Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, à l’heure du conflit indochinois, l’armée multiplie les défilés au cœur de la capitale. Il s’agit pour elle de faire état de sa force et de sa solide cohésion alors qu’elle est en complète reconstruction technique et morale. Le défilé est en effet une sorte de consécration sociale de l’engagement, qui donne aux jeunes recrues l’occasion d’affirmer une appartenance tout en « s’engage[ant] physiquement et moralement à servir »1. Plus encore, c’est une catharsis du regard, un moyen de fondre dans la masse un désir pour l’autre, pour son corps et pour ce que ce dernier représente, une figure tutélaire rassurante et protectrice, ce que met en lumière Odile Roynette lorsqu’elle écrit que l’enveloppe corporelle du soldat participe à l’« exhibition du corps viril que l’uniforme met en valeur aux yeux de ceux et, plus encore, de celles qui le regardent »2. C’est bien là le message que souhaite diffuser l’armée, déterminée à faire accepter son nouveau visage. La démonstration physique et visuelle d’une force renaissante dont les Français doivent être fiers.
Pour appuyer le message, les défilés sont filmés par le service cinématographique des armées afin de pouvoir être projetés aux actualités et être ainsi vus par un maximum de spectateurs. Le 6 juin 1948 est tourné Un défilé de troupes françaises aux Tuileries3, qui se tient dans le contexte des troisièmes commémorations du débarquement allié en Normandie, devant une tribune présidentielle, et qui se conclut par une démonstration sportive. Le titre est vague – il indique simplement « troupes françaises » –, mais la description annotée fait état de « formations prémilitaires », offrant une perspective intéressante sur ce genre d’événement. Ne défilent donc pas uniquement des forces professionnelles, rodées, au passé glorieux, mais également des « bleus », des nouveaux venus peu ou pas habitués à la démonstration publique.
L’apprentissage d’une certaine représentation sociale, le fait de se fondre en un « corps » social compact fait partie intégrante de la formation militaire et est indispensable à la bonne réception des sorties publiques. « Faire corps, être corps, c’est renforcer la soudure contre les failles des groupes internes, que le groupe colmate, […] c’est engager une lutte contre l’ennemi projeté à l’extérieur et contre qui garantit la réunion, organisée sous l’égide et la tutelle d’un idéal4. » Ce processus peut se définir comme l’expression d’« une ambition personnelle pour servir une ambition collective »5. Une ambition qui, en 1948, est soumise à bien des bouleversements. Le bien-fondé d’un tel engagement se voit alors en effet remis en cause par le souvenir encore prégnant d’une défaite humiliante, mais également par l’état général de l’armée post-conflit et par son histoire coloniale. La mise sur pied de régiments jeunes, ambitieux et vivifiants s’impose comme un impératif, et cette date du 6 juin permet d’introduire une certaine idée de la relève en attente du défilé, bien plus démonstratif celui-là, du 14 juillet.
En ne présentant pas de véhicules, le défilé de ce 6 juin 1948 donne la priorité aux troupes légères, à l’infanterie, cette dernière prenant ici toute la lumière. L’armée se matérialise dans ce qu’elle comporte de plus tangible, de plus reconnaissable : les troupes au sol, dont il est possible de scruter visages et émotions, auxquelles chacun peut s’identifier, voire sur lesquelles ont peut projeter un idéal héroïque. L’armée, qui entretient des « relations tumultueuses [avec la] nation »6, souhaite rallier l’opinion à sa cause et ce ralliement passe en grande partie par l’aspect plastique, tangible des images que l’on présente au public. Le nouveau visage est celui du pays, de l’armée en général et du soldat en lui-même. Monique Castillo précise ce point : « Le corps professionnalisé du soldat est celui dans lequel l’opinion publique perçoit l’image de sa sécurité, il est aussi le signe dont nous attendons des réponses innovantes à des défis qui n’ont pas encore de nom7. » Ainsi, un défilé est l’occasion idéale pour l’armée de montrer au plus grand nombre ses multiples transformations opérées dans l’après-guerre, et pour le grand public d’apprécier ce qu’il voit et ce qu’il entrevoit.
La démonstration d’une nouvelle identité militaire s’accompagne donc d’une esthétisation de la jeunesse présentée à la population comme une relève à la fois physique, morale et sacrificielle dans un temps particulièrement troublé. Le film insiste sur la perfection des mouvements effectués, les rangs serrés et la jeunesse des hommes qui défilent, promesse d’une génération à la hauteur d’une histoire glorieuse. L’humiliation de juin 1940 est peu à peu éclipsée par la victoire du 8 mai 1945, en partie initiée par le débarquement allié ici commémoré8, auquel des Français, avec l’armée française de libération, participent9.
