Le vocable « forces morales » n’est pas employé dans l’entreprise. Apparu dans le cadre des réflexions sur le combat, il est resté cantonné dans la sphère militaire. Cela ne signifie pas que cette réalité soit absente ailleurs. On connaît l’importance que revêtent les forces morales dans le sport. Tout amateur de rugby s’est délecté des exhortations de Bernard Laporte, à la mi-temps des matchs de l’équipe de France quand, dans les vestiaires, il cherche à communiquer aux joueurs cette « gagne » qui fera la différence entre deux grandes équipes. Comme avant le combat antique, l’exhortation est le dernier acte de mise sous tension des forces morales.
Au demeurant, le fait que l’analogie avec le sport s’impose si facilement à nous n’est pas un hasard. Les pratiques qui structurent les organisations naissent et se développent en fonction des caractéristiques de leur action. Les empoignades épiques du rugby ne sont pas sans rapport avec la vision qu’on peut se faire du combat, même si le glissement relatif du collectif à l’individuel est devenu une réalité bien admise de l’action militaire. En tout état de cause, il n’est que d’évoquer le joueur de tennis, son « mental » et son coach pour retrouver le concept de forces morales dans la sphère de l’action individuelle.
Parlez des « forces morales » dans l’entreprise. Vous serez surpris du peu d’écho que suscite l’expression, voire de la surprise qu’elle engendre. Une fois encore, cela ne sous-entend aucunement que le concept soit sans importance, ni même que cette importance ne soit pas perçue. Mais on ne peut que s’interroger sur la place que peut prendre un concept dans la réflexion puis dans l’action dès lors qu’il n’est pas nommé.
Le monde de l’entreprise est divers. Pour tenter d’explorer la problématique du moral dans la dynamique du succès, nous allons nous focaliser sur l’unité de production industrielle parce qu’elle permet plus aisément une comparaison avec le monde des armées que d’autres structures. En effet, l’organisation générale, les relations interpersonnelles, la taille des groupes engagés dans une action collective, leurs interactions, leur cadre de travail permettent de créer des parallèles dont certains peuvent s’avérer éclairants.
Cette problématique, nous l’aborderons sous les angles successifs des différences et des freins d’abord, des ressorts du moral et des conditions de leur mise en œuvre ensuite.
Les singularités de l’entreprise
au regard des « forces morales »
La réflexion sur les « forces » se développe plus naturellement là où l’affrontement est le point focal de l’action. Certes, l’entreprise est confrontée à des rivales, mais la forme de cette rivalité se nomme concurrence, et non affrontement. La confrontation est moins directe, et nullement physique. Elle se vit par marché interposé. L’entreprise n’agit pas directement contre sa rivale, mais à travers la conquête et la conservation des parts de ce marché. Le danger n’est pas prééminent. Du moins n’est-il pas perçu comme immédiat. L’adversaire existe, mais on ne le voit pas. Le but n’est pas de l’abattre, ou de le battre, mais plutôt de le dépasser. Peut-être ce dépassement provoquera-t-il un jour sa perte, mais tel n’est pas le but premier. De surcroît, l’action s’inscrit dans la durée. L’entreprise ne connaît pas la pression de l’instant décisif, bataille ou match : rien ne se joue en une heure. Pour l’individu, le dépassement de soi n’est pas une ardente obligation, alors même qu’il donne toute son importance aux forces morales.
Par ailleurs, les dimensions technique et organisationnelle y dominent la réflexion sur l’action. Les théories du management se concentrent sur ces dimensions, fort peu sur les grandeurs morales, d’autant que celles-ci ne sont pas quantifiables. Or, ce qui ne se quantifie ni ne se « valorise1 » aisément est considéré avec méfiance, au motif que les actions dont les résultats ne se mesurent pas précisément en production, ventes et profits ne sauraient constituer une priorité. On objectera que certaines théories ont introduit une vision plus humaniste du management, considérant que le respect des salariés était propre à apporter à ces derniers un bien-être permettant d’asseoir les progrès de performance sur des bases plus positives, donc plus durables, que la seule contrainte.
