Si nous comprenions toujours la question de l’espace à partir d’un territoire considéré comme central, nous sommes depuis quelque temps obligés de constater que de nouveaux espaces se créent, notamment ce que d’aucuns appellent le « continent numérique ». Et si l’on peut se poser la question d’un territoire comme lieu potentiel de conflit – les exemples ne manquent malheureusement pas –, cela vaut la peine de se pencher sur une question analogue avec les espaces numériques, dont nous croyons qu’ils ne sont pas qu’un outil, mais qu’ils représentent, bien au contraire, un nouvel espace social. Or, tout nouvel espace découvert, depuis que notre humanité existe, est-il réduit à être un lieu de conflit pour établir des propriétés, des autorités, des régulations ? Ce principe de réalité vient de plus en plus s’imposer à nous : si le territoire reste un lieu privilégié de détermination de l’individu (juridique, social, sociétal…), ce que l’on appelle le « réseau » prend de plus en plus de place et d’importance dans la vie d’une personne, parfois au-delà de la réalité territoriale.
Les réseaux sociaux qui ont vu le jour ces dernières décennies viennent bousculer notre rapport à l’espace, au territoire, aux appartenances sociales et étatiques classiques (pour ne parler que d’elles) ainsi que nos relations personnelles : Facebook, Twitter, Viadeo, ou encore LinkedIn, nés aux États-Unis dès 1995, ne seront réellement internationalisés qu’à partir de 2004, associés à un essor technologique inégalé. Et en ce sens, il faut bien lier ces deux développements : aujourd’hui, nos smartphones sont des centaines de fois plus puissants que les ordinateurs personnels des années 1980. Ces réseaux sociaux et ces réseaux d’influence1, associés à ce développement technologique, permettent d’entrer simplement en contact avec d’autres, de manière « virtuelle » dit-on, mais non pas moins réelle. Converser ou échanger des photos, des informations, sont leurs fonctions les plus évidentes. Mais ce n’est pas cette évolution technologique, aussi intéressante soit-elle, qui nous occupe ici. Sur la cinquantaine de millions d’internautes français, environ quarante millions vont au moins une fois par mois sur un réseau social2. Facebook, par exemple, peut revendiquer à lui seul plus de cinq cent cinquante millions de membres actifs, dont près de vingt-cinq millions en France : dès 2011, le quotidien Le Monde l’avait ainsi qualifié de « troisième État du monde » à cause du nombre même d’utilisateurs qu’il revendique.
Ainsi, ces réseaux sociaux, nouvelle forme d’appartenance, ne sont pas qu’un simple moyen technologique ; ils reflètent également, soyons-en convaincus, une nouvelle « humanité » dont l’émergence ne fait que commencer3, ainsi que le constatait le Saint-Siège dès 2012 : « Ces nouvelles technologies numériques ont donné naissance à un véritable nouvel espace social, dont les liens peuvent avoir une influence sur la société et sur la culture. En agissant sur la vie des personnes, les processus médiatiques rendus possibles par ces technologies parviennent à transformer la réalité elle-même4. » Ces nouveaux espaces existent bel et bien ; ils offrent de vastes possibilités et représentent un grand défi pour toutes nos sociétés, puisqu’il n’existe plus au monde aucun endroit qui ne puisse être atteint par l’influence de ces nouvelles réalités, par-delà toute frontière étatique ou économique.
C’est bien en cet aspect le plus récent de ces développements que réside ce vif intérêt : la montée en puissance des réseaux sociaux est particulièrement significative au travers du rôle central qu’ils jouent aujourd’hui dans des réactions populaires : pensons par exemple aux révolutions arabes, en particulier en Tunisie et en Égypte5, ou encore aux crises sociales que nous connaissons. Au fond, ces nouveaux réseaux d’influence et d’appartenance ne sont-ils vraiment qu’un outil, un moyen de communication, comme on les définit trop facilement, ou représentent-ils un nouveau champ de l’humanité, comme une nouvelle « population », qui se définirait, non pas selon les critères habituels d’appartenance (étatique, historique, sociologique), mais selon des critères nouveaux, encore à préciser6 ? Et en ce sens, ne peuvent-ils pas être également un nouveau lieu de conflit ?
- D’une logique de guerre à la paix vécue
comme un nouvel individualisme ?
