« L’influence d’une arme nouvelle est plus importante que celle d’un stratège de génie. »
Karl Marx
Jamais soldat n’a eu les mains nues. Guerrier de circonstance ou enrôlé, zélote, hoplite ou barbare, il est d’abord un homme en armes. Et s’il lâche cette arme, s’il la dépose aux pieds du vainqueur, il renonce au combat, il devient inutile, ouvrier sans outil. Sans doute aussi le soldat a-t-il de tout temps visé la performance, cherché à dominer l’adversaire par des armes toujours plus efficaces, tiré parti de la technologie disponible. La roue, la poudre à canon, la force mécanique, le vol humain, les télécommunications sont autant de jalons, autant de preuves de l’éternel appétit militaire pour les technologies de pointe. En réalité, il nous faut admettre que la relation entre soldats et haute technologie a toujours existé, en tant qu’utilisation militaire des meilleures ressources technologiques du moment.
La nouveauté, c’est sans doute que le rythme d’éclosion technologique s’est considérablement accéléré, qu’il prend de court nos capacités d’assimilation, que l’évolution historique fait place à une rupture. L’offre technologique déferle aujourd’hui, et pas seulement dans le secteur effervescent de l’information et des communications. Si révolution il y a, elle réside tout autant dans la variété des progrès, dans leur conjonction, dans leur accessibilité parfois surprenante. Pour autant, faut-il attendre du soldat moderne un enthousiasme béat face à la haute technologie ? Doit-on s’étonner que, formé aux réalités des engagements terrestres, il cherche d’abord à comprendre, qu’il balance entre prudence et impatience ?
- Un scepticisme aux fondements multiples
Parlons d’abord du milieu terrestre. Par ses difficultés, il limite d’autant la suprématie technologique et conserve à l’homme toute sa place. Les zones urbaines, lieux de concentration croissante de la population, illustrent bien l’accumulation des obstacles à surmonter : les ondes radio s’y propagent mal, les îlots bâtis gênent la visibilité, favorisent le harcèlement du faible au fort, cloisonnent l’action amie. Ce pouvoir égalisateur des milieux difficiles, Tsahal vient d’en faire l’expérience face au Hezbollah dans les agglomérations du Liban Sud, mais les Américains l’ont aussi ressenti trente ans plus tôt dans la jungle vietnamienne.
La prééminence de l’homme s’affirme aussi dès que cessent les combats de « haute intensité », forts consommateurs de systèmes d’armes sophistiqués. Vient alors le temps de la stabilisation, du contrôle d’espaces terrestres complexes, où s’imbriquent belligérants et civils non combattants, et qui imposent toujours une action de proximité physique. Il faut écouter pour comprendre, parler pour convaincre, discriminer, contraindre : il faut être là, et d’abord avec des soldats. Dans de tels environnements, les limites du renseignement technique, aussi élaboré soit-il, apparaissent clairement et obligent au recueil humain par l’observation et le dialogue. Drones et satellites fournissent aujourd’hui des images de précision métrique, mais comment connaître, comment contrôler Bagdad ou Bassorah sans y engager des hommes ?
Minimiser encore la portée de la haute technologie en affirmant, comme certains, que « l’homme fait toujours la différence », est désormais aussi excessif qu’insignifiant. Mais reconnaissons à l’homme sa place centrale dans l’action terrestre, et affirmons sans crainte que la force morale, l’intelligence, la volonté sont autant de facteurs discriminants, toutes choses égales par ailleurs. C’est un grand enseignement de Gallipoli, où les Turcs, galvanisés par Mustafa Kemal, tinrent en échec la coalition franco-britannique. C’est aussi, plus près de nous, ce que montre l’effondrement argentin face à l’armée britannique aux Malouines, en 1982. Dans les deux cas, la détermination et l’ascendant moral ont emporté la décision, dans des confrontations technologiquement équilibrées.
