Il y a encore quelques années, traiter des rapports entre humanitaire et militaire aurait semblé relever de la pure gymnastique intellectuelle ou de l’exercice de style strictement rhétorique. Il faut dire que, entre ces deux mondes, les clivages historiques, culturels, intellectuels et moraux semblent aussi nombreux que profonds. Pour résumer, et sans schématiser à l’excès, on trouve d’un côté une logique d’état poussée à son paroxysme, une culture qui privilégie le collectif au détriment des individus, une exigence extrême d’obéissance, une tradition du secret et une vision stratégique dont la finalité détermine la moralité. de l’autre côté, nous trouvons à peu près symétriquement une remise en cause de la légitimité des états, une valeur d’étalon accordée aux droits de l’individu, une éthique de la désobéissance qui va parfois jusqu’à l’anarchie, l’utilisation régulière de la « loi du tapage », enfin une approche stratégique faisant d’une certaine exigence de pureté morale un absolu intangible.
Au-delà de ces caractéristiques, pourtant, il me semble que nous ne pouvons aujourd’hui ignorer les connivences profondes et les convergences nécessaires qui font des humanitaires et des militaires des partenaires potentiels dans bien des régions du monde. À l’origine de ces convergences, il y a de part et d’autre des évolutions fondamentales, qui tiennent autant à une évolution géostratégique globale qu’à une approche pragmatique dictée par des collaborations de plus en plus nombreuses et fécondes, en particulier hors de France.
L’évolution géostratégique, c’est l’importance croissante de la dimension transnationale dans la prise en compte des grands problèmes auxquels nous devons faire face : écologie, santé, énergie, missions internationales de paix, gestion des nouveaux risques, notamment terroristes, etc. Cette évolution va de pair, bien sûr, avec la globalisation de l’information dont les organisations humanitaires ont été tout à la fois les acteurs conscients – lorsqu’il a fallu sensibiliser les opinions publiques occidentales à certains drames lointains – et les bénéficiaires directs, puisque leur légitimité s’est fondée sur la nécessité d’agir rapidement et efficacement au-delà des zones traditionnelles d’intervention des États. Or, parallèlement à cette mondialisation des consciences qui s’est faite notamment par les progrès de l’information et par l’émergence de grandes organisations humanitaires, les militaires ont su, mieux encore que les diplomates ou les politiques, se fondre dans des logiques transnationales nouvelles. Les coopérations militaires internationales demeurent en effet bien souvent la seule traduction concrète de velléités multilatérales plus facilement invoquées qu’appliquées et des grandes indignations médiatiques et humanitaires lorsqu’elles sont suivies d’effets.
À côté de ces données contextuelles générales, la convergence des problématiques militaires et humanitaires doit aussi beaucoup à la pratique. C’est sur le terrain, en Bosnie, au Kosovo, au Congo, en Somalie ou en Afghanistan, que les militaires et les humanitaires ont appris à travailler ensemble de plus en plus étroitement. Et c’est sur le terrain, surtout, que la nécessité de leur collaboration s’est faite de plus en plus évidente.
C’est ainsi que, au-delà des différences culturelles et historiques que je relevais plus haut, il me semble aujourd’hui essentiel de percevoir les ressemblances et parfois les similitudes des problématiques auxquelles militaires et humanitaires sont confrontés, ainsi que la progressive convergence des outils et des pratiques avec lesquels ils leur font face.
Celles-ci, bien sûr, n’empêchent ni les différences d’approche, ni les divergences de fond, ni une certaine méfiance résiduelle. Méfiance du côté des militaires qui éprouvent souvent le sentiment d’une hostilité à leur égard de la part d’humanitaires qu’ils soupçonnent en retour de chercher avant tout à défendre un marché, à préserver un pré carré qu’ils se sont approprié et dont ils veulent conserver le monopole… Et il ne faut pas négliger non plus le facteur culturel, malgré l’ouverture que l’on observe dans la plupart des armées du monde. Les Organisations non gouvernementales (ong) demeurent des entités difficiles à cerner, animées par une logique parfois lointaine et agissant de manière souvent imprévisible. Même pour un humanitaire rompu aux subtilités de ces organisations dont la force vient d’une énergie débordante, d’un esprit critique heureusement développé et d’une extrême et nécessaire liberté, il y a là souvent de quoi être perplexe…
Du côté des humanitaires, on trouve également de la méfiance, fondée notamment sur la conviction que la vocation des militaires n’est pas de « faire de l’humanitaire » et que cette confusion des genres augmente les risques encourus par les ong. Surtout, le sentiment qui prédomine est souvent que les militaires agissent dans le cadre d’un agenda politique imposé, donc partial, et que la finalité réelle des services qu’ils rendent aux populations est de « gagner les cœurs » pour, in fine, atteindre leurs propres objectifs militaires et donc politiques, ce qui voudrait dire partiaux. On comprendra que le mot « politique » serve de repoussoir.