Avant de répondre à la question posée, il faut encore nous interroger sur la signification de la paix et faire l’effort, constant, de sortir d’une logique de guerre. Il y a deux manières de concevoir la paix : soit comme une absence de guerre, soit comme une mise en commun et une vie fraternelle. La première peut conduire à l’individualisme personnel et/ou national, communautaire… ; la seconde mène à un « vivre ensemble ». Pendant des siècles, la guerre est apparue comme la solution aux conflits, comme le moyen de bâtir la paix. Celle-ci était réglée par une épreuve de force et le droit du vainqueur. Elle était donc un état précaire entre deux périodes de guerre, employée à préparer le conflit suivant, selon l’adage bien connu : si vis pacem, para bellum. Et avouons que des théologiens chrétiens y ont longtemps montré une certaine complaisance. C’est pourquoi, le 4 octobre 1965, le pape Paul VI s’était écrié à l’onu : « Plus jamais la guerre ! » L’Église appelle de ses vœux un nouvel ordre mondial qui saura préserver ces fragiles équilibres de la paix, en reposant la confiance comme socle premier de toute relation, par opposition au pessimisme systématique de ses adversaires. Cette confiance est appelée à inspirer toute conception du monde et des rapports entre les individus, entre les nations, au cœur de quelques espaces ; elle se fonde sur la bonne foi supposée de l’interlocuteur ainsi que sur le bon sens des individus et des peuples, persuadés que leur salut réside dans une entente et une coopération solidement organisée entre eux.
Mais où la paix peut-elle nous mener si nous acceptons de sortir de cette logique de conflit ? Regardons nos sociétés, du moins occidentales : ne se sont-elles pas enfermées dans un individualisme croissant et confortable ? La question mérite d’être posée : cette paix n’est-elle pas une forme de tranquillité, vécue sans dérangement ? Elle peut être choisie pour développer ce fameux esprit de tolérance, mais qui conduit assez facilement à l’individualisme si je considère que le comportement d’autrui doit être toléré s’il ne me cause aucun tort. Ou au contraire, voulons-nous la paix dans un esprit de partage et de solidarité, d’ouverture et de connaissance de l’autre, d’accueil de l’autre ? Pourquoi voulons-nous la paix ? Cette question se pose à tout nouvel espace : le conflit n’est pas généré par l’espace lui-même, mais par le projet qu’ont les individus qui l’habitent. Il faut donc que cette paix ne soit pas simplement vécue a posteriori comme le fruit d’une absence de conflit, mais bien a priori : qu’elle soit donc organisée et voulue, concrètement. Notons que ce fut la « méthode » de l’instauration de la paix en Europe mise en place à partir de la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950, considérée comme l’acte fondateur de la construction européenne7 : « Il n’y a pour nous d’autre chance de salut que le retour aux principes de solidarité entre les individus et entre les nations, à la pratique de la fraternité qui doit nous unir dans la coopération et dans le sacrifice. » N’est-ce pas un exemple d’engagement dans un nouvel espace ? Revenir aux principes de coopération et de sacrifice dans la relation et non pas seulement d’ignorance et de tolérance, qui peuvent être des mises à distance.
- Des nouveaux espaces ?
Mais revenons-en à ces nouveaux espaces. Les « communications sociales », dont l’évolution est indéfectiblement liée à l’évolution technologique, font bouger le concept de territoire et d’espace tel que nous le vivons depuis longtemps. Tout espace, tout territoire, est une construction sociale, signifiant les rapports de l’individu à cet espace, mais également à ceux qui l’habitent comme lui. Ce « groupe » existant de facto a son histoire, sa singularité, ses relations propres. Comme le disent certains géographes, « à partir du moment où un espace est mesuré, divisé, peuplé, habité, aménagé, il est socialisé, c’est-à-dire qu’il dépend d’une société et que cette société se reconnaît en lui. On ne peut plus le considérer comme une abstraction »8. Tout espace décrit donc « l’insertion de chaque individu dans un ou plusieurs groupes sociaux de référence, où se construit l’appartenance ; […] il constitue un champ symbolique avec des éléments ayant une valeur patrimoniale »9.
Aujourd’hui, ces nouveaux réseaux et leur organisation modifient profondément nos appartenances : la mobilité grandissante vient offrir à l’homme des appartenances sociales toujours plus multiples. Et si nos espaces territoriaux classiques demeurent « une modalité de la relation des individus à l’espace et la territorialité une dimension de leur spatialité », Laurent Cailly constate un affaiblissement du sentiment d’appartenance à un territoire, même s’il reste premier, réduit à être « la composante marginale d’un système plus vaste, essentiellement construit à base de liens et de lieux »10. Or la seule inscription de l’individu dans un territoire ne suffit plus aujourd’hui à l’ancrer dans une réalité, dans une société, ou à « faire communauté » comme on dirait dans la vie ecclésiale. Tout espace, qu’il soit territorial ou numérique, peut vite rester fragmenté et divisé s’il n’est habité par une volonté autre.
