N°54 | Le temps

Maurice Corcos

L’ennui à l’adolescence : à la recherche de l’ombre du temps perdu

L’adolescence est le passage plus ou moins périlleux du statut de l’enfant à celui de l’adulte, vécu encore naïvement comme une fin en soi, et qui, dans le meilleur des cas, est élaboré comme une transformation de l’individu dans une séquence, mort/gestation/renaissance… vers une fin pour l’autre.

L’enfant, et c’est là tout l’enjeu, apprend à éprouver qu’en formant et organisant une véritable relation interpersonnelle avec l’autre extérieur à son milieu (apprendre à ne pas mettre tous ses investissements, tous ses œufs, dans le même panier) il échappera à l’angoisse de séparation, voire à la peur d’abandon et de mort (il pourra toujours se retourner vers quelqu’un… rentrer à la maison), qui le hante à cet âge carrefour et charnière d’individuation – autonomisation et subjectivation – qu’est l’adolescence. Qui le hante depuis l’enfance, mais qu’il pressent désormais possibles avec les modifications pubertaires qui le sollicitent de l’intérieur. C’est l’âge de l’amour et de la violence. Et il va falloir montrer ce que l’on a dans « le cœur » et dans « le ventre » : la personne en devenir, homme ou femme, apte à tuer car désormais munie d’un potentiel agressif voire meurtrier ; de même la procréation devient possible. Deux dimensions rendent actable la séparation d’avec ses objets premiers.

L’adolescence, c’est grandir (grandire). Avec la contraction de champ qu’apporte l’âge, l’espace tend à diminuer, tandis que le temps, lui, s’accélère. Parfois celui-ci sort de ses gonds et sa flèche, quelque peu affolée, tourne alors dans tous les sens, progrédients comme régressifs, vers l’avenir tout en ramenant au passé, rendant difficile voire inacceptable le temps présent.

Au sortir de l’enfance, l’individu qui advient sujet devient autre… Et s’il veut, poussé par la pression naturelle, le caractère inné et inéluctable de la tendance au développement, il se distancie de son milieu originaire ; aller plus loin et « aimer ailleurs » dans un désir qui porte sur l’inconnu, le nouveau, le différent en remplaçant ses objets d’amour infantiles par des objets de substitution.

Tandis qu’on lui demande d’être sujet pensant, auteur de ses énoncés et maître de ses actes, l’adolescent pressent qu’il devra d’une manière ou d’une autre accepter de disparaître tôt ou tard et faire un premier deuil d’un paradis (fantasmé, idéalisé) perdu. Il ressent alors que la jeunesse ne débouche sur rien d’autre que l’âge adulte, ses contraintes et l’amour… Et certains, commençant à en prendre conscience, reculent devant l’épreuve en régressant. C’est qu’il est question (dans le fantasme) d’une véritable mue (changement de corps, de peau)… D’où la tentation de la langueur, du repli-régression sur soi-enfant dans la torpeur de la morosité avant de sortir de trop de complaisance à soi-même et de devenir autre. Décrite par Pierre Mâle (1900-1976)2 comme une apathie, une aboulie, une absence de désir et d’entrain associée à une instabilité du comportement et une complaisance morbide chez un sujet enfermé dans un processus régressif plus ou moins inquiétant pouvant, dans certaines formes de métamorphoses négatives, confiner au repli, au retrait, au retranchement. Régression face à la puberté qui « demande un effort adaptatif dans une tentative de rééquilibrer son personnage à travers des mécanismes de défense souvent attardés devant une dominante menaçante des pulsions ».

Englué dans cette morosité, le sujet a horreur du mouvement qui déplace les lignes, se « recouche » dans un monde ancien où l’on se relève et l’on mange quand on veut, goûtant le plaisir de l’instant pur et absolu en tant qu’il n’engage pas le suivant. On ne court plus, on ne tourne plus avec les autres au rond-point, on se fixe, après quelques hésitations et accélérations nerveuses sans objet, vouées à leurrer son monde (interne), et après autant de ruptures et de retours qui apaisent la peur de la perte de la familiarité dans un point de non-retour (blank point, point vide). Mais tout ça n’est pas gai, tant il est vrai que lorsque l’on use et abuse d’une chose on s’ennuie : « Je sais pas quoi faire y a rien à faire » répète en boucle Anna Karina dans Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard. Et il faudrait qu’il se passe quelque chose : un souffle de vent qui pousse à l’extérieur, « sur la route », on the wild side, ou qu’il pleuve à l’intérieur dans un début de travail de deuil de l’enfance.