Une autre source de scepticisme face à la haute technologie me paraît être l’effet repoussoir de la sophistication extrême, de l’image souvent caricaturale du « guerrier du futur » que certains bureaux d’études imaginent et développent. Ces visions d’un combattant polyassisté et suréquipé ne font pas rêver la communauté militaire. Elles font même peur, laissant surtout entrevoir, derrière les aides fonctionnelles, une action par trop déshumanisée, automatisée, voire robotisée.
Cet épouvantail technologique s’incarne souvent, à nos yeux, dans le soldat américain que nous voyons évoluer et combattre en Irak depuis plus de trois ans. Sans parti pris, scrutons ses difficultés tactiques : nous trouverons comme origine à beaucoup d’entre elles une confiance excessive dans la maîtrise technologique et, partant, un sentiment de supériorité trompeur. L’imagination, la brutalité et la réactivité des insurgés irakiens continuent de surprendre la première armée du monde, dont on connaît pourtant l’aptitude mentale et financière à adapter très rapidement ses équipements et sa doctrine en opération. La vulnérabilité des lignes logistiques américaines aux embuscades conventionnelles et aux agressions de type terroriste par engins explosifs improvisés a ainsi montré que la superbe technologie des combattants de première ligne pouvait être contournée, et que tout soldat, quelle que soit la technicité de son métier, doit d’abord savoir se battre avec un fusil. Mais à Bagdad, l’excès de confiance technologique n’a pas touché que les exécutants. On sait que, durant la période 2003-2004, un commandant de brigade a été fortement surpris par l’adversaire, ayant fondé sa manœuvre sur le rapport de forces « bleu – rouge » numérisé qui apparaissait sur les écrans de son poste de commandement. L’erreur, payée au prix fort, fut d’oublier le décalage existant entre la représentation de la situation amie, suivie de façon automatique, et celle de l’ennemi, par nature difficile à actualiser, moins précise, plus lente, car tributaire de renseignements à acquérir.
Aux réticences rationnelles envers la haute technologie viennent s’ajouter deux barrières psychologiques persistantes mais peu visibles, qui méritent une explication. La première tient à l’influence considérable des deux guerres françaises de décolonisation sur l’armée de terre, depuis maintenant cinquante ans. Les références les plus fortes, les figures mythiques auxquelles se sont identifiées la plupart des promotions d’officiers et de sous-officiers appartiennent aux combats de l’Indochine et de l’Algérie. Or la technologie y a tenu fort peu de place et n’a en tout cas jamais été perçue comme un facteur de supériorité. Les soldats de Cao Bang ou des Aurès, professionnels ou conscrits, nous touchent d’abord par leur dimension d’homme. Ils ne sont jamais aussi grands que dans l’épreuve, à armes égales avec l’adversaire ou en infériorité numérique. Comme en écho au dénuement de Camerone ou de Bazeilles, se noue dans la boue des rizières et la poussière du djebel une tragédie, dont les héros sont grands parce qu’ils sont dépouillés. Nul ne peut nier la force de ce romantisme et son influence durable sur les mentalités.
Conséquence naturelle et malheureuse de cette mythologie contemporaine, les spécialités les plus techniques ont longtemps souffert d’une image peu valorisante, dont les effets perdurent et se manifestent notamment lors du choix des armes, en fin de scolarité. La professionnalisation de l’armée de terre et surtout la multiplication des opérations extérieures depuis les années 1990 ont permis aux armes d’appui ou de soutien de reprendre du terrain, mais nous continuons souvent à opposer deux univers : d’une part celui de l’aventure exotique et du commandement des hommes, d’autre part celui des systèmes d’armes sophistiqués et contraignants, donc moins déployables en opération et dominés par le monde des techniciens.