Ce zeste d’approche humaniste peut être considéré comme l’entrée des forces morales dans l’univers de l’entreprise. Schématiquement, deux axes majeurs structurent cette approche : le paternalisme et l’association du personnel à la marche de l’entreprise. Ces démarches relèvent toutes deux d’un seul et même souci – soutenir le moral du personnel –, mais agissent sur des leviers différents. Reposant sur une vision de la responsabilité sociale de l’employeur, la première tend à organiser autour de l’employé un réseau de services qui apportent une aide personnalisée aux familles dans des domaines essentiels de leur existence (éducation, santé, loisirs, logement…) Elle peut présenter l’inconvénient de prendre l’employé dans les rets de l’entreprise en tissant des liens de dépendance qu’une société à propension individualiste considère nécessairement avec méfiance. L’employeur s’est ainsi vu retirer la gestion de ces services, si bien que le paternalisme n’a plus aujourd’hui de réalité.
La seconde vise à renforcer la motivation du personnel en lui donnant, par la délégation de certaines missions et l’association à la préparation de certaines décisions, des leviers lui permettant de piloter une partie de l’activité. C’est ce que certaines théories nomment l’empowerment. Le corollaire de cette pratique est un relatif renversement du sens de la décision. L’empowerment aboutit à modifier la relation hiérarchique. À un modèle reposant sur une hiérarchie qui réfléchit, décide et ordonne, il substitue un modèle qui encourage le personnel de terrain à « remonter » ses problèmes vers une hiérarchie dont l’activité principale est bien davantage de faciliter l’action des équipes en apportant de façon réactive des solutions aux problèmes qu’elles rencontrent. Lorsque ce modèle fonctionne bien, on observe une implication plus consciente et intense des employés dans la marche de leur entité. Le « pourquoi » leur apparaît plus clairement. L’action prend un sens qu’il leur est plus aisé de percevoir.
Or, chacun sait que la révélation du sens est un des piliers de la motivation, donc du moral.
On ne peut donc que saluer de telles pratiques managériales sous réserve que leur source réside effectivement dans une certaine idée de l’homme. La générosité humaniste n’est pas nécessairement la source de ces pratiques. Il peut arriver que les raisons premières de cette évolution s’avèrent plus utilitaires. Qui donne plus de pouvoir au terrain peut réaliser des économies substantielles sur les structures de management. Dès lors, la performance n’est plus tant le résultat d’un modèle managérial fondé sur le sens que l’effet immédiat de la suppression d’un certain nombre de managers. C’est l’affaire de la poule et de l’œuf : suivant que les gains de productivité sont la poule ou qu’ils sont l’œuf, l’esprit de la démarche est fondamentalement différent.
Que l’entreprise cherche à économiser des postes en rationalisant ses structures via une amélioration de son fonctionnement n’est aucunement blâmable. Le contraire le serait. Il est toujours délicat de porter un jugement sur ces évolutions. Disons que la dérive apparaîtrait si la performance de l’entreprise s’obtenait au prix d’une dégradation des conditions de travail qu’un projet à connotation « humaniste » viendrait masquer. Dans ce type de processus, le risque est toujours que le personnel perçoive l’évolution comme « un moyen d’obtenir davantage de lui-même en payant moins ». Dans ces conditions, la démarche qui devait renforcer les forces morales tend au contraire à les saper.
Ce qui est en cause ici est de toute évidence la question de la manipulation, et l’on ne saurait trop insister sur le danger, dans tout travail sur les forces morales, d’une dérive manipulatoire. Il y a manipulation lorsqu’un acteur investi d’une responsabilité cherche à susciter l’adhésion sur des aspects de sa décision qui ne correspondent pas à sa motivation réelle. Le dilemme profond de l’action sur le moral d’une collectivité réside là : « Que suis-je en train de faire ? Suis-je en train de motiver ceux dont j’ai la charge sur un progrès tant pour l’entreprise que pour eux, ou suis-je en train de leur faire croire, alors que ce n’est pas le cas, que la décision que je prends pour le bien de l’entreprise est également bonne pour eux, c’est-à-dire respectueuse de leurs intérêts en termes d’emploi, de conditions de travail, de sécurité, d’ergonomie… ? » Il y a manipulation dès lors qu’il y a tromperie dans le but de leur faire accepter une décision qu’ils n’admettraient pas s’ils en connaissaient les véritables tenants et aboutissants.
