N°54 | Le temps

Grégory Chigolet

La planification économique ou l’organisation du temps

« Le Plan permet l’intervention de l’État dans la définition des objectifs à atteindre et dans l’encadrement de l’action des entreprises et des institutions d’intérêt public1. » Intuitivement, l’idée de planification est donc associée à celle d’organisation de l’économie d’un pays ou de gestion de certains de ses secteurs, généralement sous la houlette des services de l’État.

Pour aller au-delà de ce premier niveau d’analyse, il faut remarquer que les théories de la planification ne forment pas un corpus doctrinal unifié. Elles sont diverses, nombreuses et surtout renvoient à des conceptions de l’économie radicalement différentes. Certaines veulent concilier l’initiative privée avec une orientation commune du développement sur la base de politiques incitatives tandis que d’autres cherchent à y parvenir à l’aide de dispositifs coercitifs. Les plus radicales font de la socialisation des outils de production un préalable à toute forme de planification qui se confond alors avec un mécanisme de transition entre systèmes économiques.

L’éclectisme de ces théories s’explique par les conditions de leur émergence. L’apparition de la planification ne résulte ni d’un choix a priori ni parfois même d’une décision consciente, mais a été guidée par les événements, au premier rang desquels la guerre et l’évolution des conflits2.

  • La guerre source de l’essor de la planification

L’histoire de l’armée, de la guerre et de la planification a toujours été intimement liée. Comme l’écrit Jacques Sapir, « les économies de guerre ont engendré l’idée de planification, que le mot soit assumé ou non »3. L’idée de planifier apparaît au début du xxe siècle en Russie. Dans un premier temps, cantonnée à une vaste entreprise d’électrification du territoire (plan goelro), elle cherche rapidement à embrasser l’ensemble des secteurs de l’économie afin de favoriser plus activement l’ascension de l’industrie lourde. Son émergence ne peut cependant pas être reliée directement à l’œuvre de Karl Marx puisque le terme est totalement étranger à ses écrits.

  • Planification et socialisme : le communisme de guerre

Les premières réflexions autour de la planification s’inscrivent dans le cadre du « communisme de guerre » (1917-1921). Czeslaw Bobrowski (1956), ancien directeur de l’Office central de la planification polonais, retranscrit ces analyses pionnières4. Elles se déclinent en trois points : la Première Guerre mondiale et la guerre civile ont concentré les capitaux dans le secteur de l’armement, créant, du fait de leur raréfaction, des situations de monopole dans la plupart des autres secteurs et branches ; les nationalisations de la totalité des industries ainsi que des firmes de l’agroalimentaire ont été rendues impératives afin de ne pas laisser la production dépendre exclusivement des bons offices de quelques particuliers ; la disparition de la plupart des mécanismes marchands s’est traduite par l’instauration d’un système de coordination alternatif de nature administrative et centralisée, qui a pris la forme d’un processus continu de régulation orientant le développement de l’activité économique, c’est-à-dire d’un système de planification.

Dans la première moitié des années 1920, ces réflexions initiales sont prolongées par l’opposition fratricide entre le courant génétique, représenté par Nikolaï Boukharine, Vladimir Bazarov ou encore Timofey Rainov, et celui téléologique5, dont Evgueni Preobrajensky et Stanislas Stroumiline sont les principales figures. Leurs démêlés sont légion. Ils portent sur la façon de réaliser la transition vers le socialisme ou encore sur la nature du régime de croissance propre à assurer le bon développement du pays. Toutefois, c’est certainement sur la place respective de la planification et du marché que se situe l’aspect le plus incisif de la discorde.

Pour Boukharine et ses acolytes, le plan doit se regarder comme un palliatif aux insuffisances du marché qui demeure cependant seul capable de quantifier les phénomènes économiques. En dépit de cet atout, il ne peut maintenir durablement l’équilibre entre l’offre et la demande comme l’attestent les crises régulières qui jalonnent le capitalisme. La planification a la charge de rétablir cet équilibre. Les auteurs de ce courant génétique identifient alors la planification à un outil de politique économique complémentaire à la régulation marchande. Ce faisant, ils la cantonnent à une action de prévention et d’amortissement des chocs économiques. Une vision que la littérature désignera pudiquement plus tard par l’expression de « marchés régulés »6 ou de « quasi-marchés »7.