- Un mariage pourtant nécessaire
Qu’il le veuille ou non, le combattant terrestre doit bien admettre que la haute technologie s’impose aujourd’hui à lui. Il se trouve même placé au point de rencontre de deux faisceaux d’influences technologiques convergents, l’un agissant par le haut, l’autre par le bas. Les influences technologiques d’en haut procèdent d’abord du cadre interarmées et interallié dans lequel s’inscrit désormais, au moins potentiellement, toute action terrestre. Ces conditions d’engagement ne sont pas vraiment nouvelles, mais elles obligent maintenant à une véritable synergie, dans laquelle la haute technologie devient la condition sine qua non de l’interopérabilité des systèmes d’armes, d’information ou de communication. La seconde source de mutation technologique réside dans une nouvelle relation au temps ; nous sommes alternativement conduits à le contracter pour gagner en réactivité, et à l’étirer pour opérer continûment, de jour comme de nuit. On comprend la place de la haute technologie dans cette nécessaire domination du temps, avec des applications aussi variées que l’aide à la décision ou l’imagerie thermique. C’est enfin la technologie spatiale qui nous dicte sa loi, car en vérité nous ne pouvons plus guère observer, communiquer ou nous positionner sans satellites.
D’en bas nous contraignent deux fortes tendances technologiques. L’une est inoffensive et tient à nos hommes, dont la plupart appartiennent désormais à la génération numérisée. Aussi naturellement que nos propres enfants, ils utilisent les outils les plus récents d’information et de communication, échangent par téléphone des sms et des vidéos, téléchargent des programmes et naviguent sur Internet, y compris en opération. Faut-il voir dans ce rapport à la haute technologie, quotidien et dénué de tout complexe, une révolution culturelle ? C’est au minimum une réponse à ceux qui douteraient de la capacité d’adaptation du soldat. C’est aussi la preuve que la « transformation », concept militaire à la mode, est autant un phénomène naturel qu’une démarche pilotée par les états-majors. La dernière poussée technologique à prendre en compte est celle de nos adversaires. Dans les conflits asymétriques, ils sont passés maîtres de l’acquisition à bas coût, de l’utilisation et de la dissémination via Internet des outils d’agression. Associant des technologies souvent duales et de niveaux très différents, les insurgés et terroristes du Moyen-Orient savent ainsi organiser leurs actions par messages protégés, acheter des brouilleurs gps à des prix dérisoires ou diffuser à grande échelle les méthodes de confection des engins explosifs de harcèlement.
Quittons maintenant le principe de contrainte pour celui, plus séduisant, de l’intérêt du combattant terrestre. Dans les domaines opérationnels cruciaux, la haute technologie confère dès à présent au soldat une vraie supériorité et promet, pour les quinze ans à venir, de sérieux progrès. Il s’agit d’abord, dans les postes de commandement, de réagir plus vite et de mieux décider. La fameuse « boucle courte », fruit du raccourcissement des délais acquisition-feu devient réalité, car l’alliance de la géolocalisation et de la numérisation permet de nouvelles relations entre ceux qui détectent l’adversaire et ceux qui l’agressent. Elle permettra aussi au chef, du lieutenant au commandant de brigade, de connaître en permanence la position de ses hommes et leur capacité de combat, et de visualiser l’évolution des positions connues de l’adversaire ; on comprend qu’il lui sera alors plus facile d’apprécier sa propre situation, d’intégrer efficacement les appuis navals et aériens, d’organiser sa manœuvre, de concentrer ses efforts.
