Les « trinômes », qui regroupent le ministère de la Défense, l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale et le ministère de l’Éducation Nationale, font désormais partie du paysage institutionnel. L’enjeu de leur travail n’est pas exclusivement didactique. Il ne s’agit pas seulement, pour les enseignants et pour les membres de la communauté scolaire, d’aménager les programmes d’éducation civique conformément aux informations dont les experts militaires ou géopolitiques ont la primeur. Les trois institutions construisent leur coopération autour d’une réflexion sur la défense. Combien cette notion est centrale dans l’actualité de ce début de siècle, on le comprend aisément si on en rappelle la pluralité sémantique et si on en perçoit tous les prolongements pratiques.
Au sens militaire, la défense présuppose la menace qu’un ennemi fait planer de l’extérieur sur notre espace commun. Mais cette signification du mot « défense » ne peut pas être coupée de sa connotation morale. La défense est aussi l’acte de langage par lequel on rappelle à quelqu’un ce qui est défendu.
Quand on réfléchit sur la défense qui vise à nous protéger de l’ennemi extérieur, on prend implicitement en compte les règles qui, à l’intérieur, garantissent la concorde. C’est pourquoi Rousseau, dans le Contrat social, va jusqu’à assimiler le criminel à un ennemi de l’État : « rebelle et traître à la patrie1 ».
Tout comme l’ennemi, le criminel doit être vaincu. Et, de la même façon que l’État peut juger expédient d’envoyer le citoyen à la guerre pour défendre la patrie, il peut juger préférable de supprimer le hors-la-loi parce que celui-ci constitue une menace pour la paix intérieure.
Or si la notion d’ennemi a changé militairement, si les caricatures de l’Allemand et du bolchevik ne suffisent plus, bien heureusement, à désigner l’ennemi étranger, la référence à ce qui est défendu, dans le domaine de la moralité, a également perdu sa radicalité. Je n’exprime pas ici un regret et je n’invite nullement à une mélancolie autoritariste. Je veux seulement souligner que la notion de défense nous oblige à revenir intellectuellement vers ces critères ultimes au nom desquels nous désignons les ennemis mais aussi, ce qui est indissociable, au nom desquels nous réglons la vie sociale par un certain nombre d’interdits. Sur ce point, notre condition d’Européens postmodernes ne nous facilite pas la tâche. Que ce soit dans le domaine militaire ou que ce soit dans le domaine de la moralité, il nous manque désormais une référence à ce que la philosophie politique nomme une situation décisive. En évitant l’expérience de ce genre de situation, nous avons perdu un socle sur lequel nous pourrions fonder nos jugements et nos actions.
Une situation est décisive quand elle ne peut pas être réglée autrement que par l’affrontement, c’est-à-dire par l’usage de la force. Une situation est décisive lorsqu’il faut donner la mort pour s’en sortir.
Notre histoire européenne, marquée par les grandes guerres du xxe siècle mais aussi par le développement d’une culture de la civilité et de l’humanisme, nous a conduits à contourner les situations décisives. Nous parions sur les vertus du dialogue. Nous cultivons en toute situation, et c’est naturellement une excellente chose, l’idéal du consensus possible.
Dans son livre Race et histoire, Lévi-Strauss explique que l’idée d’humanité universelle, englobant toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Il n’est même pas certain, ajoute-t-il, que le développement de cette humanité universelle soit définitivement acquis et qu’il résiste aux régressions barbares.
Pour Lévi-Strauss, « le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie2 ». Un homme est barbare quand il fait cesser l’humanité aux frontières de sa tribu, de son groupe linguistique, voire de son village. Mais en jugeant que les autres hommes sont moins qu’humains, le barbare ne fait rien d’autre que leur ressembler. Il se prive de sa propre humanité en supprimant celle des autres.
Tel est le paradoxe qui est à l’origine de ces curieux dialogues où, comme le note Lévi-Strauss, les interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Pendant que les conquérants espagnols enquêtaient pour savoir si les Indiens avaient une âme, ces derniers immergeaient des prisonniers blancs pour vérifier si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction3.
Nous croyons aujourd’hui à l’humanité de tout autre que nous. C’est ce qui nous assure du sentiment de notre propre humanité. Mais c’est aussi pour cette raison que nous refusons d’en arriver aux situations extrêmes dans lesquelles décider consiste à donner la mort. Malheureusement l’impératif humaniste ne nous épargne pas les multiples dissonances cognitives. Nous aussi, nous avons à supporter notre lot de paradoxes. De l’extérieur nous sommes agressés par des terroristes capables de mourir pour tuer aveuglément le plus grand nombre d’innocents. À l’intérieur nous sommes tout autant confrontés à des comportements qui démentent le consensus humaniste. Le pire arrive, me semble-t-il, quand l’inhumanité paraît habiter les jeunes dont nous avons la charge et auxquels il s’agit en particulier d’enseigner la défense aujourd’hui.