Une position que contestent ardemment les auteurs de l’autre mouvance. Pour eux, plan et marché s’inscrivent sous le signe d’une altérité radicale : « Accepter le marché comme l’une des prémisses à la planification nous coûterait trop cher. Le prix en serait de renoncer au socialisme en tant que régime économique, étant donné qu’au départ il n’est pas conciliable avec l’existence du marché8. »

Dans cette conception, la coexistence du marché et du plan a pour conséquence de limiter la capacité à planifier, restreinte par les fluctuations des prix de la sphère privée, ou encore par l’évolution de la demande d’investissement et de consommation : « La planification a cependant ici des limites déterminées, à savoir le volume de la demande solvable, pour une production donnée, chez les acheteurs du secteur de l’économie privée9. » Synthétiquement, le maintien d’un secteur marchand au sein d’une économie socialiste joue à son détriment puisque le marché fait échec à l’influence régulatrice de l’État. Le plan a vocation, à terme, à supplanter totalement le marché et éliminer l’ensemble des attributs du système capitaliste (profits, taux d’intérêts…).

Ces deux courants s’accordent néanmoins sur un point : le plan, une fois déterminé, est impératif. Staline avait réglé la question dès 1927 lors de son rapport au comité central du xve congrès du Parti : « Nos plans ne sont ni des plans prévisionnels ni des plans indicatifs mais des plans directifs, qui sont obligatoires pour les organes de direction et qui déterminent le chemin de notre futur développement économique national10. »

L’idée qui prédomine tout au long de l’histoire du socialisme en Union soviétique, combien même la réalité se montrera souvent moins docile, est que le plan a vocation à s’imposer à tous les acteurs, faisant alors affirmer à Charles Bettelheim (1965) qu’« il ne peut y avoir de planification que dans une société où sont réalisées ou en voie de réalisation les conditions du socialisme, ou du moins de sa construction »11.

  • Seconde Guerre mondiale et guerre froide : une extension du champ de la planification

La période qui s’étend de la fin des années 1920 jusqu’au milieu de la guerre froide est naturellement marquée par de vives tensions entre les nations. Stimulée par la nécessité de réarmer massivement et d’avoir une armée capable a minima d’assurer l’inviolabilité du territoire national, l’idée de planification va connaître de fulgurants développements qui l’amèneront à s’appliquer à des contextes extrêmement hétérogènes. La planification n’est alors plus seulement perçue comme l’apanage des sociétés engagées sur la route du socialisme, mais concerne toutes les économies, y compris celles réputées libérales : « La planification économique est devenue dans de nombreux pays un moyen de croissance et une forme d’action gouvernementale dont la valeur peut difficilement être contestée sans arrière-pensée doctrinale12. »

En Allemagne tout d’abord, le plan de quatre ans institué par le régime nazi dès 1936 et inspiré des premiers travaux du mathématicien John von Neumann ambitionne un réarmement rapide et massif sans sacrifier une consommation devenue vigoureuse. Il propose une planification partielle axée sur l’essor de l’industrie lourde et de la sidérurgie, ainsi que sur une importation massive de denrées alimentaires. Cette stratégie a pour inconvénient principal de provoquer une dépréciation continue du reichsmark, qui oblige la Reichsbank à s’accaparer toujours plus de devises et d’or des banques centrales étrangères afin de disposer de réserves de change suffisantes pour soutenir sa monnaie13. Malgré cela, ce mode de planification a assuré au jeune régime un réarmement extrêmement rapide qui s’est traduit par une domination militaire sur l’ensemble du continent européen en l’espace de quelques années seulement.

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la planification s’étend aussi outre-Atlantique. En 1954, Kenneth Arrow et Gérard Debreu présentent le résultat de leur recherche financée par l’Office of Naval Research. Leur travail emprunte à la théorie des jeux, discipline créée initialement pour rendre compte de l’évolution des conflits armés. En effet, ils décrivent l’économie sous la forme d’un jeu où les consommateurs cherchent à maximiser leurs utilités et les producteurs leurs profits. Ils supposent également l’existence d’un joueur centralisateur qui propose des prix, le « joueur de marché », dont le seul but est d’assurer le bonheur de la collectivité, qu’il espère atteindre en faisant coïncider les vœux de ses membres, c’est-à-dire leurs offres et leurs demandes. Naturellement, ce schéma ne se conçoit que dans le cadre de la concertation entre les membres de la société qui est à la base de toute planification. Si cette construction peut paraître déconcertante, elle ouvre une voie fondamentale : établir des programmes de planification à partir de la recherche d’un équilibre général où chaque marché, au même moment, égalise son offre et sa demande.