Autre grand domaine de progrès technologique, la protection de nos hommes est devenue en quelques années un impératif politique et opérationnel, et peut être considérée comme un autre facteur de supériorité en ce qu’elle renforce nettement la liberté d’action du chef tactique. C’est l’un des grands enseignements de la forpronu des années 1992-1995 en Bosnie-Herzégovine, où les Français n’ont pu adopter une posture coercitive qu’une fois équipés de véhicules blindés, après un bras de fer avec les Nations unies. Le partage de l’information, décrit plus haut, contribuera à double titre à cette protection : en limitant le risque de tirs fratricides, encore trop fréquent dans toutes les forces terrestres occidentales, notamment dans les phases d’appui feu par hélicoptère, et en aidant à éviter la rencontre inopinée avec l’adversaire, généralement meurtrière. Le tir à distance de sécurité est lui aussi un progrès : l’allonge des missiles terrestres ou d’hélicoptères et leurs diverses options de guidage permettent en effet de frapper sans être soi-même exposé à la riposte, et modifie les conditions du duel, au moins pour les armes à longue portée. Une meilleure protection, c’est encore gagner en furtivité pour éviter la détection, aveugler le tireur adverse ou leurrer ses projectiles, les détruire en vol avant qu’ils n’atteignent leur cible, et si l’on est tout de même frappé, mieux encaisser les impacts. On le voit, les pistes technologiques sont considérables pour mieux survivre au feu ennemi ; plusieurs d’entre elles déboucheront à court terme, en particulier la « protection active », qui permet de détruire les missiles, roquettes ou obus à quelques mètres du blindé ami après détection par laser… À côté de la protection physique, pensons à la protection juridique de nos unités, que les ressources technologiques favorisent également sous forme de capacités audiovisuelles de terrain : c’est le « combat camera », qui permet d’enregistrer les phases critiques de l’action et de prouver que les comportements sont licites, par exemple face à des manifestations violentes en opérations.
De façon plus inattendue, la haute technologie terrestre se met aussi au service, non plus des seuls combattants, mais de la population civile impliquée dans les conflits, qu’il faut à tout prix épargner. Or les conditions se compliquent, avec des engagements toujours plus urbains, une imbrication fréquente de non-combattants et de belligérants, et souvent une instrumentalisation des premiers par les seconds. La supériorité opérationnelle réside ici dans la faculté de frapper très précisément, avec l’intensité juste suffisante pour limiter les dégâts collatéraux et conserver à la force sa légitimité. La réponse technologique à cette équation existe, sous la forme de munitions toujours plus précises. Par un bel effet de balancier, les feux indirects d’artillerie deviennent les grands bénéficiaires de cette nouvelle précision, alors que le coup au but y était jusqu’alors considéré comme un coup anormal… Dans la capacité à maîtriser l’emploi de la force, les technologies de létalité réduite tiennent une place de choix, en permettant de rehausser le seuil de passage aux effets létaux. Certains continuent d’y voir une contradiction avec la nature même du soldat et de grandes difficultés de mise en œuvre, mais force est de constater que les armes à létalité réduite permettent aujourd’hui d’agir efficacement, au moindre coût humain.
Au-delà des principes de contrainte et d’intérêt évoqués, peut-on, contrairement à l’idée générale, avancer que les engagements terrestres exigent davantage de haute technologie que les engagements aériens ou maritimes ? Certainement, si l’on considère la complexité du milieu physique et humain. Le terrain continue en effet de poser aux ingénieurs des difficultés depuis longtemps résolues dans les milieux homogènes. Prenons le cas de la surveillance optronique d’une simple lisière de forêt : cette fonction apparemment peu exigeante n’a pas aujourd’hui de solution technique, car la variété de la végétation et de la visibilité rend très long le paramétrage des systèmes et multiplie les dysfonctionnements. Quant au contrôle de la population, essentiel en phase de stabilisation, il reçoit encore bien peu de réponses technologiques, si ce n’est quelques idées de systèmes d’enregistrement biométrique à distance pour le suivi discret des individus suspects.
L’exigence technologique des engagements terrestres tient aussi à leur variété et à leur durée, qui peuvent user rapidement la résistance mentale et physique du soldat. Le démineur, le fantassin, le chef de char, en fait la plupart des acteurs terrestres ont besoin de haute technologie pour s’affranchir des tâches les plus dangereuses ou automatisables et mieux se consacrer aux actions où la valeur humaine est vraiment nécessaire. Les robots peuvent ainsi, dès maintenant, soulager le combattant et augmenter son efficacité, par exemple pour reconnaître une maison, neutraliser un engin explosif ou placer un relais radio dans un secteur exposé.