Dans certaines circonstances particulièrement difficiles et pour regonfler le moral, on a déjà vu des équipes managériales donner des espoirs dont elles savaient qu’ils n’avaient pratiquement aucune chance de se réaliser. Ces pratiques peuvent susciter un élan passager. Lorsqu’est découvert le pot aux roses, le dommage est immense, irréparable. Là encore, la critique est aisée et l’art difficile. Les circonstances placent parfois le manager dans des situations intenables, au cœur du conflit entre sa responsabilité vis-à-vis du personnel et sa responsabilité vis-à-vis des autres acteurs impliqués, direction générale, actionnaires, clients… Toujours est-il qu’il faudra du temps et bien des preuves pour qu’une collectivité qui a traversé de tels événements reprenne confiance et retrouve le moral. L’histoire d’une unité de production permet en elle-même d’évaluer quelles peuvent être ses forces morales et quelles chances on a de les restaurer.
Les freins
Cette observation conduit à s’interroger sur les freins qui gênent tout travail sur les forces morales. Un constat d’abord : dans une unité de production, l’encadrement n’est pas seul sur le terrain. Le fait syndical constitue une réalité bien connue du monde de l’entreprise, et plus particulièrement le fait syndical à la française. Chacun sait que nous vivons à l’heure d’un syndicalisme d’opposition, alors qu’on pourrait rêver d’un syndicalisme « de surveillance2. » Le syndicalisme d’opposition conduit les instances représentatives du personnel à émettre quasi systématiquement un avis défavorable aux grands projets d’évolution, alors qu’un « avis favorable sous réserve de… » traduirait mieux, dans bien des cas, la sensibilité réelle des partenaires sociaux. Toujours est-il que lorsque s’annonce une évolution au sein de l’entité, généralement sous la forme d’un projet technique3 ou organisationnel4, s’engage une épreuve de force dont le personnel constitue le terrain, et qu’il arrive que le management perde pour ne pas avoir accordé suffisamment d’attention aux grandeurs morales.
L’entreprise doit donc s’interroger sur les voies et moyens permettant à l’employeur de gagner la « bataille de l’influence » dans un contexte spécifique.
La loi impose en effet à l’employeur de réserver la primeur de l’information aux instances représentatives du personnel, essentiellement le comité d’entreprise mais aussi, en fonction de la nature du projet à lancer, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Ce n’est qu’ensuite que le projet peut être annoncé et expliqué au personnel, managers compris. Dès que les instances représentatives sont informées, les représentants syndicaux ont tout loisir d’aller à la rencontre des employés et de leur dire ce qu’il faut en penser. Si le corps managérial de l’entité ne contrebalance pas rapidement et efficacement cette action, la « bataille de l’influence » est perdue. Le projet devient difficile à mettre en œuvre, le personnel tendant à en voir les aspects négatifs à l’exclusion des bonnes raisons qu’on a eues de le concevoir.
Au demeurant, le terrain est propice pour les tenants du « tout négatif ». Tout projet de quelque ampleur change les habitudes des employés et tend à les déstabiliser. Ce phénomène est d’autant plus sensible dans l’entreprise que le personnel, à l’exception notable des cadres, est très stable et qu’il prend des habitudes de vie et de travail. L’employeur renforce ces habitudes en n’amenant pas les individus à se remettre en cause périodiquement, par exemple par des changements de poste au sein de l’entité. En outre, contrairement à ce qu’on observe dans un régiment où le personnel est très jeune et assez malléable, le monde de l’entreprise est souvent caractérisé par une moyenne d’âge relativement élevée (supérieure à 40 ans), avec des personnes qui ont suffisamment vécu pour avoir acquis une certaine méfiance à l’égard des discours de motivation. Il est donc difficile de secouer les esprits, a fortiori de galvaniser les personnes. Dans cet univers, les habitudes sont bien ancrées. Nombreux sont ceux qui ne souhaitent pas en changer, et se trouvent à l’aise dans une certaine routine, la « vraie vie » et ses inattendus se concevant plutôt en dehors du travail.
Pour une population stable, focalisée sur des actes techniques, souvent répétitifs et précisément normés, le changement est source de perte de confiance en soi, alors même que celle-ci conditionne la réussite de tout projet nouveau. Généralement imposé par l’employeur, le changement provoque une perte de compétence, donc l’obligation d’en développer une nouvelle, à un âge où l’on n’apprécie guère les remises en cause. Il en va de même des relations interpersonnelles, plus difficiles à reconstituer à 50 ans qu’à 20. Si, de surcroît, ces défis se doublent d’une mobilité géographique ou d’un changement d’entreprise, cette perte de confiance se mue en anxiété. Cette anxiété tourne à son tour soit à la révolte (réflexe de défense), soit à la dépression (phénomène d’abandon).
Les ressorts du moral
Dans ces conditions, quels peuvent être les ressorts du moral ?