Sauf à verser dans une dépression et/ou à construire un symptôme névrotique phobique grave, et sauf à adopter une conduite qui freine cette évolution en amputant ses possibilités de changement (addiction), le temps présent devient alors un temps sans véritable mémoire et sans véritable désir-projet, et génère une inquiétante étrangeté, réveillant d’anciennes angoisses archaïques familières de chute dans l’absurde du non-sens ou du hors-sens.

C’est le « pot au noir » de Donald Wood Winnicott. Une morosité au départ physiologique qui devient dysphorique, l’adolescent attendant « au bord de la [sa] mémoire » (Lautréamont), à l’écoute des échos ouatés de l’enfance, le vent qui le porterait, sous la forme d’une rencontre (avec un autre objet) qui le réenchanterait ou qui d’une main ferme l’élèverait – « élevez-moi » dit Arthur Rimbaud à son maître. Pour Winnicott, c’est un moment de régression nécessaire face à la menace d’un débordement d’excitation réactivé par la puberté (menace née dans les interrelations précoces3), qui violente le sujet de l’intérieur, et dont la brutalité et l’intensité écrasent la possibilité d’organiser un fantasme et a fortiori une représentation. Nécessaire, avant de rebondir, sortir de soi-même et devenir autre après avoir revisité quelques conflits archaïques. Mais à risque d’encalminage, le plus souvent sans éclats (troubles externalisés du comportement…) sous un ciel bleu uniforme sans nuage et avec un soleil éclatant, mais dans une mer étale avec appauvrissement et retranchement par soustraction au monde plutôt que progression et croissance par addition de soi aux autres. Et à risque d’enfermement dans une entité close et inamovible, une torpeur spirituelle et émotionnelle, livrée par moments aux « répugnances » masturbatoires (cette « huile amère ») plus ou moins chéries, versant à terme dans l’apathie, l’acédie et jusqu’à l’aphanisis, toutes manifestations qui, c’est à noter, protègent les objets parentaux du sujet d’une violence potentielle, avant que de ne plus pouvoir, dans des moments de crise, se contenir et qu’elle se déverse alors à l’extérieur ou contre soi.

Pour mieux nous représenter cette phase de « pot au noir » marquée par l’ennui et la morosité, enivrons-nous du bateau ivre adolescent d'Arthur Rimbaud et du premier commandement du marin Joseph Conrad. La barque de l’enfance, accrochée « à la chaîne » sous « les yeux noirs des pontons » (et derrière ceux-ci les yeux de la mère), vit ses dernières heures de latence, celles où petit bateau libéré il va jouer à naviguer dans la flaque comme les bateaux chics des enfants de bourgeois flottent dans le bassin du jardin du Luxembourg sous les yeux ébahis de leurs propriétaires qui rêvent de voyages sans cesse médités… Quitter le bassin et prendre la mer. L’adolescent pressent que sans cette « mise sous vide », son devenir « bateau ivre » chavirera sous les assauts des vagues pubertaires et finira coquille de noix perdue au milieu des flots. « Le bateau évita sur son ancre sans un battement de ses voiles et s’immobilisa. La mer était haute, le vent était presque tombé et comme nous voulions descendre le fleuve, il n’y avait qu’à venir au lof et attendre que la marée tourne. La Tamise s’ouvrait devant nous vers la mer comme au commencement d’un chemin d’eau sans fin [c’est nous qui soulignons]4. »

Et si l’on veut entendre la pression sexuelle à cet âge encore tendre, écoutons Henri Michaux : « La zone, où est venu s’arrêter ce trois-mâts encalminé, merveilleusement blanc, si blanc que c’est fou d’être aussi blanc, est immense et déserte. Il ne veut pas se rendre à l’évidence des variations du réel, le voici à force de ne pas se rendre, qu’il a abouti à un espace où plus rien ne bouge, où c’est depuis longtemps la mort de toute brise. Et pas de retour en arrière possible. […] Dans le calme absolu, où pas une risée, jamais, ne passe, le trois-mâts vierge [c’est nous qui soulignons], qui ne cargue pas ses toiles immaculées [c’est nous qui soulignons], demeure préservé des souillures5 [c’est nous qui soulignons], sous un irréprochable ciel de glace6. »

Tout le monde n’est pas Arthur Rimbaud, qui se voulait seul maître à bord de son bateau ivre, seul face à lui-même et aux forces obscures de son « Je est un autre », sans le secours d’aucun pilote, face à la mer démontée puis plate. Il a connu le naufrage dans les abysses où il a vu « ce que l’homme a cru voir ». Il a erré sans fin à la recherche du « lieu et de la formule », et goûté les surprises de l’amour et les a trouvées rousses et amères, avant de faire coïncider son désert intérieur avec le silence minéral du Harar.

