En 1941, alors que la Grande-Bretagne joue son va-tout, Churchill souligne la nécessité de se rapprocher de l’Union soviétique dont il abhorre pourtant le système politique, social et économique : « Il y a pire chose que d’avoir des alliés, c’est de faire la guerre sans allié » affirme-t-il. Cette capacité à dépasser les antagonismes pour affronter une menace plus radicale caractérise la nature profonde des alliances militaires. Aussi anciennes que la guerre, ces alliances servent les intérêts de ceux qui y souscrivent, quitte à ce qu’ils y renoncent une fois le danger passé ou que les intérêts personnels conduisent à rejoindre un autre camp, à l’instar du duc de Savoie dont Saint-Simon disait qu’il ne finissait « jamais la guerre dans le camp où il l’a commencée ».
Le terme d’alliance n’est pas d’un usage simple et le concept n’a finalement rien d’évident, tant s’y mêlent des synonymes nombreux. L’Académie française la définit comme une « union conclue entre deux ou plusieurs puissances en vue de défendre leurs intérêts communs » et donne l’exemple de la Sainte-Alliance, signée en 1815 par le tsar, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse, ou de la Triple Alliance conclue en 1882 entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie1. Littré la distingue de la confédération, jugeant que la seconde possède une connotation défensive que n’aurait pas la première : « L’alliance est une amitié établie par des traités entre des souverains, des nations, des États, des puissances. La confédération est une union d’intérêt et d’appui entre des corps, des partis, des villes, de petits États pour faire ensemble cause commune qui distingue la confédération de l’alliance qui, étant un mot plus général, n’implique pas la défense réciproque2. »
Dans la littérature universitaire et dans le champ des sciences politiques, la question des alliances apparaît comme un concept en perpétuel renouvellement ; on estime à six cent quarante-huit le nombre d’alliances forgées entre 1815 et 2003, dans des formes et pour des enjeux différents, toutes contribuant à redéfinir l’équilibre entre puissances, la part entre la diplomatie et la négociation, et les relations entre différents acteurs, et pour tout dire l’ordre international. Stephen Walt en donne une définition très vague qui s’attache aux relations formelles ou informelles de coopération sécuritaire entre deux ou plusieurs États3. Or les alliances ont une caractéristique qui leur est propre, qu’Olivier Schmitt et Sten Rynning définissent comme « une association formelle ou informelle d’États s’arrangeant sur les conditions d’usage de la force (ou de menace d’usage de la force) contre des acteurs extérieurs à l’association »4. Cette définition souligne l’importance de la dimension militaire dans une alliance et embrasse un phénomène qui est suffisamment large pour définir une relation contractuelle (que l’on appellerait coalition) comme un partenariat institutionnalisé et permanent, dont l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan) serait la forme la plus aboutie5. En réalité, les alliances renvoient à un ensemble de questions, qui sont aussi anciennes sans doute que la guerre entre formes étatiques. Pour quelles raisons se mettent en place ces systèmes ? Comment fonctionnent-ils ? Sont-ils un facteur de stabilité ou de chaos ? Dit autrement, pourquoi être allié et, mieux, pourquoi le rester ?
« Les Grecs les mieux intentionnés pour la patrie s’assemblèrent en un même lieu et, après s’être entre donné la foi et avoir délibéré entre eux, il fut convenu qu’avant tout on se réconcilierait, et que de part et d’autre on ferait la paix, car dans ce temps-là la guerre était allumée entre plusieurs villes6. » En 480 av. J.-C., Xerxès reprend le projet d’invasion de la Grèce, forçant les cités à se ranger sous une même bannière ; se met alors en place une symmachie (de machia, « le combat »), une structure de « combat commun » portée par le besoin de regrouper les forces militaires de plusieurs cités-États afin de pouvoir affronter les milliers de combattants perses. C’est donc face à l’invasion perse que les cités grecques se rassemblent encore une fois, comme dix ans auparavant à Marathon. Dans les deux cas, le sentiment d’un danger pressant conduit à une alliance ad hoc, qui s’accorde sur un élément fondamental : la reconnaissance d’adversaires et d’amis communs.