Dans l’entreprise comme partout ailleurs, le ressort premier du moral est la confiance, qu’il s’agisse de confiance en soi, de confiance dans la hiérarchie locale, de confiance dans les décisions de l’entreprise… Aussi faut-il chercher à comprendre ce qui peut altérer ces différents niveaux de confiance.
Schématiquement, il y a deux niveaux de hiérarchie : l’encadrement de proximité et la direction. Cette dernière peut elle-même s’analyser en deux temps : la direction locale et la direction centrale, dont les nombreux organes forment une nébuleuse dans laquelle chacun a du pouvoir sans que celui-ci s’intègre clairement dans une relation hiérarchique.
À partir du moment où des personnes travaillent à l’intérieur d’une organisation donnée, la qualité de l’encadrement de contact est toujours primordiale. Il faut que les personnes soient satisfaites de travailler avec leur manager. Elles le seront si celui-ci est compétent, exigeant, attentif à leur situation et juste. Dans l’entreprise aussi, le manager qui veut inspirer confiance doit se maintenir sur la voie étroite qui sépare la brutalité et la démagogie, le caporalisme et la compromission. On ne respecte pas une hiérarchie qui ne s’assume pas, et il serait bien extraordinaire que s’instaure la confiance sans le respect.
Le code du travail pose un problème majeur de ce point de vue, en qualifiant de « délit d’entrave » le fait d’informer les managers avant les instances représentatives du personnel et en prévoyant des sanctions dans ce cas. Apparaît le risque que les managers soient les premiers surpris de l’annonce d’un projet nouveau et que, n’ayant pas eu le temps de se l’approprier, ils éprouvent de grandes difficultés à répondre aux sollicitations du personnel dont ils ont la charge. Ce processus a deux effets : d’une part il détériore la confiance du personnel en altérant la crédibilité des managers ; d’autre part il risque de rompre la cohésion entre le management de proximité et l’équipe de direction de l’entité, ce qui crée une configuration plus que fâcheuse pour la suite de l’action.
Prenons l’exemple d’une restructuration industrielle qui est ce qu’on peut trouver de plus dur en termes de changement. Si les salariés concernés sont convaincus par l’expérience que leur hiérarchie locale5 est soucieuse de les accompagner individuellement dans la transformation requise et qu’elle saura s’en donner les moyens, le niveau d’anxiété retombe. On peut alors éviter les réflexes de défense ou d’abandon. Une relative sérénité s’installe, sur laquelle il est possible de construire, moyennant une écoute et un dialogue empathiques mais exigeants. En revanche, si le management de proximité paraît fébrile et mal assuré, on observera le contraire.
Vient ensuite la confiance dans la direction locale. Il faut du temps pour la construire ; un rien peut l’annuler. Ses sources premières sont la cohérence et la vérité. Cela paraît évident. Il est toutefois difficile de créer ce climat. D’une part, si cette confiance devient par trop patente, le jeu syndical va tendre à la saper, parfois de façon assez habile. D’autre part, nous avons déjà mentionné avec quelle réserve des salariés expérimentés reçoivent en général les beaux discours6.
De même que le personnel a besoin de percevoir une forte homogénéité entre l’équipe de direction et le management de proximité, il ne doit à aucun moment douter que la direction locale et la direction centrale sont strictement en ligne, condition qui n’est pas toujours pleinement réalisée. Toute perception d’un manque relatif de cohésion entre ces deux niveaux relance l’inquiétude en local et attise les tensions sociales. Il existe donc un dilemme : soit on attend que tous les niveaux soient strictement alignés, et on annonce un projet totalement abouti, ce qui annule quasiment le pouvoir de négociation des syndicats (autre facteur de tension), soit on annonce un projet encore évolutif, et on court le risque de provoquer cette inquiétude.
Faute d’accorder une confiance aveugle aux discours, c’est dans la succession des faits et des réalisations que le personnel va inconsciemment rechercher les marques de la cohérence et de la vérité tout au long de la chaîne hiérarchique. Cohérence au regard des valeurs de l’entreprise, d’une part, vérité dans le discours, d’autre part. Toutes les entreprises déclarent aujourd’hui adhérer à quelques valeurs fondamentales, au cœur desquelles se retrouvent en général des exigences portant sur la satisfaction du personnel, des clients, des actionnaires…, autant d’acteurs qui ont en effet toutes les raisons de requérir l’attention de l’entreprise. Déclarer ces valeurs est aisé. Les appliquer dans le fonctionnement quotidien est plus difficile. Les hiérarchiser de façon claire et formelle l’est plus encore. Or, les faits étant têtus, il se trouve qu’il est très difficile, à un instant « t », de satisfaire pleinement les attentes de chacun de ces acteurs. C’est dans la manière dont se réalisent et sont expliqués ces arbitrages que se construit ou se détruit la confiance.
