Inflexions : Olivier Loubes, y a-t-il un lien entre la façon dont on enseigne la chose guerrière, la guerre et l’école dans la période 1870-1940 ? N’existe-t-il pas alors une « étrange défaite » dans la société française née de ce qui est enseigné et qui influence les écoliers ?
Olivier Loubes : Il convient d’être prudent avec le regard que nous avons l’habitude de porter sur cette période. Aujourd’hui, nous possédons dans notre imaginaire une sorte d’idéal du rapport entre la guerre, l’école et la patrie, du rôle des « hussards noirs de la République », selon la formule employée par Charles Péguy1. Il faut avoir à l’esprit que ces « hussards noirs », ce sont ses maîtres, ceux qui l’ont formé lorsqu’il était écolier, donc les jeunes instituteurs issus de l’École normale dans les années 1880. Lorsqu’il écrit en 1913, l’engagement de ceux-ci dans un enseignement national patriotique appartient déjà au passé, un passé qu’il regrette. Nous sommes dans un phénomène de type nostalgique. Cette mécanique qui consiste à dire que le rapport à la patrie était meilleur autrefois ne nous a pas tellement quittés aujourd’hui… Il faut également avoir à l’esprit qu’un républicain comme Péguy, comme tous les républicains de la iiie République, possède une très bonne connaissance de la guerre de 1870 et de ses conséquences. Nous ne pouvons percevoir correctement cet aspect culturel parce que cette guerre est aujourd’hui particulièrement méconnue. Retenons donc que l’enseignement de la patrie fonctionne beaucoup avec la nostalgie et qu’il convient impérativement de replacer celle-ci dans son contexte. Cela nous oblige à faire l’effort de rétablir une forme de concordance des temps afin d’éviter les erreurs induites par tous ces filtres de mémoire accumulés.
Inflexions : Parler de nostalgie suffit-il ?
Olivier Loubes : Non, bien entendu. Lorsque l’on parle des rapports entre l’école et la guerre, il est courant de simplifier le sujet voire de créer des amalgames et des confusions. Or enseigner la patrie ne signifie pas promouvoir la guerre ou l’enseignement patriotique guerrier. Et presque à l’inverse, prôner la paix ne signifie pas que l’on n’instruit pas les enfants dans la possibilité d’avoir un jour à faire la guerre : ils sont de futurs citoyens et s’il leur faut combattre, ils le feront par devoir. Soyons clair : dans l’école républicaine d’après 1870, les enfants n’apprennent pas à faire la guerre. L’école n’est pas militarisée. En revanche, on y apprend que le citoyen doit obligatoirement être capable de se transformer en soldat. Il ne s’agit pas d’un enseignement guerrier, mais d’un enseignement civique. Même dans l’entre-deux-guerres, l’école, qui peut alors paraître pacifique voire pacifiste à certains, enseigne que le citoyen peut être un soldat. Il convient cependant d’apporter des nuances à cette ligne générale : durant certaines périodes, l’enseignement civique est vibrant, particulièrement patriotique, et met en exergue les emblèmes ; dans d’autres, il est plutôt refroidi, utilisant moins la flamme patriotique et ses attributs. Retenons donc l’importance et la permanence du développement du caractère civique et patriotique de l’enseignement dans les classes, avec une véritable continuité durant toute cette période.
Inflexions : Cette continuité est cependant peu perceptible.
Olivier Loubes : Certes. Après avoir mis en lumière la nostalgie contenue dans la formule de Péguy et la continuité de l’action de l’école dans la formation à l’esprit citoyen, il est nécessaire d’aborder un troisième point : la perception de l’action de l’école. Il peut en effet exister une distorsion entre ce qui, d’une part, est réputé être fait à l’école du point de vue des débats d’opinion et, d’autre part, la réalité des idées véhiculées et celle des actions pédagogiques au sein de l’institution scolaire. Il y existe ainsi des périodes au cours desquelles une partie des Français pense que l’école ne forme plus des citoyens prêts à accomplir leur devoir civique et militaire. C’est le cas juste avant 1914 dans la foulée de l’affaire Dreyfus, et c’est le cas dans les années 1930, dans le contexte du Front populaire. À d’autres, c’est le contraire, comme dans les années 1880. Ceci permet d’expliquer les difficultés d’analyse et la surprise du haut-commandement face au faible taux de réfractaires lors de la mobilisation à la fois en 1914 et en 1939.