Initiée sous le régime de Vichy14 mais étendue sous l’impulsion du service recherche opérationnelle d’Électricité de France15, la forme de planification développée en France fluctue entre l’approche allemande et américaine. D’abord circonscrit à des programmes énergétiques, le troisième plan (1958-1961)16 expose une vision plus large et abrite des recommandations pour l’ensemble des acteurs économiques hexagonaux.

Si les méthodes utilisées de préparation du plan empruntent volontiers à ceux qui promeuvent la recherche d’un équilibre général17, la planification française adopte surtout une vision prosaïque qui combine un nombre réduit d’aspects normatifs avec une grande part de prospective. Ainsi, le fameux modèle de planification fifi, se définissant comme « semi-global », décline par ordre de priorité quelques grands objectifs préalablement fixés.

Enfin, notons qu’il est souvent avancé que la « planification à la française » était indicative. Cette affirmation, juridiquement exacte, cache une réalité plus complexe : les orientations prises par le secteur public, dont le poids était prépondérant, suivaient de près les directives du Commissariat au plan et déterminaient la trajectoire de l’économie nationale. Le secteur privé n’avait alors d’autre choix que d’emboîter le pas.

C’est toutefois en Russie que les réflexions sur la planification vont prendre les contours les plus spectaculaires. Bien que les planificateurs observaient avec lucidité les faiblesses des techniques en vigueur, la majorité demeurait convaincue « des grandes possibilités potentielles de perfectionnement de la planification »18. À la différence de leurs homologues allemands, la plupart pensaient que la priorité pouvait être accordée à la production, en particulier à l’industrie de l’armement, quitte à sacrifier la consommation.

De multiples courants s’affrontent lors de cette période. Les plus « libéraux », rassemblés sous l’étiquette de socialisme d’entreprise, aspirent à décentraliser la planification et à redonner une large autonomie aux directeurs d’entreprise en les soulageant des objectifs chiffrés, souvent peu réalistes, fixés par l’administration. À l’image d’Evseï Liberman (1973)19, ils proposent de redonner au profit sa fonction d’orientation des investissements des firmes, seule solution pour garantir leur efficacité et, finalement, la viabilité des plans sur le long terme.

À l’opposé, l’école mathématique prétend planifier centralement toute l’activité économique en recourant aux résultats de la naissante topologie. Le projet du Système optimal de fonctionnement de l’économie (sofe) dirigé par Nicolas Fedorenko (1974) est le prototype de cette vision20. L’idée qui guide ce projet est de trouver un algorithme de résolution d’un programme de planification qui s’appuie sur une partition en sous-programmes dont les solutions (plus simples) déterminées indépendamment engendrent la solution globale. La logique qui préside à ce travail est alors de bannir intégralement le marché grâce aux progrès de la science et des technologies.

Entre ces deux extrêmes, des économistes regroupés sous la vaste appellation de socialisme de marché entendent concilier le marché et le plan selon des modalités particulièrement hétérogènes. L’économiste polonais Oskar Lange (1936, 1937) est l’un des principaux représentants de ce courant. Il détermine les conditions qui assurent l’existence d’un équilibre général, égalisant simultanément l’offre et la demande pour tous les biens et services, dans le cadre d’une économie où les décisions de production ont pour but de satisfaire les choix des consommateurs plutôt que de maximiser le profit, mais dans laquelle les ménages décident librement de leur offre de travail ainsi que de leur demande de biens et de services. Ces conditions prennent la forme de deux règles de calcul assignées aux responsables de la production. Les quantités produites doivent, d’une part, chercher à minimiser le coût unitaire moyen et, d’autre part, à garantir l’égalité entre le prix et le coût marginal21.