D’où le rôle très fort que joue la vérité du discours dans la préservation du moral et l’aptitude de l’entreprise à conduire le changement en s’appuyant sur une dynamique du succès. La confiance du personnel vis-à-vis de sa hiérarchie est, comme partout, fonction de la crédibilité du discours de cette dernière. Or trois facteurs rendent incertaine la clarté du discours.
En premier lieu, évoquons les problèmes soulevés par l’arbitrage entre les exigences qui pèsent sur les entreprises. Elles sont nombreuses, émanant d’acteurs aussi divers que le personnel de l’entreprise, ses clients, ses actionnaires, les pouvoirs publics… L’entreprise doit se frayer un chemin sans jamais décevoir tel ou tel acteur car tous sont importants pour son développement, et leurs attentes sont également légitimes et compréhensibles, quoi qu’on puisse parfois en dire. Nous sommes vraiment dans le domaine de la pensée complexe et de la décision sous contrainte. Il n’est pas possible de répondre à l’ensemble de ces exigences sans procéder à des compromis. Ceux-ci peuvent donner le sentiment au personnel que l’entreprise ne respecte pas toutes ses valeurs à l’identique, et qu’il fait les frais de ces arbitrages. Dans cette situation, il n’est pas rare qu’on laisse les situations pourrir faute de vouloir dire les choses comme elles sont. Or, les salariés peuvent comprendre que leur employeur ne dispose pas, à un moment donné, d’une marge de manœuvre illimitée, pourvu que cela leur soit expliqué. S’ensuit un cercle vertueux : ce discours de vérité développe la confiance dans la parole du manager qui, en retour, pourra aller plus loin dans ce qu’il peut dire… en confiance.
Un deuxième facteur tend à altérer la vérité du discours. Il n’est pas possible de tout dire n’importe quand et de n’importe quelle façon. Nous avons dit plus haut ce que requiert le code du travail au regard de l’information des instances représentatives du personnel. Sans même aller jusqu’aux exigences légales, on doit se méfier de l’usage qui peut être fait de telle ou telle déclaration d’un manager qui, exprimée souvent de manière informelle dans le cours d’une conversation, fait rapidement le tour de l’entité, se déforme, se transforme en rumeur, revient aux oreilles des représentants syndicaux et réveille les tensions sociales. Ce phénomène incite les managers à la plus grande prudence. De la prudence à la réserve, il n’y a qu’un pas. Il est généralement franchi. Cette réserve provoque une forte suspicion : « on ne nous dit pas tout », « on nous cache des choses… » Une fois cette suspicion installée, le manager se heurtera toujours à une forte défiance de la part d’un personnel à qui l’histoire locale a parfois abondamment enseigné cette posture.
Nous touchons là au troisième facteur. Nous avons évoqué la stabilité des carrières d’une partie importante du personnel, notamment du personnel ouvrier, ainsi que la moyenne d’âge parfois élevée dans les unités de production de l’ère du « papy-boom ». Ainsi, les salariés d’une entité traversent au cours de leur longue carrière sans mutation une série d’événements heureux ou inquiétants, côtoient une succession de managers, parfois marquants, parfois décevants. Cette histoire crée un ensemble de représentations collectives que les plus jeunes assimilent très vite au gré des conversations de casse-croûte. Le discours doit tenir compte de ces représentations collectives pour les contourner sans travestir la réalité à laquelle se prépare l’entité.
Pour autant, le manager ne saurait faire de l’histoire locale l’usage qui en est fait dans l’armée. Dans l’armée, l’histoire est le fondement de « l’édification » des jeunes. Elle leur crée des obligations en les inscrivant dans une lignée dont ils sont invités à ne pas trahir les vertus. À ce titre, elle est considérée comme un levier majeur des forces morales. L’entreprise peut difficilement s’appuyer sur ce levier pour développer les forces morales au moment, par exemple, où s’annonce un changement d’importance. D’abord, peu d’entreprises ont une histoire suffisamment longue pour constituer une référence solide. Ensuite, cette histoire est plus linéaire. Elle n’offre pas ces événements exceptionnels et sans durée que sont les faits d’armes. Or c’est bien sûr les comportements d’exception que se construisent l’exhortation et la motivation des jeunes, puisque c’est eux qui mettent les vertus en lumière.