Il n’existe alors pas d’organe permettant aux parties de se concerter pour décider de la politique ou des actions à suivre, ce qui signifie que l’on se contente généralement de suivre les décisions prises par la cité qui est à l’origine de la symmachie, celle qui dispose de l’hègémôn – le fait d’être le premier ou le principal animateur. Qu’il s’agisse de Sparte dans le cadre de la Ligue du Péloponnèse ou d’Athènes avec la Ligue de Délos, le Ve siècle grec voit la constitution de systèmes de défense mettant en commun leurs moyens militaires contre un adversaire identifié. La symmachie s’organise ainsi autour d’une cité prépondérante qui fixe les objectifs de politique étrangère au nom de tous, mobilise les ressources dont elle fournit souvent le plus grand nombre, dirige les opérations militaires, puis capte l’essentiel du butin.
Par capillarité, la convergence des intérêts militaires et la nécessité de les préserver se déportent jusque dans le champ politique ; la cité hégémonique cherche bientôt à se garantir contre tout risque de dispersion des efforts, notamment la perte du soutien politique de la part des autres cités-États, qui affaiblirait la coalition. Dans le cas de Sparte comme d’Athènes, la symmachie devient l’instrument par lequel s’impose ou se propage un système politique particulier ; Sparte soutient l’éclosion de régimes oligarchiques quand Athènes promeut le modèle démocratique. L’alliance, conçue initialement contre un adversaire, évolue donc dans sa nature au fur et à mesure que la menace initiale s’amenuise, et les raisons objectives de sa constitution sont diverties au profit du maintien d’une domination permanente, d’une hégémonie durable, qui quitte le domaine strictement militaire pour devenir sociale, économique et politique. Aussi d’alliées les cités deviennent sujettes, puis sont insérées dans un système dont elles ne peuvent plus sortir, au risque de voir l’alliance se retourner contre elles7.
Mutatis mutandis, l’exemple antique invite à regarder rétrospectivement l’évolution de nos systèmes d’alliance contemporains et le cas de l’otan paraît à ce titre intéressant. Née dans un contexte de tensions croissantes, l’Alliance atlantique est bercée dès ses débuts par trois principes majeurs : apprendre du passé, ne pas s’en tenir à une dimension uniquement militaire et être un instrument politique.
Le premier tient à ne pas répéter les erreurs de la décomposition de l’alliance victorieuse telle que cela avait pu avoir lieu après la Première Guerre mondiale. En août 1941, Roosevelt et Churchill prévoient dans la Charte de l’Atlantique les prémices d’un « système de sécurité générale » qui se substituerait à la moribonde et inefficace Société des nations (sdn). Développé sous le terme de Nations unies, ce système complète le droit des États à se défendre ; de fait, dans l’immédiat après-guerre et devant la crainte d’un nouvel embrasement, de nouvelles alliances se forment à but spécifiquement militaire. En septembre 1947, le secrétaire d’État canadien aux affaires extérieures souligne que « si elles y sont contraintes, il est possible que ces nations recherchent une sécurité plus grande dans une association d’États démocratiques et pacifiques disposés à accepter des obligations internationales plus précises en échange d’une sécurité nationale mieux assurée »8. Cinq pays européens ouvrent le ban avec le traité de Bruxelles de 1948, qui prévoit une assistance militaire automatique en cas d’agression. Et l’année suivante, le traité de Washington (4 avril 1949) fonde l’otan, dont la ratification par le Congrès des États-Unis d’Amérique forme la garantie essentielle.
Le deuxième principe tient à l’intégration d’un volet économique autant que militaire ; Georges Bidault suggère dès 1950 qu’« il serait sage et opportun de créer un Haut Conseil atlantique appelé à ordonner et à orienter les développements de la communauté sur les deux plans qui sont inséparables, celui de la défense et celui de l’économie »9. L’un des premiers secrétaires généraux de l’otan, le Belge Paul-Henri Spaak, proclame ainsi qu’il faut « passer de l’alliance à la communauté » dépassant le simple réflexe collectif de défense pour affermir les solidarités et étendre son champ d’action vers des domaines non militaires par la recherche d’une meilleure structuration politique.