Mais en quoi ces nouveaux espaces, notamment virtuels, modifient-ils nos rapports et induisent-ils encore un peu plus cette fragmentation ? « Quand certains philosophes et historiens rappellent la portée de l’écriture – cette technique matricielle – sur l’humanité ; quand ils expliquent comment elle nous a amenés à percevoir le monde sur le mode de la segmentation, de la liste, du répertoire, de la raison analytique, comment elle a extériorisé et étendu notre mémoire, comment elle a rendu nos actions efficaces, ces philosophes et historiens illustrent de manière magistrale le fait que la technologie nous a bel et bien inventés11. » Ces nouvelles technologies participent à l’invention de l’homme et forgent une humanité qui revêt une certaine nouveauté12. Mais pourquoi alors cette évolution technologique nous paraît-elle aller plus loin ou, du moins, plus rapidement que toutes les évolutions passées ?
Une première raison réside dans l’accélération du temps qui découle de l’avancée technologique elle-même et de son rythme. Nous sommes dans l’instantané, nous le savons13, aussi bien dans les relations que dans la créativité technologique. Se pose alors une question essentielle : les hommes désormais contraints à cet impératif de réactivité et de compétitivité peuvent-ils demeurer ceux qu’ils étaient ? Ces nouvelles technologies ne vont-elles pas créer de nouveaux conflits et de nouvelles rivalités ? Une nouvelle richesse comporte toujours le risque de nouvelles convoitises… Sans compter, mais nous ne nous y arrêtons pas, que cela engendre une évolution de l’humanité elle-même et de son orientation profonde. Selon certains philosophes, nous sortons de l’époque « moderne » pour entrer dans une période qu’ils caractérisent de post-humaine.
La modernité actuelle, loin d’être uniquement une avancée technologique, n’est-elle pas une remise en question de l’homme ? Plus qu’une nouvelle humanité, ces réseaux sociaux ne reflètent-ils pas, au fond, une société en perte d’humanité ? Nous nous trouvons en effet face au problème du langage avant d’être « face » au réseau social lui-même. « Les deux facteurs de l’hominisation – la technique et le langage, les outils et la parole – fonctionnaient de concert dans la construction de l’humanité. Or on assiste aujourd’hui à un déséquilibre en faveur de la technique : le langage est de plus en plus diminué et menacé par les machines qui veulent le simplifier, le transformer, le rendre inutile. Que l’on songe à l’effet de simplification extrême produit sur le langage par les technologies du Web ou le recours aux sms14. » Ainsi, le conflit ne serait pas dans le rapport de l’individu avec d’autres, mais d’abord en lui-même et avec sa propre humanité : « L’homme que les technologies du virtuel vont réinventer aura peut-être bientôt perdu la parole et il ne connaîtra plus d’autres symboles que ceux qui servent la cause de la numérisation15. »
On ne pourra plus réduire la réalité d’une vie communautaire ou sociale, sociétale, à la réalité de la géographie physique, mais il faut, pour cela, « recourir à la géographie humaine », surtout en ce qui concerne les nouveaux réseaux d’appartenance. Comme l’expliquait le professeur Hervé Legrand, relisant le concept de juridiction territoriale de l’Église catholique, au sujet de la réalité de la « ville » comme siège de l’évêque, « une ville apparaîtra souvent comme un lieu de rencontres entre des diversités culturelles, religieuses, ethniques et même civilisationnelles. Elle est aussi un lieu de conflits symboliques, hérités du passé, auxquels s’en ajoutent d’autres, très actuels, politiques et économiques, comme cela se vérifie universellement, avec des modulations locales dues aux conflits ethniques […] ou encore aux migrations. La ville est aussi un lieu où l’on se sent chez soi, où l’on se distrait et prend un peu de bon temps, mais où l’on peut aussi se sentir envahi »16.
La mission de chaque être humain au service du bien commun peut agir sur tout nouvel espace, non pas en laissant s’installer une paix non forgée et sans saveur, mais au contraire en étant soi-même un lieu d’écoute, de dialogue et de réconciliation dans des réalités nécessairement complexes. Pour les chrétiens, c’est toute la symbolique de la Pentecôte, qui montre combien l’apprentissage de la langue des autres, la communication et la réconciliation sont possibles, même entre peuples très divers. Et si l’histoire nous a montré combien l’humanité était capable de ne pas être à la hauteur de ces enjeux, elle nous a également montré que nous étions capables de relever le défi.
1 Nous choisissons, ici, de regrouper sous la terminologie « réseau social » ce que notre titre entend par « réseau d’influence et d’appartenance ». Nous avons donc fait le choix d’orienter notre article sur les réseaux sociaux dits « virtuels », via les nouvelles technologies. Notre conclusion ouvrira d’autres champs d’exploration.