Tout cela, bien sûr, est partiellement fondé et les arguments des uns et des autres doivent être considérés avec attention. Mais il me semble qu’il y a aussi, dans cette opposition parfois un petit peu stérile, une méconnaissance réciproque et un aveuglement quant aux objectifs réellement poursuivis. Car, et c’est là ma conviction profonde, humanitaires et militaires, s’ils agissent selon des logiques parfois différentes, relèvent bel et bien d’une seule et même logique : la politique.
Dans le cadre démocratique qui est le nôtre, il me paraît en effet excessif d’opposer frontalement une logique militaire, qui ne serait dictée que par des intérêts inavouables, guerriers et violents, à une logique humanitaire aux motivations parfaitement pures. Humanitaires et militaires agissent aujourd’hui au nom de valeurs qui sont parfois – pas toujours – communes et poursuivent en général des objectifs – la protection des populations, la paix, la démocratie – heureusement complémentaires. Quels que soient les cas de figures, demeure une différence essentielle : les premiers sont volontaires, rétifs et les seconds obéissent aux ordres des politiques.
C’est donc à un point de vue politique que je voudrais revenir, pour examiner les rapports entre humanitaires et militaires dans la seule perspective qui me paraisse devoir être retenue : celle des victimes. Au-delà des querelles et des procès d’intentions. Car l’enjeu de l’articulation des logiques humanitaire et militaire qui nous préoccupe ici est bien la meilleure façon de répondre aux besoins des populations. Dans cette optique, il ne s’agit pas de peser les mérites comparés des uns et des autres, mais de comprendre comment leurs logiques et leurs actions peuvent s’articuler pour un meilleur secours aux victimes et une plus grande efficacité dans la gestion des crises.
Chacun, en effet, s’appuie sur ses points forts. Les militaires sont presque toujours les mieux équipés pour répondre aux problèmes logistiques majeurs : difficultés de transports, absence d’infrastructures lourdes, conditions naturelles hostiles. En 2004-2005, la gestion du tsunami fut en cela significative : la quasi-totalité des ong a d’abord utilisé les moyens militaires pour accéder aux sites touchés, les premiers moyens disponibles sur place ayant été ceux des militaires singapouriens. C’était alors la condition sine qua non d’un accès minimal aux victimes. Aujourd’hui, cet exemple de partenariat militaire-humanitaire est perçu de manière plus satisfaisante de la part des uns et des autres.
Si les militaires disposent d’outils logistiques supérieurs à ceux des organisations humanitaires, celles-ci sont en revanche généralement plus à même d’offrir des services de proximité aux populations, et ce dans l’urgence comme à moyen terme. Elles sont également souvent mieux placées pour prolonger l’action et développer les capacités des acteurs locaux, dont il ne faut jamais oublier qu’ils sont toujours les premiers à faire face à une crise et les seuls capables de la résoudre à terme.
Pour ces raisons, la complémentarité entre capacité logistique militaire et capacité des ong à construire une relation de proximité avec la population et les acteurs locaux par un soutien individualisé est sans doute l’une des plus riches à explorer. Elle vaut également dans le cas d’opérations de maintien de la paix, où le travail indispensable de sécurisation des militaires et des polices qui, dans le cadre de l’Europe des 27 se préparent ensemble aux tâches précises qui leur incombent. Ces engagements ne sont opérationnels que s’ils trouvent un relais efficace dans des associations humanitaires nécessaires à la prise en charge d’autres blessures – sanitaires, morales, affectives.