Le dernier principe tient à un traité qui, dans ses articles courts, insiste sur des faits de civilisation, un héritage, des références et des valeurs communs qui dépassent le simple contexte de l’heure et peuvent donc prendre l’aspect d’un pari sur l’avenir, une fois passé le temps de la cristallisation bipolaire. Ainsi, l’Alliance atlantique manifeste-t-elle dès ses débuts une solidarité qui ne peut simplement se réduire à une réalité géopolitique, encore que le lien transatlantique soit l’adn de cette alliance.
Surtout, ce dernier principe permet à l’otan de trouver un juste équilibre entre les alliés au travers de deux points essentiels. Le premier se trouve résumé par la déclaration liminaire d’Eisenhower en septembre 1959 : « Je suis le représentant d’un grand pays, mais je ne réclame aucune position pour mon pays au sein de l’otan autre que celle d’un partenaire à droits égaux disposé à jouer son rôle avec tous les autres membres, indépendamment de leur taille, dans la grande œuvre qui consiste à assurer la sécurité de l’ensemble10. » Il s’agit donc de partenaires égaux, d’États libres et souverains, qui peuvent à tout moment sortir du consensus qui prévaut et qui préside à l’ensemble des décisions prises par les alliés. Cela assure que chaque choix fait par le Conseil de l’Atlantique Nord réuni est assumé collectivement par les alliés. Établi par la pratique plutôt que par les textes fondateurs, ce principe, devenu la pierre angulaire du fonctionnement de l’alliance, est régulièrement critiqué pour la lenteur occasionnée, pour l’incapacité soupçonnée à agir dans l’urgence et pour la somme de négociations qu’il impose en amont pour parvenir au plus petit commun dénominateur entre alliés11.
L’histoire récente des opérations militaires pose d’une certaine façon la question de la pérennité et de la justification de l’alliance, puisque depuis 2001 le format des interventions a évolué vers la création de coalitions ad hoc. Les exemples de la campagne américaine en Irak en 2003 et de la campagne aérienne de l’otan au-dessus de la Libye en 2011 soulignent deux points critiques : en 2003, faute de convaincre les alliés du bien-fondé de leur guerre, les États-Unis créent une coalition la plus large possible pour se garantir une légitimité politique « quantitative » au détriment d’une légitimité juridique (sous forme d’un mandat de l’onu par exemple) ; quarante-neuf pays les soutiennent ainsi, même si moins de la moitié contribue de façon effectivement militaire à l’opération. En 2011, ce sont trois alliés (États-Unis, France et Royaume-Uni) qui frappent les premiers dans trois opérations différentes avant que ne se mette en place l’Operation Unified Protector (oup), qui s’appuie sur des moyens otaniens via l’état-major installé à Naples, mais qui revêt en fait la forme d’une coalition par l’adjonction de partenaires extérieurs (Qatar, Suède…)12.
Ce phénomène de transition d’alliances permanentes vers des coalitions temporaires marque-t-il un retour en arrière ? Pas forcément. Tout d’abord, les deux ne sont pas antithétiques. L’efficacité de l’oup et sa durée exceptionnellement courte – sept mois – s’expliquent peut-être par l’existence préliminaire de réflexes dans la génération de forces, la planification, l’intégration des moyens, la conduite des opérations. Cette interopérabilité entre partenaires est sans doute ce que l’otan prétend faire de mieux et l’un des facteurs d’attraction de l’alliance pour des partenaires soucieux d’améliorer leurs capacités opérationnelles13. Ensuite, le fait d’intégrer l’alliance est pour un certain nombre de pays une assurance-vie : les candidatures de l’Ukraine ou de la Géorgie, toujours en attente, marquent finalement moins l’attachement au principe de sécurité collective que le fait de se placer sous la protection du plus puissant des alliés, les États-Unis d’Amérique. Et il n’est pas inintéressant de constater que l’Ukraine comme la Géorgie ont rejoint les coalitions mises en place en Afghanistan en 2001 ou en Irak en 2003. Sans doute, dans ce dernier cas, faut-il y voir l’espoir que la participation à une opération limitée et moins institutionnalisée serait le marchepied pour l’accès au club permanent des alliés.