Pourtant, il faut bien, pour aborder des circonstances exceptionnelles, que les managers puissent compter sur un « mental » collectif propre à donner l’envie de surmonter les effets déstabilisants du changement. En effet, les périodes de changement sont à l’entreprise ce qu’est la bataille à un régiment, à savoir une rupture de la linéarité historique. Le groupe aborde ces périodes avec les mêmes appréhensions que le soldat qui se prépare au combat. Souvent, s’il ne risque pas sa vie comme le soldat, le salarié a le sentiment qu’il risque son emploi, ce qui n’est pas rien. Créer la dynamique du succès est difficile. Les exhortations n’y feront rien, ou pas grand-chose. Pour une population qui a déjà beaucoup vécu, qui « en a vu », seules les réalisations parlent, si bien que le manager qui amorce un changement doit traverser une période initiale au cours de laquelle la défiance domine, période qui ne prendra progressivement fin que s’il parvient, par de premières réalisations suffisamment spectaculaires, à convaincre que ledit changement aura bien les effets positifs initialement annoncés. En d’autres termes, au moment où on en a le plus besoin, les forces morales vont s’amenuiser de façon sensible, pour ne remonter que si un bon usage est fait des premières réalisations concrètes. Encore faut-il donner à voir ces premières réalisations sans tarder.
Cette période de vulnérabilité, ce moment critique ne peut être dépassé que si subsiste dans l’inconscient collectif un capital de confiance suffisant à l’égard du manager. C’est ce capital de confiance qui maintiendra le groupe dans une posture d’attente active. Celle-ci est tout sauf une franche adhésion, certes, mais au moins ne bloque-t-elle pas l’action. Obtenir cette posture, c’est-à-dire éviter l’effondrement des forces morales, est l’objectif minimum à atteindre. On voit qu’on est loin de la logique de la bataille ou du match de rugby, où le but est de « gonfler les acteurs à bloc » car, dans ces « coups sans durée », il faut donner d’emblée sa pleine puissance.
Pour conclure…
Dans une unité de production industrielle, le verbe n’est pas un outil de développement des forces morales comme il peut l’être dans une unité militaire. La population n’est pas la même : elle est moins crédule, moins malléable, moins sensible à ce que Malraux nommait « l’illusion lyrique. » Seuls les faits parlent ; seules les réalisations convainquent. Des contre-pouvoirs existent, qui donnent lieu à une lutte d’influence au sein même de la collectivité. L’histoire ne peut avoir de vocation « édifiante ». En revanche, elle suscite des représentations collectives, des souvenirs qui réveillent volontiers de vieilles méfiances (« on nous a déjà fait ce coup-là… », « C’est toujours ainsi qu’ils pratiquent quand ils veulent aboutir à tel résultat… »).
Le rôle du management de proximité est tout aussi crucial que dans les armées, mais sa cohésion, sa crédibilité et sa force de persuasion sont difficiles à obtenir.
Il n’en reste pas moins que les forces morales sont, dans l’industrie comme dans un régiment, la clef des grandes dynamiques. C’est par la vérité et les faits qu’on l’entretient, à l’exclusion de tout artifice. Alors que la collectivité militaire se concentre à la veille de la bataille, l’usine tend à se désunir à l’annonce d’un changement d’ampleur.
Le moral est une grandeur essentielle du management industriel. Mais il est aussi un problème que l’entreprise ne sait pas toujours surmonter.
Synthèse Bertrand ballarin
Le vocable « forces morales » n’est pas employé dans l’entreprise. Il faut dire que celle-ci se différencie nettement des milieux où l’affrontement est le point focal de l’action : les armées, le monde du sport.
Pourtant, la motivation du personnel, donc la question de son moral, est une préoccupation importante du management. À cela s’opposent des freins puissants qui tiennent notamment à la sociologie de l’entreprise.
Dès lors, le premier ressort du moral est la confiance qu’il s’agit de nourrir et d’entretenir, confiance en soi, en la hiérarchie locale, dans les décisions de l’entreprise. Pour cela s’impose la vérité du discours.
Mais de fait, la préservation du moral dans l’entreprise est un problème difficile à surmonter.
Traduit en allemand et en anglais.