2 Sur Facebook, il s’agit surtout de jeunes dont la moyenne d’âge est de trente-cinq ans.
3 R. Kurowski, « Internet, lieu d’Église virtuel », Cahiers de l’Atelier n° 519, avril-juin 2011, édité à nouveau dans dc n° 2475, 2 octobre 2011, p. 834 : « Avec le web et les réseaux sociaux, […] la nouvelle Toile se tisse en modifiant en profondeur le paysage social relationnel. […] Cela influence également le rapport au temps, à l’espace, au corps, à l’identité ; ces modifications vont jusqu’à déplacer les lignes du rapport entre le public et le privé d’une part, ou encore entre le réel et le virtuel d’autre part. »
4 Lineamenta du Synode 2012, n° 60. Ils ajoutent ceci d’intéressant : « La perception que nous avons de nous-mêmes, des autres et du monde dépend de l’influence qu’ils exercent. »
5 P.-I. de Saint-Germain, directeur du département Recherche et innovation de la Conférence des évêques de France (cef), document de mai 2011.
6 cef, Service national, famille et société, fiche « Famille et Société », n° 147 : « Les réseaux sociaux sur Internet », mai 2011 : « Preuve de l’intérêt de l’Église catholique pour les réseaux sociaux, le pape Benoît XVI leur a consacré son traditionnel message publié en janvier 2011 à l’occasion de la Journée mondiale des communications sociales. Il a invité les chrétiens à être présents sur les réseaux sociaux et à y faire preuve d’une “créativité consciente et responsable”. En France, de nombreuses communautés catholiques (diocèses, paroisses, mouvements, aumôneries…) ont choisi d’être présentes sur les réseaux sociaux et notamment sur le premier d’entre eux, Facebook. Ouverte en 2008 à l’occasion de la visite de Benoît XVI en France, la page “Église catholique en France” compte aujourd’hui près de dix mille “fans”. La page “Lourdes” compte plus de soixante-cinq mille membres. “Être présents là où sont les gens”, c’est la raison principale des multiples pages de communautés catholiques qui fleurissent sur Facebook. Véritable caisse de résonance, Facebook leur offre en effet l’opportunité de rejoindre des internautes qui ne fréquentent pas les églises ou les sites Internet de l’Église catholique, notamment les jeunes. »
7 Il est important de comprendre que la priorité donnée à la dimension économique est instrumentale : le but de cette « union économique » n’est pas d’abord de faire face aux autres puissances économiques, mais bien de faire disparaître ce qui, naguère, nous divisait. Il y a deux tentations face au manque (en l’occurrence, ici, le manque des matières premières de l’époque) : le partage ou le repli sur soi, et la sauvegarde de ses intérêts personnels envers et contre tous. L’Europe a choisi, en ses débuts, le partage.
8 J.-P. Charvet, M. Sivignon (dir.), Géographie humaine. Questions et enjeux du monde contemporain, Paris, Armand Colin, 2002, p. 52.
9 É. Abbal, Paroisse et Territorialité dans le contexte français, Paris, Le Cerf, 2016, p. 328.
10 L. Cailly, « Des territoires aux spatialités : pourquoi changer de concept ? », Territoire, territorialité, territorialisation. Controverses et perspectives, p. 152.
11 J.-M. Besnier, « Les nouvelles technologies vont-elles réinventer l’homme ? », Études n° 4146, juin 2011, édité à nouveau dans dc n° 2475, 2 octobre 2011, p. 829.
12 Se poser la question de la pertinence du droit canonique face à ces réseaux ne revient-il pas à se poser la question plus fondamentale de la pertinence d’un droit face à une humanité en constante évolution ?
13 J.-M. Besnier précise que « quand il avait fallu cent deux ans entre la découverte du phénomène physique appliqué dans la photo et la photographie elle-même (1727-1829), cinquante-six ans pour le téléphone, trente-cinq ans pour la radio, douze ans pour la télévision, quatorze ans pour le radar, six pour la bombe à uranium, cinq pour le transistor, on s’attend à présent qu’à échéance de deux ans, les chercheurs contribuent à mettre sur le marché des innovations techniques abouties. C’est là le “court-termisme” imposé par l’Agence nationale pour la recherche (anr) ou la Communauté européenne de plus en plus dénoncé par les chercheurs » (art. cit., p. 830).
14 J.-M. Besnier, art. cit., p. 830.
15 Ibid.
16 H. Legrand, « Les catholiques orientaux dans les diocèses latins », L’Année canonique n° 53, 2011, p. 73.