Une alliance pourrait finalement être observée comme l’aboutissement de deux processus différents : le premier serait un rapprochement d’abord éthique, philosophique, culturel et politique, par lequel des pays qui ont conscience des liens qui les unissent s’allient et font le choix de mettre en œuvre les moyens de se protéger. Le second est inverse : il part d’une réaction face à un danger qui, selon son degré d’immédiateté, conduit à l’institutionnalisation de ces pratiques solidaires. Dans les deux cas, la dimension militaire manifeste et parfois préempte les autres considérations.
De ce fait, les alliances restent des objets d’étude complexes. Elles s’appuient sur l’idée généralisatrice que leurs avantages (agrégation de capacités militaires, accroissement de la possibilité de la victoire et des coûts minimum du fait d’un partage plus équitable du fardeau) sont supérieurs à leurs inconvénients (liberté de manœuvre réduite, contraintes politiques plus fortes, nécessité de s’accorder sur les plans politiques, diplomatiques et militaires). Or, les derniers travaux de recherche révèlent que les contraintes peuvent parfois être extrêmement lourdes, au point que les coûts dépassent les bénéfices attendus14. De ce point de vue, l’otan est exceptionnelle dans l’histoire des alliances du fait de l’équilibre inédit trouvé entre autonomie des États et intégration militaire.
L’actualité rappelle d’ailleurs combien ces questions de partage du fardeau et d’inégalité dans les ressources mises en commun pèsent sur le destin d’une alliance. Les critiques répétées du président américain Donald Trump vis-à-vis d’une otan obsolète, d’alliés qui ne dépenseraient pas assez et qui se tiendraient à l’abri du parapluie américain sans vouloir cotiser pour cette protection, fragilisent non seulement l’alliance comme outil politico-militaire, mais affaiblissent durablement le lien transatlantique.
1 Académie française, Dictionnaire, 9e édition, https://academie.atilf.fr/9/consulter/ALLIANCE?options=motExact
2 É. Littré, « Alliance », Dictionnaire, 1873.
3 S.M. Walt, The Origins of Alliances, Ithaca Cornell University Press, 1987, p. 1.
4 S. Rynning et O. Schmitt, “Alliances”, in A. Gheciu and W.C. Wohlforth, The Oxford Handbook of International Security, Oxford, University Press, 2018.
5 O. Schmitt, « Alliances (coalitions) », in F. Ramel, J.-B. Jeangène Vilmer et B. Durieux, Dictionnaire de la guerre et de la paix, Paris, puf, 2017.
6 Hérodote, Histoires, Livre VII, 145, trad. du grec par Larcher, Paris, Charpentier, 1850.
7 J. Boëldieu-Trevet, Commander dans le monde grec au ve siècle avant notre ère, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2007, p. 79 et suivantes. L’imposition de la thalassocratie athénienne est aussi l’histoire de révoltes châtiées, de Naxos en 470 à Thasos en 465, puis à Eubée en 446 ou Samos en 441 (P. Lévêque, L’Aventure grecque, Paris, Armand Colin, 1964, rééd. Le Livre de poche, 1999).
8 Lord Ismay, otan, les cinq premières années, Bruxelles, otan, 1955 (en ligne https://www.nato.int/archives/1st5years/fr/chapters/1.htm)
9 Cité dans Cl. Delmas, L’Alliance atlantique : un essai de phénoménologie politique, Paris, Payot, 1962, p. 127.
10 Ibid., p. 153.
11 Une excellente synthèse dans L. G. Michel, « nato Decisionmaking : Au Revoir to the Consensus Rule? », Strategic Forum n° 203, Washington DC, inss, 2003 (en ligne https://apps.dtic.mil/dtic/tr/fulltext/u2/a421879.pdf).
12 F. Gaub et R. Weighill, The Cauldron: nato’s Campaign in Libya, Oxford, Oxford University press, 2018.
13 St. J. Maranian, « nato Interoperability: Sustaining Trust and Capacity within the Alliance », Rome, nato Defense College, Research paper n° 115, 2015.
14 S. Rynning et O. Schmitt, “Alliances”, op. cit.