Bien que le film soit court (une minute et quarante-deux secondes), il permet une analyse des différentes forces en présence. Une gradation viriliste fait de cette archive un témoignage passionnant. Il s’ouvre sur un défilé de jeunes hommes dont la formation paraît à peine entamée. Le spectateur peut les imaginer exfiltrés de leur centre de formation. Sont ainsi présentés au public des corps à l’aube de profonds bouleversements dont la pratique sportive est l’un des piliers. « Tous les retours d’expérience contemporains attestent que si l’aguerrissement physique n’est pas un but en soi, il reste néanmoins la pierre angulaire de la formation du soldat. En effet, il doit progressivement, avec méthode et répétitivité, placer le soldat dans les conditions physiques les plus proches de celles du combat. Cette notion de progressivité est essentielle pendant la formation initiale, moment de fragilité pour le jeune engagé10. »
Ces jeunes soldats sont suivis par d’autres, qui défilent torses nus ; leur présence annonce la séquence sportive à venir. Ce petit groupe athlétique, mené par trois supérieurs en uniforme, incarne le lien entre représentation militaire et démonstration sportive à visée purement esthétique. Une exhibition qui fait de ces derniers un corps unique, un et indivisible. L’armée ainsi présentée apparaît comme un « groupe d’appartenance »11, un « collectif de combat [dont] l’individu [serait] membre, mais aussi comme un individu membre d’une famille »12, notions alors cruciales pour de jeunes recrues. Vient ensuite une fanfare, touche protocolaire supplémentaire d’un monde militaire dans lequel l’uniforme rappelle au spectateur des souvenirs passés de campagnes glorieuses. Cet anachronisme relatif, « syncrétisme entre être et paraître »13, témoigne d’une certaine façon d’envisager le combat : « Nul doute qu’une troupe bien habillée, armée et protégée, remarquablement soignée, convenablement nourrie et payée possède un avantage moral pour affronter un ennemi souvent soutenu par ses seules armes usuelles et ses convictions d’un autre âge. […] Il ne faut sûrement pas négliger le facteur moral que représente un équipement de qualité14. » Un facteur moral qui se mêle aux équipements modernes.
Viennent ensuite les troupes de montagne, avec skis et tartes. L’opérateur se permet ici un angle intéressant : une contre-plongée entre deux lignes, qui renforce l’impression de masse et de force. Les différentes troupes défilent ensuite, le montage en mettant certaines en lumière à plusieurs reprises – les troupes alpines et les jeunes en école, en débardeur et béret, la filiation entre les vétérans et leurs jeunes doubles pleinement exposée. Le lien entre l’armée installée, fière de défiler, et sa relève se tisse alors. Enfin, une séquence sportive très courte – elle dure moins de dix secondes – montre des hommes en tenue de campagne, délestés d’un uniforme trop sophistiqué pour un habit plus léger, effectuant des roulades et des sauts par-dessus leurs camarades. L’accent est alors mis sur leur performance et non sur leur capacité à se démarquer individuellement : le groupe prévaut dans l’effort ainsi consenti. L’ensemble donne une impression de légèreté et d’insouciance. La jeunesse des corps et des visages, les musculatures encore peu développées et l’inexpérience du feu supposée offre à ce document un grain de pureté intéressant.
Ces jeunes recrues font alors figure de remède moral et physique aux maux d’une France militaire malmenée. « Les périodes d’après-guerre se caractérisent fréquemment par la perte d’intérêt d’une grande partie de la population pour les problèmes de défense et, en conséquence, par une dégradation de la situation matérielle et morale des armées15. » Sans chercher la « banalisation »16 de la condition militaire, l’armée se doit de la rendre attractive sans pour autant l’ancrer pleinement dans la vie civile normale. Cela doit rester un métier à part, sujet à la valorisation des pairs, à l’exaltation et à la découverte de soi dans un monde extrêmement codifié imposant une « clarté hiérarchique »17 pouvant s’avérer rassurante.
1J. Assier-Andrieu. « La force symbolique de l’uniforme. La tenue des commissaires des armées », Inflexions n° 40, 2019, pp. 95-101.
2O. Roynette, « L’uniforme militaire au xixe siècle : une fabrique du masculin », Clio. Femmes, genre, histoire n° 36, 2012.
3Opérateur inconnu, Un défilé de troupes françaises aux Tuileries, 1948, 35 mm, © sca/ecpad/Défense/act 2251.
4R. Käes, « La métaphore du corps dans les groupes. Les réciprocités métaphoriques du corps et du groupe », in G. J. Guglielmi et C. Haroche (dir.), L’Esprit de corps, démocratie et espace public, Paris, puf, 2005, p. 107.
5D. Menaouine, « Une décision personnelle pour servir une ambition collective », Inflexions n° 46, 2021, pp. 81-86.
6B. Jankowski, « L’opinion des Français sur leurs armées », in É. Letonturier (dir.), Guerres, armées et communications, Paris, cnrs Éditions, 2017, p. 81.
7M. Castillo, « Le corps collectif du soldat », Inflexions n° 3, 2009, pp. 127-141.
8En partie, car la pression soviétique sur le front Est est également très forte et que les Soviétiques sont les premiers à entrer dans Berlin. Mais l’ouverture d’un troisième front à l’Ouest est une réalisation majeure des forces alliées occidentales, ayant permis, justement, le soulagement des forces russes.
9Voir O. Wieviorka, Une histoire de la Résistance en Europe occidentale, Paris, Perrin, 2017, p. 317.
10F.-R. Legrier et G. Venard, « Métamorphoses », Inflexions n° 12, 2009, pp. 103-116.
11A. Augé, « Identité militaire vs identité professionnelle. Les stratégies de reconnaissance dans l’armée », Éducation permanente n° 222, 2020, pp. 169-178.
12X. Pineau, « Commandement et forces morales », Revue militaire générale n° 56, 2020, pp. 13-20.
13J.-M. Mantin, « En uniforme : être et paraître », Inflexions n° 12, 2009, pp. 47-57.
14Ibid.
15A. Valtaud, « La condition militaire en France de 1945 à nos jours », Revue Défense nationale, vol. 808, n° 3, 2018, pp. 20-28.
16Ibid.
17C. Coton, « Luttes de prestige entre pairs. Le cas des officiers de l’armée de terre », Sociétés contemporaines n° 72, 2008, pp. 15-35.