  • La dimension temporelle de la planification

Dans l’imaginaire collectif, la planification concerne essentiellement le temps long. Elle est destinée à proposer une orientation partagée des grands choix économiques. Ce qui n’est pas inexact, mais trop réducteur. Le long terme se décline comme une suite de séquences de moyen terme. Planifier suppose de rendre cohérents les choix intermédiaires. De la même manière, le moyen terme se divisant en phases de court terme, la planification ne peut se dispenser d’une action immédiate. Planifier implique donc de trouver une cohérence temporelle globale.

Or, le temps est la source de bien des difficultés pour le planificateur. Au plan théorique, il pose le problème, redoutable, du traitement de l’incertitude. D’un point de vue pratique, il convoque la question de la viabilité des mécanismes d’ajustement, qui est ignorée théoriquement grâce à des artifices qui ne peuvent en aucun cas être transposés dans le monde réel.

  • Les difficultés théoriques à appréhender le temps

Le premier économiste planificateur du monde occidental est certainement Léon Walras (1834-1910). Son modèle d’équilibre général est la source de nombreux développements. Le plus célèbre d’entre eux est de loin le modèle de Gérard Debreu (1959) qui, dans les pas de Bourbaki, entend axiomatiser22 les travaux de Walras et leur conférer une structure mathématique robuste. Bien que les biens et les services y soient datés et localisés, ce modèle ignore le temps dans son aspect le plus négatif : l’expression d’une incertitude radicale. En outre, il postule l’existence d’un système complet de marchés qui restreint l’incertitude à des états de la nature probabilisables. Le consommateur, quant à lui, bénéficie d’une hypothèse de survie qui le préserve d’une mort par inanition en lui garantissant des ressources minimales pour couvrir ses besoins vitaux. Enfin, il n’est pas question non plus d’externalités où l’activité d’un agent viendrait au fil du temps affecter celle d’un autre.

Ces postulats visent à donner un caractère intertemporel au modèle. Ils neutralisent ses aspects économiques les plus déstabilisants comme les faillites d’entreprises, qui font évoluer l’offre par « bonds », ou encore des variations impromptues de la demande23. Le temps, porteur de hasard et de nombreux aléas, est l’ennemi du théoricien. Les hypothèses formulées n’ont alors qu’un objectif : réduire l’incertitude qui compromet la possibilité de planifier en recherchant un équilibre général.

La façon peu satisfaisante d’intégrer une dimension temporelle a rapidement conduit certains économistes à proposer des alternatives. La publication de Lionel McKenzie (1959), qui s’appuie sur le théorème du point fixe de Brouwer, est la première de cette longue série24. Elle propose de considérer une « réversibilité des processus de production ». Cette option a l’attrait de toujours permettre aux entreprises d’adapter leurs offres au volume de la demande qu’elles anticipent sans craindre les conséquences de prévisions erronées. En cas de faillite, elles peuvent faire marche arrière et revenir sur leurs décisions. Si par ce biais McKenzie arrive lui aussi à prouver l’existence d’un équilibre (général), son traitement du temps demeure difficilement interprétable empiriquement.

Au début des années 1980, Jean-Michel Grandmont se hasarde à lever entièrement l’hypothèse du système complet de marchés25. L’équilibre économique n’est désormais que provisoire et s’avère rapidement remis en cause par les prévisions des agents. La planification et le temps paraissent totalement incompatibles. Les anticipations, relevant d’éléments psychologiques, finissent par s’opposer à toute forme de coordination.

  • Les difficultés pratiques

De nombreux schémas de planification – Oskar Lange (1936, 1937), Gérard Debreu (1959), Janos Kornai et Tamas Lipták (1962)26, Edmond Malinvaud (1963)… – mobilisent un centralisateur, souvent appelé commissaire-priseur, qui annonce les prix, regroupe les offres et les demandes, et fait varier les prix en fonction de ces dernières. Plus précisément, il les augmente en cas d’excès de demandes et les diminue dans la situation inverse. Le processus, baptisé tâtonnement walrasien, se répète jusqu’à obtenir un vecteur prix d’équilibre où l’offre égale la demande simultanément sur l’ensemble des marchés.