Tout le monde ne se révolte pas en fuguant, prenant la route ou la voile, face au risque d’être incorporé dans une « maison » familiale, religieuse, culturelle, philosophique devenue brutalement une prison, une maison adorée qui interdit de penser et où s’impose la soumission dans une lassitude accablante. Qu’il est long et complexe à cet âge le chemin généré, du corps à l’esprit (de la chair à la pensée), puis du comportement à la conduite, et enfin des sensations à la signification en passant par l’affect et le sens ! La tentation d’une résistance, dans un moment de suspens, d’une stagnation dans un « pot au noir » en attendant que le vent se lève, voire d’une régression, du repli au retrait et jusqu’au retranchement, est souvent forte. Cette position régressive cherche à retrouver dans des expériences érotiques-liantes et d’autres agressives-destructrices un contact aussi vrai et réel qu’avant (comme on le vivait et le « pensait enfant », dit l’Alice de Lewis Carroll), qui s’opposerait au mensonge plus ou moins fourbe tant il est empreint de séduction qui commence à se déceler dans le monde adulte.

Mais cette passivité active est tout autant, si ce n’est plus, une menace pour le développement que l’hyperactivité dans la succession de passages à l’acte impulsifs et déceptifs. Qui est le plus vivant psychiquement de celui qui bouge et se débat encore, se trompe et se corrige, s’ajuste et s’adapte, ou de celui qui, mi-atterré mi-complaisant, fait l’enfant ou le mort ? Direction et sens à prendre génèrent l’effroi, avant que de se révéler signifiants (sens et direction), tant ils semblent obéir moins au hasard qu’à la nécessité des autres dans un certain cadre et pas encore à la volonté, la sienne propre, tant la suggestibilité et son pendant défensif, la sensitivité, sont grandes à cet âge !

Pour que l’adolescent puisse apprivoiser le hasard et l’aléatoire, deux sources majeures de créativité « en dehors des clous », pour qu’il puisse goûter l’essence même des choses dans leur altérité et ainsi (s)’éviter les deux écueils que sont s’enfuir ou s’enfouir, la rencontre avec cet autre non parental non originaire, que l’on ne connaît « ni d’Ève ni d’Adam », est fondamentale. Avec lui, avec sa puissance d’accueil et d’opposition, la force de vie de l’adolescent, tant dans sa composante agressive que dans sa composante érotique, va pouvoir accéder à résipiscence et satisfaction, à l’aune et à la mesure, de ses besoins-désirs et de ses limites. Que faire, au-delà des précautions d’usage ?

Tout le travail de la psychothérapie consistera à reconnaître que le symptôme ennui, morosité, est un signal d’alarme salutaire, qui permet à l’adolescent d’attirer l’attention de ses proches sur son trouble et ses difficultés à contenir sa pulsionnalité nouvelle et les obsessions torturantes qu’elle génère. Puis à parer aux effets morbides à terme de cette conduite qui glace et emmure, protégeant mal des « souillures », en lui substituant le pouvoir d’une pensée plurielle et non univoque, car nourrie d’un imaginaire retrouvé et non soumise à la répétition du fantasme régressif, et qui puisse enfin combler le vide (une étoffe de pensée) et y percer une issue.

Issue car pensée et non solipsisme, laissant une place au hasard, à la contingence et à la surprise, soit à des bouffées d’oxygène salutaires à un huis clos versant dans la logique de l’entropie négative faute de l’oxygène du questionnement de l’autre.

Issue permettant de vivre (animé) plutôt que de simplement exister (organisé) dans une mécanique réglée qui a fini par prendre le pouvoir sur la personne assujettie. Et ce, même si la personne affirme que ce serait « son choix ». Ce non-choix traduit de fait la force de l’installation d’une contrainte de répétition. Ce qui est « monstré », « exhibé » dans le symptôme, c’est la contrainte d’un sujet, emmuré dans ses défenses contre tout sentiment porté vers l’extérieur, craignant toute perte s’il se donne, enfermé dans son comportement et dans de multiples toxicomanies, à risque de passages à l’acte auto et hétéro-agressifs, qui ne le lui laissent plus aucun autre choix (Sisyphe) que celui absurde de continuer son dur besoin de durer, dans un espace clos et dans un temps ordonné. Sans désir. Obsession torturante dans la solitude et l’impuissance typiquement adolescente.