Il y a quelques semaines, dans la cour de leur établissement, des collégiens marseillais ont été surpris en train de regarder sur un téléphone portable les images du viol qu’ils avaient eux-mêmes commis et qu’ils répétaient en fait depuis des semaines sur une de leurs camarades. Ces élèves, qui sont-ils ? Comment se sont-ils développés, individuellement mais surtout socialement, pour pouvoir être ainsi les spectateurs impavides et distanciés de leur propre brutalité ? Comment devons-nous réagir à ces expériences troublantes et révoltantes ? Quelle attitude devons-nous adopter pour que ces chocs ne fissurent pas lentement notre culture de l’humanité ?
A priori l’autre est digne d’une relation plus humaine que celle de l’affrontement et il nous semble toujours dangereux de faire appel à des principes qui justifieraient l’usage de la force. D’où notre embarras lorsqu’il s’agit de désigner l’ennemi. Nous craignons de nous révéler moins humains que nous souhaitons l’être. Il faut donc essayer de ne pas perdre notre âme tout en faisant évoluer l’héritage moral et culturel de notre « vieille Europe ». Au cours de cet exercice, il me paraît indispensable de garder les yeux fixés sur les deux repères conceptuels suivants.
D’abord, nous n’avons pas intérêt à confondre les genres. La catégorie de l’ennemi est politique. Elle ne se confond pas avec la catégorie morale du mauvais. Le danger, quand on accuse l’ennemi d’être une figure de Satan, c’est de se croire moralement autorisé à être sauvagement cruel et injuste avec lui. Nous ne résoudrons pas nos dilemmes humanistes en identifiant l’ennemi au mal. Pire nous risquerions plutôt de régresser dans le paradoxe de la barbarie.
Même sanglante, notre histoire européenne nous a appris que l’ennemi doit pouvoir rester un ennemi juste, ou juste ennemi, faudrait-il dire. L’admettre revient à dire que l’ennemi n’a rien d’inférieur. Bien au contraire, il est un alter ego. Cette réciprocité entre les ennemis justes découle de la reconnaissance que s’accordent mutuellement des États souverains. Depuis Jean Bodin, la théorie politique européenne déduit le droit à faire la guerre de la souveraineté de l’État. Chaque État reconnaît aux autres le même droit d’être souverain et donc le même droit de faire la guerre à ses semblables. Et c’est sur la base de cette réciprocité juridique que certaines conventions, auxquelles on recourt encore dans le domaine militaire, ont pu introduire un peu de justice au cœur des combats.
Il est vrai que cet espace juridique européen n’est plus le cadre pertinent pour comprendre ce qu’est un ennemi. Mais l’impératif de la paix, qui a présidé à la construction de l’Europe et qui donnerait tout son sens à une diplomatie européenne, ne doit pas conduire à évider les entités politiques de toute leur substance. C’est là le deuxième repère qu’il me paraît essentiel de garder en vue.
L’intérêt d’une réflexion sur l’ennemi est de nous ramener à une interrogation sur notre existence politique. Nous ne pouvons pas vouloir enseigner la défense sans nous questionner sur la manière dont nous participons aux regroupements qui structurent notre vie publique. Pouvons-nous envisager de construire des entités politiques qui existent autrement que dans la possibilité de s’affronter ? Inversement, nous est-il encore possible de nous impliquer dans des affrontements qui transcendent les petits clivages électoralistes et manifestent notre appartenance à une authentique communauté politique ?
La vie démocratique dans notre société ouverte nous met face à ce genre de défis. Nous avons vraiment intérêt à les relever. Si nous n’apportons pas de réponses concrètes à ces questions, il est probable que nous regarderons prospérer, au sein de notre propre société, des formes de violence qui procureront à leurs auteurs le sentiment factice d’exister en groupe face à des victimes arbitraires. Nous ne pouvons pas courir ce risque.
En 1960, Raymond Aron prononçait une conférence intitulée « L’aube de l’histoire universelle ». Il y dessinait en ces termes la nouvelle situation historique de l’Europe :
« Contemplant le monde en train d’adopter la civilisation dont elle a été le foyer, affirmait-il, l’Europe n’est pas condamnée à se sentir vaincue par sa victoire. La grandeur n’est plus indissociable de la force militaire puisque les grands ne peuvent plus employer leurs armes sans provoquer en représailles leur propre destruction, puisqu’aucune société n’a plus besoin de régner sur les autres pour donner à ses enfants des conditions de vie honorables4. »
Raymond Aron n’en concluait pas que l’âge de l’histoire universelle serait pacifique. Il n’aurait certainement pas été surpris de constater que la fin de la guerre froide laissait le champ libre à des menaces plus disséminées, moins définies mais aussi beaucoup plus réelles que l’apocalypse nucléaire dont la virtualité perpétuait le statu quo entre les deux camps ennemis.
Notre culture nous a éloignés des situations décisives. Est-ce que cela veut dire que nous devons à tout prix réapprendre à désigner l’ennemi ? Cela n’est pas nécessaire. En revanche, il est impératif que nous prolongions l’orientation humaniste de notre histoire européenne. Telle sera notre grandeur. Or il me paraît clair que nous n’y parviendrons pas si notre souci est uniquement de donner à nos enfants « des conditions de vie honorables ». Que nous soyons ou non en mesure de désigner de nouveaux ennemis, notre responsabilité est aujourd’hui, avant toute chose, d’assurer aux jeunes générations de nouvelles perspectives d’appartenance politique.