En croisant leurs expériences, Caroline Eliacheff, psychanalyste et Daniel Soulez-Larivière, avocat, mettent en exergue des questions essentielles sur le lien social à l’époque contemporaine.
En séparant l’Église de l’État, les démocraties ont substitué au lien vertical qui reliait les individus au monarque de droit divin un lien horizontal. Le premier « tirait son autorité de Dieu, dont il était le représentant, pour être le père de la nation. » Le second, est fondé sur la liberté, l’égalité, la fraternité. Le lien social « hérité, subi » s’est transformé en un lien librement consenti où tous sont à la fois égaux et différents, égaux et inégaux dans la différence. Pour résoudre cette pression, a priori contradictoire, le héros est celui qui, apparaissant hors de la foule, incarne un nouvel héroïsme, qu’il soit né de la performance ou de la victimisation.
Pendant longtemps les victimes ont été ignorées ou non dédommagées et le travail des associations a permis de faire reconnaître l’état de victime. La victimologie est entrée en troisième cycle à l’université et attire de plus en plus de juristes et de professionnels puisqu’elle traite de nombre de disciplines. Mais ne faut-il pas, s’interrogent les auteurs, se demander pourquoi le prestige de la victime est supérieur à celui du héros ? Lorsque les citoyens, devant leurs télévisions, sont solidaires des victimes d’une grande catastrophe, un lien se crée entre eux, lien de compassion, porteur de cohésion, de solidarité, inhérent à la démocratie. « La destruction des grands idéaux explicatifs de l’Histoire accélère la distribution de tous et de tout dans ces catégories du bien et du mal qui correspondent à la grille victime-coupable », écrivent les auteurs. L’élan compassionnel, né de l’effet démocratique, a été un élément de progrès autant en interne qu’à l’international car il a permis de faire face au principe de réalité. Mais sa conséquence, le mouvement victimaire, est confronté pour l’un à des drames privés et pour l’autre « à vouloir sauver (ce qui) signifie se confronter à la mort, à la politique et aux armes qui tuent ».
Jusqu’où irons-nous dans la « victimisation généralisée » se demandent les auteurs qui plaident pour un équilibre entre individuel et collectif, entre émotion et raison pour éviter que le primat compassionnel et émotionnel ne se retourne contre la société ou les victimes elles-mêmes ?
Le Temps des victimes pose de bonnes questions sur les effets de la démocratie, de l’individualisme et il ne peut que laisser le lecteur s’interroger lui aussi sur les suites délétères des excès en tout genre.