Car bon nombre d’adolescents finissent par trouver dans leur ennui-même une source de plaisir et de sérénité. Ils sont ainsi soumis « religieusement » – la religion appartient à la mort puisqu’elle ne promet ici-bas aucune satisfaction et aucune paix profonde, puisqu’elle décrète que ce sera là-haut mieux qu’ici. Et que dès lors on s’habitue à l’ennui… On y retrouve la continuité de la solitude des expériences primitives avec son environnement, on se retrouve comme aux temps premiers objet et non sujet, incarcéré dans l’inconscient maternel et son fantasme. Fantasme au cœur duquel s’active ce qui nous lie à l’objet avec plus ou moins d’excitation et jusqu’à l’aliénation. Ce qui nous empêche de nous extraire de cet inconscient et de rencontrer l’altérité radicale d’un autre (ce qui est le propre de l’adolescence et va dans le sens du développement).

L’ennui alors devient une drogue et comme telle se nourrit de l’absence, du manque, de la privation ou de la déception. Il est certes éprouvant, mais la quête du plaisir ailleurs, qui n’advient pas parce qu’il/cet autre n’est pas de son genre, est humiliante. Aussi aucune incartade ou échappée belle n’est possible. Et risque de s’installer l’anesthésie des envies, du désir, de l’espérance, de la passion, du travail à maîtriser avec le cœur et la pensée, et, in fine, l’acceptation de la mort dans la vie. N’oublions pas que le mot ennui vient du terme latin odium, « la haine » : on imagine l’ennuyé comme un homme rageur dont la haine s’exerce contre ce monde aseptisé et conformiste, ne vivant que pour l’adaptation sociale au détriment des surprises des jeux de l’amour et du hasard. Et on pressent qu’il ne perçoit pas que cette haine est avant tout l’ombre de grandes espérances avortées. Le travail de la psychothérapie est de ralentir la mort psychique en jouant et créant à partir des conflits et des fantasmes.

Le temps qui s’est un temps couvert, bientôt se lève… Il est temps de vivre et plus seulement à contretemps. Soit d’apprendre la navigation et la nage… Et se consoler : le temps perdu ne se rattrape guère, mais il peut se retrouver dans l’œuvre de vivre. Le temps perdu, celui du temps mort qui s’impatiente de finir, celui de l’ennui sans l’objet, celui du désinvestissement de soi, du fait du désinvestissement de l’objet, c’est ni plus ni moins le temps à attendre le retour de l’objet qui pris ailleurs, pré-occupé, fait défaut. La mère du narrateur d’À la recherche du temps perdu s’entretient beaucoup trop longtemps avec Monsieur Swann, tandis que l’enfant attend que le rituel du baiser du soir s’accomplisse, pour qu’il puisse affronter la nuit. Le voilà contraint à endurer seul la rupture de continuité avec sa « première grande amoureuse » et la « musicienne de ses silences ». Et pour ce faire à combler le vide né de son absence par l’imaginaire. S’ensuivront deux cent quarante pages.


1Édition Garnier Flammarion, 1996, p. 47.

2P. Mâle, La Psychothérapie de l’adolescent, Paris, Payot, 1974.

3Ainsi l’ennui à l’adolescence, le désinvestissement de soi par soi, renvoie-t-il à un désinvestissement du sujet par l’objet à un moment clé de son développement précoce, et ce dans la relation transcorporelle libidinale avec son environnement. Si l’adolescent n’arrive pas à jouer tout seul dans sa chambre avec ses objets, c’est qu’il a rencontré très (trop) tôt la solitude voire l’esseulement, n’a pas pu jouer sereinement à l’ombre protectrice et non intrusive de l’objet, et a enduré le sentiment-vécu de perte et de mort, d’où est née une mélancolisation du monde. Ces autoérotismes non nourris de l’objet tournent à vide et sont mécaniques.

4J. Conrad, Au cœur des ténèbres [1899], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, p. 48.

5L’huile amère et purulente de l’auto-érotisme.

6H. Michaux, Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions [1982], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome i, 2004, p. 164.

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