lesquelles se fondent généralement les théoriciens et les planificateurs militaires. L’annexe présente à la fois le modèle d’une interaction complexe entre « l’idéal et la réalité en matière de guerre » et constitue probablement la partie la plus importante du livre pour les personnes en charge de la planification militaire. La pertinence des commentaires, servie par une langue déliée, est un réel plaisir intellectuel. Bien écrit, cet ouvrage est rigoureux et pertinent. Sa lecture s’impose aux officiers supérieurs et aux analystes civils. Preuve supplémentaire que la réflexion historique est plus que jamais un des socles des humanités, et qu’au sein des humanités se trouve l’étude du phénomène guerrier.