Surtout, le combattant individuel devient un homme-système d’armes et donc, en lui-même, un fort consommateur de technologie. Ses besoins propres diffèrent alors fondamentalement de ceux d’un membre d’équipage de blindé ou d’hélicoptère, qui sont d’abord des opérateurs. Il faut comprendre cette particularité et en saisir une conséquence majeure : la technologie devra ici servir directement les capacités de l’homme, améliorer ses qualités intrinsèques, physiologiques notamment. Entrent maintenant en scène les biotechnologies et nanotechnologies, avec leurs incroyables promesses et des questions d’éthique qui restent à étudier. Des premières, on peut attendre à moyen terme des neuroprothèses, qui amélioreraient la qualité des informations reçues par le soldat, lui conférant presque une capacité cognitive digne d’un sixième sens. Leur couplage avec des composants miniaturisés pourrait permettre d’implanter des nanoprothèses dans l’organisme, pour améliorer ainsi certaines capacités clés telles que la vision nocturne ou surveiller à distance la biométrie individuelle. On le pressent, le combattant individuel peut ouvrir la voie à une utilisation biotechnologique de l’infiniment petit.
- Pour une union fructueuse
Pour séduisante qu’elle soit, la haute technologie ne pourra conquérir les forces terrestres qu’à condition de relever de sérieux défis. Adapter la haute technologie aux particularités de l’action terrestre sera peut-être, paradoxalement, le plus simple, car sur ce point existe maintenant une vraie convergence de vues entre les utilisateurs militaires et la communauté de l’armement, qu’elle soit étatique ou industrielle. Trois ajustements me semblent critiques dans ce domaine. En premier lieu, la haute technologie doit devenir plus compatible avec les conditions d’emploi habituelles dans nos engagements terrestres : recherchons donc la simplicité de mise en œuvre (qui n’interdit aucune sophistication des systèmes), la robustesse des équipements et leur capacité à être utilisés en « mode dégradé ».
En deuxième lieu, cherchons à limiter la vulnérabilité de nos systèmes d’information et de communication sur lesquels repose, on l’a vu, le principe même de l’action en réseau. Les menaces sont ici nombreuses, et pas seulement du fait de l’adversaire : à notre niveau, il faudra éviter l’engorgement des écrans par excès d’informations et garantir la prééminence humaine dans toute appréciation de situation tactique. Veillons aussi à ce que la haute technologie tire le meilleur parti des capacités humaines d’intelligence et d’adaptabilité, notamment pour les opérations de maîtrise de la violence, où il importe surtout de comprendre, de convaincre et d’influencer.
En dernier lieu, donnons de la souplesse et de la performance à nos systèmes de commandement, permettons-leur de s’adapter facilement à des organisations hiérarchiques évolutives, mais n’oublions pas de préserver l’essentiel : des relations de commandement vertébrées, où le chef peut, quant il le faut, faire entendre sa voix à ses hommes.