Entre 1870 et 1939, il existe donc en France un patriotisme constant, même s’il se manifeste à bas bruit. Il s’exprime de façon explicite lorsqu’un événement majeur vient perturber la vie du pays. Le rapport des Français au drapeau est à ce titre éclairant. La France vit dans un régime de démocratie libérale républicaine dont l’expression est différente d’autres démocraties comparables. Elle s’est construite avec un regard critique sur les usages qui ont été faits des emblèmes tel que le drapeau, lequel, à certaines époques, a vu son usage détourné des valeurs démocratiques. Il n’est donc pas anormal que le citoyen se questionne sur le sens que l’on donne à ce drapeau. Mais l’absence de drapeau dans les écoles ne signifie absolument pas l’absence de patriotisme.
Autre indice de la distorsion entre ce qui est perçu par l’opinion et ce qui est vécu au sein de l’école : en 1914 comme en 1939, les instituteurs et leurs anciens élèves ont répondu présents. Les taux de refus d’incorporation comme de désertion sont parmi les plus faibles d’Europe occidentale2. Pourtant, les discours pacifistes enflammés n’ont pas manqué. En 1938, lors du congrès du Syndicat national des instituteurs (sni), certains reprennent les propos du secrétaire général du syndicat des postiers : « Mieux vaut la servitude que la guerre. » Ces propos ne sont pas contredits par le sni. Néanmoins, il existe peu, voire pas de traduction concrète de cette position dans les actes des instituteurs. Il est même possible d’affirmer qu’aucun d’entre eux n’a manqué à son devoir citoyen de soldat en 1939. Une comparaison avec des pays comme la Russie, où 14 à 15 % des conscrits fuyaient l’enrôlement, souligne facilement ce patriotisme français constant.
Il existe donc en France un loyalisme réel qui provient de la certitude très forte que le soldat part pour une guerre de défense nationale. Chacun revêt l’uniforme parce que c’est un devoir civique. Encore une fois, l’enseignement patriotique n’est pas forcément exalté tout au long de la période, mais il existe bel et bien. Un élément de continuité indéniable demeure entre l’école républicaine et le départ à la guerre, car le service militaire a été enseigné comme la conséquence logique d’un devoir civique totalement indissociable de l’état de citoyen. On ne trouve rien dans les programmes ou leur application pratique qui soit en contradiction avec cette analyse.
Inflexions : Existe-t-il malgré tout une évolution des rapports entre l’idée guerrière, l’idée patriotique et l’idée pacifique entre 1870 et 1939 ?
Olivier Loubes : Oui, bien sûr. Nous pouvons retenir quatre phases : deux avant la Première Guerre mondiale et deux après. La défaite de 1870 correspond à une très forte mobilisation de l’enseignement civique dans les idées vulgarisées notamment par Ernest Lavisse ou le Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson3. Lavisse signe un article intitulé « Histoire » qui se termine ainsi : « Pour tout dire, si l’écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales ; s’il ne sait pas que ses ancêtres ont combattu sur mille champs de bataille pour de nobles causes ; s’il n’a point appris ce qu’il a coûté de sang et d’efforts pour faire l’unité de notre patrie, et dégager ensuite du chaos de nos institutions vieillies les lois qui nous ont faits libres ; s’il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son fusil, l’instituteur aura perdu son temps. Voilà ce qu’il faut que dise aux élèves en maître le professeur d’histoire à l’école normale comme conclusions de son enseignement4. »
Ce texte peut être considéré comme le socle de l’enseignement du temps. Il élève les petits écoliers dans l’idée d’une revanche. Cette idée se concrétise aussi par la création, en juillet 1882, des bataillons scolaires, et ce malgré les réticences de Paul Bert, ministre de l’Instruction publique. Mais il convient de souligner que la formation au tir et à la vie militaire ne s’y pratique que le jeudi ou le dimanche, donc en dehors du temps scolaire, et que ces bataillons scolaires disparaissent progressivement entre 1890 et 1893, après avoir formé au maximum cinquante mille élèves sur une population de plusieurs millions. Il est donc important de relativiser cette expérience au bilan plutôt symbolique, qui pesait sur le budget des communes, entrait en concurrence avec le repos dominical et n’offrait pas à l’armée une cohorte de soldats aguerris faute d’instructeurs qualifiés. Mais cette création souligne la prise de conscience d’un retard sur l’Allemagne et révèle une très grande inquiétude face à la menace d’outre-Rhin.