Le cas des opérations de maintien de la paix, où protection militaire et action humanitaire sont étroitement imbriquées, se prolonge bien évidemment dans la problématique de la sécurisation de l’accès aux victimes par des corridors humanitaires, première incarnation historique concrète d’un droit d’ingérence combinant action militaire et exigence humanitaire1. Et c’est bien cette combinaison harmonieuse – même si elle demeure souvent tendue et parfois conflictuelle – entre deux puissances complémentaires sans être concurrentes qui préfigure aujourd’hui un devoir d’ingérence efficace et respectueux des intérêts des populations.
D’un constat pratique, nous en arrivons ainsi à l’essence même de ce qui fonde aujourd’hui l’humanitaire.
La reconnaissance par l’onu, lors du sommet du Millénaire de septembre 2005, d’une « responsabilité de protéger2 » a fait entrer cette réalité dans les règles du droit international. Or, au-delà des nécessaires principes juridiques, nous savons bien qu’une telle responsabilité ne pourra s’incarner pleinement que s’il est possible de faire concrètement la synthèse entre ce qui est nécessaire d’un point de vue humanitaire, souhaitable d’un point de vue politique et possible d’un point de vue militaire. Cela ne peut se faire que dans le cadre d’instances de discussions internationales respectueuses de principes politiques et légitimes auprès des populations concernées comme des opinions publiques mondiales. Je souhaite ici précisément l’engagement d’une onu réformée, seule instance mondiale reconnue et capable de fédérer les divergences et d’imposer un consensus. À l’expertise des militaires doit donc pour cela répondre celle des humanitaires, fondée autant sur des objectifs de secours que sur des principes moraux.
Bien entendu, cela est particulièrement complexe à obtenir, en particulier du fait de cette méfiance réciproque entre ces deux univers que j’évoquais plus haut. Mais c’est là aussi, je crois, que les uns et les autres gagnent le plus à cette coopération dont le but reste bien évidemment le secours aux victimes et non la légitimation d’une opération dictée par des intérêts stratégiques, diplomatiques ou économiques ou moraux particuliers. Dans le cas de la guerre d’Irak notamment, nous voyons bien qu’un dialogue plus franc et plus lucide entre ces différentes expertises aurait amené à une autre stratégie diplomatique, à une autre stratégie militaire, et, surtout, à une autre stratégie de rétablissement de la paix et d’instauration de la démocratie. Militaires, politiques et humanitaires, nous devons tous accepter de mieux écouter les autres, et de prendre davantage en compte les autres aspects d’une réalité toujours multiple, toujours complexe. C’est ainsi que nous servirons avec justice et efficacité les populations civiles.
On le voit, humanitaire et militaire sont donc aujourd’hui étroitement imbriqués, au point qu’il est parfois difficile pour les populations victimes de faire la différence entre les missions et les responsabilités respectives des uns et des autres – ce qui ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes, notamment de sécurité, aux associations engagées sur le terrain.
Cette confusion, en réalité, me semble relever d’une incertitude plus profonde à laquelle nous commençons seulement à être confrontés. La question majeure en effet n’est sans doute plus de savoir si l’espace humanitaire doit rester l’exclusivité des ong (si tant est qu’il l’ait jamais été), mais bien plutôt de savoir comment un nombre croissant d’acteurs agissant aujourd’hui dans le champ du secours aux victimes – ong, organisations onusiennes, sécurité civile, forces militaires nationales et transnationales, acteurs privés, etc., – peuvent avoir des mandats, démarches et périmètres d’action qui permettent de répondre le plus efficacement possible, et avec le meilleur rapport coût-efficacité aux besoins des populations touchées par les crises. Cette question se pose désormais à la fois de plus en plus tôt, à mesure que les principes humanitaires de protection des minorités entrent dans les textes officiels, et de plus en plus tard, tandis qu’apparaissent de plus en plus les extrêmes difficultés post-conflits.
Nous ne sommes, je crois, qu’au début de la réflexion dans ce domaine. Et, comme toujours, c’est sur place, dans l’adversité, que nous trouverons peu à peu des réponses satisfaisantes.