N°44 | La beauté

Antoine Lilti
L’Héritage des Lumières
Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières,

Aider à mieux comprendre ce qu’est l’héritage des Lumières, telle est l’ambition d’Antoine Lilti, éminent spécialiste de l’histoire sociale et culturelle du xviiie siècle, dans le nouvel ouvrage qu’il nous livreaujourd’hui. L’entreprise n’est pas neutre, tant cette question demeure un enjeu politique aussi bien que polémique. Penser l’héritage des Lumières n’est rien d’autre que penser les origines de la modernité ; celui qui s’y risque s’expose dans un espace public saturé de tensions, de crispations et de doutes. « On n’enferme pas Voltaire », aurait répondu le général de Gaulle à ceux qui lui conseillaient de faire taire Jean-Paul Sartre, soulignant ainsi à la fois un impératif moral et la longue portée du prestige symbolique des Lumières. Plus récemment, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, Le Figaro titra un éditorial « Voltaire, je crie ton nom », proclamation emphatique qui du moins confirmait la brûlante actualité des philosophes « éclairés ». De fait, les grandes figures totémiques du xviiie siècle sont toujours convoquées dès que le besoin s’en fait sentir pour en quelque sorte garantir à une opinion désorientée une forme de réassurance face aux enjeux de l’histoire en train de se faire. Pour autant, apparaissent-elles encore comme un horizon de référence limpide alors que de partout, depuis la gauche comme depuis la droite, leurs adversaires de tout poil, « progressistes » aussi bien que « réactionnaires », instruisent leur procès ? Si leur héritage demeure un enjeu intellectuel et sociétal essentiel, il semble paradoxalement ne plus aller de soi. Toutes les critiques convergent vers un étrange forum adverse pour dénoncer une rationalité despotique, destructrice de la famille et de l’ordre social, un universalisme théorique compromis avec l’impérialisme européen et occidental ou débouchant sur un relativisme culturel niant les appartenances, un culte aveugle du progrès conçu sans limites, un intégrisme laïc et républicain justifiant des discriminations…

Afin de proposer un tableau cohérent des enjeux légués par les Lumières, Antoine Lilti revendique son statut d’historien, conscient que son rôle n’est pas d’imposer une représentation fondée sur des arguments d’autorité, mais de restituer les fondements de cette actualité critique en montrant pourquoi les Lumières sont à l’origine d’une tradition intellectuelle, et cela à l’écart des outrances des uns et des autres. Son livre apparaît comme un modèle de méthodologie patiente et mesurée dont beaucoup feraient bien de s’inspirer.

On ne peut traiter des Lumières et de leur modernité sans convoquer Kant, lequel considérait qu’elles étaient avant tout un processus nouveau devant permettre à chacun d’oser penser par lui-même, et Michel Foucault, dont on sait qu’il a reconnu que le temps des Lumières, la première époque à s’être nommée elle-même, fit de son présent l’objet de son interrogation philosophique. Toutefois, c’est en historien et non pas en philosophe qu’Antoine Lilti argumente sa propre définition. Une phrase pourrait résumer sa démonstration : « La modernité n’est pas le résultat des Lumières ; elle en est l’objet. » Cela signifie d’abord qu’elles ne peuvent pas être définies comme un corps d’idées politiques ou de théories philosophiques cohérent, fixé une bonne fois pour toutes et destiné à être évalué selon nos préférences idéologiques, mais plutôt comme un mouvement intellectuel articulé à un ensemble de pratiques sociales. Ces penseurs si différents les uns des autres ont pour seuls points communs d’être attentifs aux mutations qui affectent la société de leur temps, de développer une méthode pour les penser, de vouloir être utiles en diffusant leurs réflexions, c’est-à-dire en promouvant un usage public de la raison qui émancipe la production des idées de l’autorité tutélaire de l’Église et de l’État, et affranchit le peuple des superstitions et des préjugés. Les Lumières apparaissent ainsi fondamentalement comme une réponse au surgissement de la modernité et leur premier legs consiste dans cette intention inaugurale d’un rapport critique de la société à elle-même. Les nouvelles connaissances ne sont ni abstraites ni désincarnées, mais fondées sur l’historicité des ruptures observées. Par ailleurs, la restitution de cet énorme effort réflexif ne saurait occulter ou nier les divergences, les contradictions, les ambivalences et les tensions qui traversaient les philosophes et contribuent encore à expliquer que leur héritage ne s’impose pas à nous avec la force de l’évidence. Ce sont celles de la modernité elle-même. La complexité des Lumières est la somme des conditions particulières de l’énonciation du discours de chacun de ces penseurs. Si bien que, quelle que soit la question traitée, il reste impossible d’en trouver deux du même avis. Antoine Lilti ne cesse de souligner leur pluralité afin de récuser ceux qui les réduisent si souvent à des idées simples – le pouvoir de la raison, la tolérance, la foi dans le progrès, la liberté d’expression –, mais aussi de disqualifier les fausses distinctions entre des Lumières radicales et d’autres qui ne le seraient pas. Les Lumières peuvent être athées, déistes, panthéistes, catholiques ou protestantes, toutes proposent un travail de la tradition contre elle-même.

Si l’inépuisable potentiel critique des Lumières réside d’abord dans leur polyphonie, comment alors ne pas tenir pour vrai qu’elles ne servent pas à justifier la modernité mais à la problématiser ? Les Lumières nous lèguent une somme de questionnements, de problèmes et de doutes auxquels nous devons continuer d’apporter des réponses. Leurs différences, voire leurs désaccords, composent la dramaturgie d’une aspiration individuelle et collective au progrès dont la puissance d’interpellation, avec ce qu’elle suppose d’interrogations, demeure d’une totale efficacité puisqu’elle est à la source de tous les débats qui nous taraudent. Le récit des origines de la modernité exige encore d’admettre sans barguigner que si les philosophes annoncent des temps nouveaux, ils n’échappent pas à leur époque : ils s’accommodent de la censure, ignorent les droits des femmes, développent une anthropologie parfois teintée de racisme, leur reconnaissance de la diversité culturelle de l’humanité s’accompagne d’une hiérarchisation des sociétés ; leurs conceptions restent fondamentalement eurocentristes, la spécificité de l’Europe qu’ils interrogent leur semble justifier son expansion et la diffusion sous certaines conditions de sa civilisation… En cela aussi se révèle leur modernité, celle d’une capacité pionnière à éclairer les potentialités ambivalentes du changement historique. Comme le remarquait Michel Foucault, les Lumières permettent à l’Occident de prendre conscience de ses possibilités, des libertés auxquelles il peut accéder, mais aussi de réfléchir aux pouvoirs dont il a usé. Il reste enfin qu’il ne suffit pas pour défendre les Lumières d’en montrer la plasticité. Puisque chacun peut leur faire dire ce qu’il veut, il faut encore les protéger de tous ceux – ils ne manquent pas – dont la mauvaise foi intellectuelle et les impostures méthodologiques menacent de les travestir ou de les confisquer. Au fond, Antoine Lilti nous rappelle que l’historien scrupuleux ne saurait travailler sans se confier à l’intelligence collective ni vouloir donner la force à l’opinion publique « de persévérer dans l’inconfort du clair-obscur ». Magnifique formule.


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