Durant ces débuts de la iiie République, on assiste à une valorisation de la patrie sous sa forme guerrière. Pourtant, cet état d’esprit n’a pas donné d’identité militaire à l’enseignement parce que, en fait, la société ne porte pas cette idée. L’école apparaît en effet comme le reflet des débats au sein de l’opinion et de ce que les familles sont prêtes à accepter pour leurs enfants. Du point de vue du ministère de l’Instruction publique, il est clair que les écoliers seront certes des soldats, mais qu’ils doivent d’abord être des écoliers. Ce n’est pas à l’école d’instruire militairement les enfants. Cela explique pourquoi, dans les bataillons scolaires, l’apprentissage du maniement des armes était effectué en dehors des heures de scolarisation classique. Pour apprendre à être soldat, il y a l’armée et le service militaire. En matière de patriotisme, le type d’éducation dispensé en France sous la iiie République est d’emblée totalement différent de ce que prévoiront certaines dictatures.
En outre, n’oublions pas que la iiie République n’est pas Sparte : il y a un âge pour être écolier et un autre pour être soldat, et on devient soldat à l’issue d’une formation dispensée par les militaires. Existe aussi l’idée qu’il faut protéger les enfants de la guerre. Oui à la fabrique de citoyens, non à la fabrique de soldats. La iiie République n’a donc à aucun moment été une fabrique d’enfants guerriers. On considérait même à l’époque que le fait de transformer les écoliers en soldats était un critère de dictature.
À partir de 1890, nous entrons dans une deuxième phase qui court jusqu’en 1914. Il y a très clairement un deuxième âge dans la rédaction des manuels, qui apparaît dans le « petit Lavisse », où le mot revanche disparaît. Lavisse supprime ce thème de son ouvrage, sans éliminer cependant celui de la responsabilité prussienne. Alors que cette volonté de revanche, de vengeance, était très clairement mise en exergue dans les moutures de 1875-1876, avec la mécanique « comme les soldats battus de Crécy ont été vengés par leurs fils, vous vengerez vos pères vaincus », les moutures des livres scolaires de 1900 à 1913 restent patriotiques, mais ne sont plus revanchardes.
Ce changement est plus un indicateur d’une modification de l’opinion publique que de ce qui se passe dans l’école – pour espérer vendre leurs manuels, les éditeurs se doivent d’adapter le contenu de ceux-ci aux programmes, mais aussi à l’opinion des maîtres et à celle des parents ; les éditions scolaires traduisent les indications des programmes tout en s’adaptant à la loi du marché. Elles correspondent donc à un petit baromètre de l’opinion. Cependant, dans les faits, chacun des maîtres suit plus ou moins strictement et les programmes et les contenus des manuels. Juste avant 1914, nous ne sommes clairement plus dans le temps de la revanche, qui lui-même ne correspondait pas à une éducation guerrière à l’école. Mais nous restons dans un temps pour lequel le thème de la patrie est prééminent. Dans l’opinion française comme dans le corps enseignant, la guerre n’est envisagée que comme une possibilité. Et si une ligne pacifiste apparaît, celle-ci ne remet pas en cause l’enseignement de la patrie et, surtout, ne semble pas perturber en profondeur la pratique de l’enseignement du devoir patriotique. En lisant le « petit Lavisse », on comprend que s’il doit y avoir la guerre, il faudra toujours répondre présent. Cela veut dire que, contrairement à une idée couramment émise, la France n’entre pas en guerre en 1914 avec un esprit de revanche comme cela aurait pu être le cas vingt-cinq ans plus tôt. L’enseignement à la revanche n’a existé que pour la première génération de l’immédiat après-1870.