Ce système de planification souffre toutefois d’une carence profonde. Si des agents effectuent des transactions avant que les prix d’équilibre ne soient trouvés, une partie d’entre eux se retirent progressivement des marchés et corrompent la dynamique de convergence. Walras a fini par admettre la validité de cette remarque ; il a alors supposé que les échanges ne peuvent pas avoir lieu tant que les prix d’équilibre ne sont pas atteints, donnant ainsi un caractère nettement centralisé à son modèle.

Ces recherches peuvent néanmoins exiger de nombreuses itérations suspendant les échanges pour un temps considérable, comme le suggère Edmond Malinvaud : « Supposons maintenant que le bureau du plan communique à une entreprise des prix pour les divers biens et lui demande d’annoncer le système d’inputs et d’outputs qui maximise la valeur nette de sa production. Si les prix sont bien choisis, la proposition de l’entreprise peut apparaître comme tout à fait raisonnable. Mais, pour certains systèmes de prix tout au moins, la proposition risque d’être inadmissible. Des prix un peu trop favorables pouvant conduire l’entreprise à annoncer un volume de production beaucoup plus grand que celui souhaitable ; des prix un peu trop défavorables pouvant avoir l’effet inverse et amener une production annoncée beaucoup trop faible. Il est intuitivement vraisemblable que des réponses inadmissibles de ce genre font perdre du temps dans les échanges d’informations27. » Les planificateurs ont alors été contraints d’imaginer un subterfuge en proclamant que le processus de tâtonnement s’exerce dans un temps « fictif » qui suspend celui réel.

Au début des années 1960, et malgré le fait que le temps soit de plus en plus synonyme de graves complications, l’optimisme reste de mise. Avec les progrès de l’informatique, la difficulté semble pouvoir être dépassée : « Qu’est-ce qui ne va pas ? Introduisons les équations simultanées dans un ordinateur et nous obtiendrons la solution en moins d’une seconde28. »

Le problème se révélera cependant plus grave qu’envisagé. Outre la vitesse de convergence, c’est bien la fiabilité du processus qui prête à réserve. Les marchés interagissant les uns avec les autres finissent par se déstabiliser mutuellement. Il est alors très peu vraisemblable de parvenir à une affectation des ressources qui soit efficace (i.e. optimale selon le critère de Pareto29) par ce mécanisme qui est soumis à des mouvements erratiques30.

Plusieurs solutions seront envisagées : la recherche d’un mécanisme efficace alternatif de convergence comme, par exemple, la méthode de Newton ; l’introduction des avancées dans le domaine de l’analyse comme le contrôle optimal ; ou encore, de façon plus balbutiante, le recours à la géométrie algébrique31. Toutefois, ces techniques n’aboutiront qu’à des résultats mitigés de stabilité locale ou ne trouveront pas le temps de s’appliquer. En pratique, faute de méthode suffisamment performante, les planificateurs se contentaient essentiellement de plans annuels qui étaient les seuls véritablement « opérationnels »32.

  • Conclusion

La fin du xxe siècle a été marquée par un abandon brutal de la planification dans la plupart des pays occidentaux. En France particulièrement, faisant suite à l’incisif rapport Jean de Gaulle (1994), le Commissariat général au plan a été supprimé au profit de divers organismes de prospective qui se contentent d’essayer de percevoir les principales évolutions macroéconomiques. L’heure était à la libéralisation, à l’ouverture à la concurrence et au « doux commerce » entre les États. L’opinion dominante considérait alors que la mondialisation grandissante était incompatible avec une perspective planificatrice nationale qui semblait dès lors appartenir « à un passé fait de contraintes politiques ou d’interventions tatillonnes »33.

La crise économique mondiale du début du xxie siècle, la pandémie de la covid-19 et surtout le retour des conflits à haute intensité, matérialisé par la guerre en Ukraine, ont engendré un regain d’intérêt pour la thématique34. La nécessité d’anticiper l’avenir, de parvenir à un futur désiré et de coordonner les moyens à mettre en œuvre pour l’atteindre semble faire aujourd’hui consensus. Trente ans après sa disparition, la planification tend à revenir sur le devant de la scène.