Notre deuxième défi sera celui des hommes. Plus précisément de leur formation, sans laquelle la haute technologie deviendrait inutile, voire dangereuse. Cerner au recrutement les aptitudes des futurs utilisateurs, garçons ou filles, pose peu de difficultés. Mais prodiguer ensuite en quelques semaines une formation initiale équilibrée, développer conjointement les qualités physiques et morales du soldat et l’apprentissage de techniques toujours plus complexes, voilà qui exige des formateurs une pédagogie fine et efficace. La donne se complique encore dans les compagnies, escadrons et batteries de combat, où les savoir-faire doivent être entretenus très régulièrement, avec un recours croissant à la simulation, malgré des rythmes et des conditions de déploiements opérationnels souvent peu favorables : comment, en Côte d’Ivoire ou en Afghanistan, limiter la baisse de niveau technique de nos hommes, et comment le rehausser au plus vite à leur retour en France ? S’y ajoute le problème de la formation continue, de l’adaptation aux nouvelles technologies, cruciale pour notre armée professionnelle : la qualité d’un soldat de métier repose tout autant sur son aptitude à se remettre en cause que sur son expérience des opérations. Un dernier point vient corser l’affaire : la polyvalence des équipements, permise par la haute technologie, et que tous nous appelons de nos vœux pour faire face au continuum de situations opérationnelles très contrastées, impose aussi une polyvalence des hommes qui ne va pas de soi. Elle implique de maîtriser des techniques variées, et surtout de savoir modifier rapidement son comportement en situation hostile, par exemple pour employer successivement des armes à létalité réduite, puis des armes létales face à un même adversaire.
Les chefs aussi doivent se former. Et d’abord comprendre ce que la haute technologie leur permet de demander à leurs subordonnés, pour un emploi optimal des forces qui leur sont confiées. Mais le plus difficile sera peut-être d’utiliser les outils d’aide à la décision sans perdre pour autant la capacité à décider. Le souci légitime de consolider les éléments d’appréciation avant d’agir peut ainsi encourager les excès de prudence, les atermoiements et finalement les retards désastreux dans la transmission des ordres. L’autre écueil à éviter, tout aussi dangereux, reste l’ingérence dans le domaine de responsabilité opérationnelle des subordonnés. Rien n’est plus facile, par la numérisation, que de connaître précisément le dispositif des plus petits échelons, de quitter le juste niveau de subsidiarité, de priver les jeunes cadres de leurs responsabilités et finalement de détruire la confiance des subordonnés.
Le dernier défi est de communiquer pour promouvoir la haute technologie. Responsabilité du commandement, cette communication doit viser en priorité les forces terrestres elles-mêmes, avec trois objectifs. Rassurer, d’abord, l’encadrement de nos unités sur le caractère raisonnable et pertinent de nos objectifs technologiques. Cela passe par une information régulière, précise, concrète, qui fasse le lien entre les capacités recherchées et les axes de recherche technico-opérationnelle qui y conduiront. Les chefs doivent aussi encourager l’intégration de la haute technologie aux opérations, en utilisant sur les théâtres extérieurs les équipements terrestres les plus avancés. Le déploiement en Côte d’Ivoire, à l’été 2006, du premier escadron de blindés numérisés répond à ce souci. Il faut enfin, le cas échéant, contraindre à cette évolution vers la haute technologie, et exiger de nos cadres qu’ils connaissent parfaitement et utilisent toutes les capacités des équipements qui leur sont confiés…
L’autre cible de communication est la communauté interarmées, où se jouent désormais les arbitrages capacitaires. Cette nouvelle donne impose de notre part une argumentation solide et cohérente, des efforts constants d’explication de nos besoins et des particularités terrestres, enfin une justification permanente de nos priorités. Dans ces conditions très concurrentielles, afficher des ambitions technologiques élevées n’est pas seulement souhaitable, mais essentiel.
- Conclusion
On le comprend, la haute technologie n’est plus, pour les forces terrestres, une option parmi des futurs possibles, mais bien une nécessité. Parlons cependant d’un mariage de raison et non d’un mariage forcé, car rien dans cette union ne pourra s’accomplir sans un engagement fort de notre part. Adapter nos forces aux engagements terrestres de demain, c’est donc accepter le progrès technologique, mais plus encore le comprendre, le conformer à nos besoins, y préparer nos hommes et nos chefs.
À l’heure où la notion de transformation des armées fait florès, gageons que la nôtre se réalisera davantage par l’intégration de progrès concrets que par l’imposition de principes abstraits. La haute technologie doit pouvoir servir cette méthode.