Il faut néanmoins faire attention à la différence qui existe entre l’enseignement public et l’enseignement catholique – un sujet qui mérite d’être approfondi par de nouvelles recherches5. L’enseignement catholique, qui concerne environ un cinquième des élèves, promeut un patriotisme mêlé de religieux qui, malgré la rupture de 1905, montre une plus grande continuité que dans l’enseignement public. Nous sommes en présence d’un enseignement beaucoup plus patriotique au quotidien, avec un aspect plus essentialiste marqué par le respect du chef et insistant beaucoup sur l’anti-germanisme. C’est l’une des explications du ralliement d’une partie des catholiques à Pétain, alors même qu’ils souhaitaient bouter l’Allemand hors de France. Le soutien patriotique, dans ce cas, ne tient pas compte de la forme du régime, surtout après le ralliement de l’Église à la République. Ce qui compte, c’est la permanence de la France depuis le baptême de Clovis.
Donc, à la veille de 1914, les enfants sont éduqués à l’amour de la patrie dans les deux types d’enseignement. Un amour qui débouche sur la possibilité de se battre pour elle. On retrouve ainsi des idées qui traversent la société française, de Jaurès, avec sa notion de défense nationale, à Maurras. Ce qui est enseigné aux enfants à l’école de la République, c’est l’esprit de la patrie, pour laquelle on est prêt à faire la guerre avec des valeurs défensives. L’idée force est : « Vous défendrez la République et la démocratie parce qu’elles vous ont rendus libres », inculque-t-on aux enfants. Ce qui est enseigné, c’est que la guerre juste, c’est la guerre de défense. Il n’y a jamais de valorisation de l’attaque, de la conquête de territoire, sauf pour l’espace colonial. Il faut avoir à l’esprit que les colonies ont quand même représenté une forme de revanche et ont donné un exutoire à la recherche de la grandeur de la France.
Inflexions : Le déclenchement de la Grande Guerre marque-t-il une rupture ?
Olivier Loubes : Avec le déclenchement de ce conflit, nous entrons dans la troisième phase de la période : la guerre est désormais très présente dans les enseignements parce que c’est l’actualité, parce qu’un tiers des maîtres est parti au front. C’est pour les enfants une réalité tangible qui se manifeste dès le début des combats. S’installe alors un état d’esprit de guerre plus qu’un état d’esprit guerrier, qui débouche très rapidement sur une réflexion cherchant à rendre le quotidien des écoliers moins pesant. On comprend vite que le conflit va durer. Il convient donc de créer une forme de normalité pour préserver au maximum les enfants des perturbations qu’ils peuvent vivre au sein de leur famille. L’enseignement se recentre sur les apprentissages fondamentaux : apprendre à écrire et à lire. Mais cela n’empêche pas la mobilisation pour des collectes de vivres, de vêtements, pour l’envoi de lettres, de dessins, de pansements… – l’institutrice est souvent marraine de guerre. Il ne semble pas qu’ait été organisé le moindre enseignement de type guerrier. Ainsi, ne reforme-t-on pas les bataillons scolaires. Cependant, on tire des leçons de l’histoire immédiate et l’école se préoccupe de justifier la guerre dans un esprit patriotique. Il n’y a pas d’enseignement qui aurait trait aux horreurs des combats. Enseigner la guerre telle qu’elle est réellement ne semble pas possible. Certes, le sacrifice est exalté, mais on demande de faire des rédactions sur des sujets connexes comme, par exemple, la description d’un avion. Les manuels ne sont pas modifiés. Cette absence de changement ne doit pas être surinterprétée. Elle doit plutôt être mise, d’une part, sur le compte du manque de papier nécessaire à l’impression de nouvelles éditions et, d’autre part, sur l’absence des auteurs mobilisés. Mais il est certain que les programmes ne changent pas, même si le ministère de l’Instruction publique continue de donner des directives. Ils ne sont modifiés qu’en 1923. Cette école qui, parfois, a pu être réputée pacifique n’a pas eu besoin de changer fondamentalement pour s’adapter au temps de guerre.
Inflexions : La guerre va quand même provoquer des changements.
Olivier Loubes : Certes, durant cette période, le patriotisme a été porté à incandescence, mais le conflit est surtout important par les effets qu’il va avoir ultérieurement sur les enfants et sur leur rapport à la guerre au sein de l’école. Après une période de deuil de deux ou trois ans, les choses vont en effet changer en profondeur. Si les programmes évoluent à partir de 1923, les mots, eux, ne changent pas, mais leur sens se transforme. On parle toujours de paix et de patrie, mais ces notions ne sont plus incarnées de la même façon car chaque famille a été frappée par la guerre et la mort. Comment parler de paix en sachant qu’il y a eu près d’un million et demi de morts ? L’invocation de la paix est désormais plus forte, plus viscérale, que celle de la patrie. La mort de masse a changé le sens des mots.