Pour les observateurs les plus fins, cette résurgence n’a rien de surprenant. En effet, un système organisé par un « centre » qui cherche à rendre compatibles les vœux de tous est bien plus économe en ressources qu’un système où chacun doit chercher des partenaires, négocier avec eux, à travers de longues chaînes d’échanges. En témoignent les modèles économiques récents qui, en recourant toujours davantage aux mathématiques de haut vol, adoptent souvent inconsciemment une forme d’organisation sociale qui suppose l’existence d’une « main très visible », qui ressemble fort à celle d’un planificateur.

Si quasiment personne ne propose aujourd’hui de substituer intégralement le plan au marché, l’interaction entre les deux modes de coordination mérite d’être repensée. Une planification qui ambitionne de donner un cap à l’économie ne peut pas se borner à remédier aux « défaillances »35 du marché. Elle doit habilement lui commander tout en parvenant à concilier les objectifs de ses différents horizons temporels. Un défi que les frémissements de nouvelles recherches commencent juste à aborder36.

À n’en pas douter, l’armée, avec ses besoins en acquisition et entretien de matériels qui réclament une coordination prononcée avec le secteur privé, constituera une source d’inspiration majeure pour repenser les nouvelles doctrines de la planification. De toute évidence, l’obligation de gagner en efficacité, de rationaliser l’organisation invitera toujours à planifier, qu’il s’agisse du fonctionnement des armées ou de l’économie. Si planifier exige de surmonter de redoutables obstacles, c’est aussi une nécessité absolue.


1I. Peaucelle, « Les théories de la planification et la régulation des systèmes économiques », pse Working Paper, 2005, p. 1.

2Nous reprenons ici la position de Gunnar Myrdal pour qui « aucun développement n’a été moins planifié que l’apparition graduelle et l’importance croissante de la planification ». G. Myrdal, Planifier pour développer. De l’État-providence au Monde providence, Paris, Éditions ouvrières, 1963, p. 29.

3J. Sapir, Le Grand Retour de la planification ?, Paris, Jean-Cyrille Éditions, 2022.

4C. Bobrowski, Formation du système soviétique de planification, Paris, Mouton and Co, 1956.

5Parfois aussi appelé théologique.

6P. J. D. Wiles, The Political Economy of Communisme, Oxford, Basil Blackwell, 1964.

7J.-H. Lorenzi, Le Marché dans la planification, Paris, puf, 1975.

8S. S. Stroumiline, Pour une théorie de la planification, 1928, p. 254.

9E. Preobrajensky, La Nouvelle économique, Paris, Études et documentations internationales, 1926, p. 233.

10Cité par M. Ellman, « L’ascension et la chute de la planification socialiste », Capitalisme et Socialisme en perspective, Paris, La Découverte, 1999, p. 129.

11C. Bettelheim, Planification et Croissance accélérée, Paris, Maspero, 1965, p. 12.

12A. Garcia, « La planification sociale », Revue économique, vol. 17, n° 2, 1966, p. 229.

13G. Chigolet, « Comment le iiie Reich fut économiquement contraint à la guerre », Inflexions n° 52, pp. 165-172.

14R.-F. Kuisel, « Vichy et les origines de la planification économique (1940-1946) », Le Mouvement social n° 98, 1977, pp. 77-101.

15Dont les chercheurs les plus éminents étaient Marcel Boiteux, Francis Bessière, Éric Sauter et, plus tard, Yves Balasko.

16Bien qu’adopté par décret en mars 1959, le troisième plan commence à être élaboré dès 1956 et sera soumis au gouvernement à l’été 1958.

17On pense ici aux méthodes d’évaluation des productivités des facteurs de production. Ces techniques, développées sous l’impulsion de l’insee mais à la demande du Commissariat général au plan, sont essentiellement dues à Edmond Malinvaud et Bernard Walliser.

18L. Kantorovitch, Calcul économique et utilisation des ressources, Paris, Dunod, 1965, p. 3.

19E. Liberman, Economic Methods and the Effectiveness Production, New York, Anchor Books Doubleday and Compagny Inc. Garden City, 1973.

20N. Fedorenko, Optimal Functioning System for a Socialist Economy, Moscow, Progress Publishers, 1974.

21O. Lange, “On the Economic Theory of Socialism: Part One”, The Review of Economic Studies, vol. 4, no 1, 1936, pp. 53-71 et O. Lange, “On the Economic Theory of Socialism: Part Two”, The Review of Economic Studies, vol. 4, no 2, 1937, pp. 123-142.

22G. Debreu, Theory of Value. An Axiomatic Analysis of Economic Equilibrium, New York, John Wiley and Sons, 1959. L’axiomatisation vise à définir les concepts économiques par des objets mathématiques puis à déterminer des relations logiques entre eux. La méthode est inspirée de la démarche des mathématiciens du groupe « Nicolas Bourbaki », principalement composé de jeunes normaliens de la rue d’Ulm que Gérard Debreu a côtoyés durant leurs études communes, qui ambitionnent ainsi de refonder les mathématiques sur la base des résultats les plus récents.

23Koopmans est l’un des premiers à donner une interprétation empirique à l’hypothèse de survie convoquée pour une raison purement théorique. Avec l’assentiment de Gérard Debreu, il considère que les entreprises et les consommateurs doivent être préservés, grâce à un système de redistribution, d’une disparition ou d’un décès uniquement pour une courte période donnée.

24L. McKenzie, On the Existence of General Equilibrium for a Competitive Market”, Econometrica, vol. 27, no 1, 1959, pp. 54-71.

25J.-M. Grandmont, Temporary General Equilibrium”, Handbook of Mathematical, Economics, Amsterdam, North Holland, 1982.

26J. Kornai et T. Lipták, Two level planning”, Econometrica, vol. 33, no 1, 1965, pp. 141-169. Cette publication donne un rôle un peu différent au centralisateur qui décompose le programme de planification pour trouver des prix fantômes ou implicites minimisant les coûts.

27E. Malinvaud, Procédures décentralisées pour la préparation des plans, Paris, Monographie de l’insee, 1963, p. 61.

28O. Lange, The Computer and the Market”, Capitalism, Socialism and Capitalism Growth, 1967, p. 401.

29On dit qu’une affectation des ressources est optimale au sens de Pareto s’il est possible d’augmenter la satisfaction d’un ou plusieurs agents sans dégrader celle d’un ou plusieurs autres. L’équilibre général a pour propriété d’être Pareto optimal (premier théorème de l’économie du bien-être).

30Pour une synthèse des démonstrations qui établissent le caractère chaotique du tâtonnement, se reporter à Shafer et Sonnenschein (1982). Bien que complexes, ces résultats n’ont rien d’étonnant. En effet, les fonctions d’offre et de demande étant non linéaires, le processus qu’elles engendrent à partir de l’application de leur « loi » a de grandes chances d’être de type chaotique.

31G. Chigolet, « Recherche sur la notion d’équilibre et ses applications aux théories de la planification économique », thèse de doctorat, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, 2008.

32W. Andreff, La Crise des économies socialistes. La rupture d’un système, Presses universitaires de Grenoble, 1993.

33P. Massé, Le Plan ou l’anti hasard, Paris, Gallimard, 1965, p. 144. Militairement, cette période de déclin de la planification est concomitante avec l’émergence du concept de « dividendes de la paix ». À l’instar du plan, les guerres entre les nations développées paraissaient relever d’une époque archaïque révolue. Preuve supplémentaire du lien étroit entre la planification économique et la défense.

34Ce regain d’intérêt demeure encore diffus au plan institutionnel. Même si une fonction de commissaire général au plan a été créée en septembre 2020, ce dernier ne dispose pas pour l’heure de commissariat pour l’épauler. Aucun plan pour l’économie nationale n’a donc été présenté à ce jour et l’action du commissaire général se limite à des réflexions thématiques.

35Pour les économistes, ces défaillances sont généralement au nombre de trois. Elles concernent la gestion des biens collectifs, la prise en compte des externalités et la résorption des asymétries d’informations.

36Nous pensons en particulier aux travaux du groupe de recherche sur la planification, constitué à l’initiative de Grégory Chigolet, qui regroupe notamment les universitaires Wladimir Andreff, Laure Després, Bernard Guerrien, János Kornai, Irina Peaucelle et Jamal Eddine Tebbaa. Leurs premiers résultats tendent à promouvoir une planification fondée sur le triptyque temporel stabiliser les marchés/ coordonner l’emploi des forces productives/ développer les secteurs d’activité à fort potentiel.

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