Il faut bien insister sur le fait qu’il y a une pacification de l’enseignement : on apprend désormais aux enfants que la guerre est une horreur – dans l’enseignement du français, sont instaurés des cycles consacrés à l’horreur des combats à partir des témoignages d’écrivains soldats comme Genevoix, Dorgelès voire Barbusse, en particulier au moment de la Toussaint et du 11 novembre, lequel marque de façon puissante une sorte de « Toussaint de la guerre ». La souffrance des soldats, l’horreur des combats ont un sens eschatologique : c’est la mort de la guerre qui, seule, peut donner dans les classes un sens aux morts de la guerre. L’école devient profondément pacifique dans ses buts. Désormais l’enseignement de l’histoire culmine dans la création de la Société des Nations (sdn). Cette dernière prolonge et transforme l’histoire de la République, cette République étant jusqu’alors décrite comme une structure capable d’accomplir l’histoire de la patrie française dans un cadre à la fois glorieux et apaisé. Après 1918, l’histoire ne s’arrête plus à la création de la République ; l’histoire s’arrête à la guerre. Or il est impossible de s’arrêter sur un tel champ pédagogique. La victoire de la France ne suffit pas à justifier les morts. Il faut que ce soit la victoire sur la guerre. L’enseignement est de plus en plus influencé par l’« esprit de Locarno », un enseignement très briandiste.
Pourtant, l’enseignement civique patriotique ne cesse pas après 1918. Il y a toujours des leçons sur le drapeau ; il est toujours rappelé que le citoyen français fera son service militaire. C’est pourquoi, pour l’école de l’entre-deux-guerres, il n’est pas possible de parler de pacifisme au sens d’un pacifisme qui repousserait toute guerre, d’un pacifisme antipatriote, intégral, qui nierait les devoirs civiques. Ce pacifisme évolue avec le patriotisme républicain. Ainsi, dans l’enseignement du français, on ne trouve plus d’exercice demandant de commenter des tableaux montrant la geste nationale. À la place, on propose par exemple des études sur la basse-cour. Vercingétorix comme Rouget de l’Isle disparaissent des manuels de français. Il y a ainsi une pacification de la matière français. Nul doute qu’il y ait une inertie et un manque d’homogénéité dans l’application de cette règle, les habitudes pédagogiques antérieures pouvant perdurer. Il n’empêche que dans l’école d’après-guerre, la guerre est considérée comme l’ennemi de l’humanité au point que le sens de l’histoire est sa disparition. Le drapeau, le service militaire restent bien des devoirs civiques, mais ils ne possèdent plus cette aura patriotique connue précédemment.
Inflexions : Les maîtres qui revenaient du front étaient marqués par cette expérience. Cela a-t-il eu des conséquences ?
Olivier Loubes : Nous sommes là encore dans un problème de perception. Il convient d’établir une forte distinction entre ce que fait l’école et la façon dont celle-ci est perçue dans la société. Or elle est perçue au travers de ses maîtres syndiqués. Avant la guerre, rares étaient les instituteurs qui tenaient des propos radicaux. En revanche, dans l’entre-deux-guerres, surtout dans les années 1930, le discours officiel du Syndicat national des instituteurs (sni), qui représente 80 % de ceux-ci, est très pacifiste. À chacun de ses congrès est votée une motion qui déclare que si un nouveau conflit éclate, il y aura grève générale. Lorsqu’André Delmas, son secrétaire, déclare que l’ennemi c’est la guerre, cela participe aux troubles de l’identité collective. Au sein du syndicat lui-même, ces positions apparaissent, avec le recul, comme étant plus de type rituel. Il convient de noter que ces prises de position ne sont pas forcément traduites en discours devant les élèves. Elles n’auront d’ailleurs que peu de conséquences sur la réaction de la population lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale tant l’école avait continué à façonner, dans la continuité depuis 1870, l’image d’une citoyenneté indissociable du devoir d’être soldat. Il n’y a pas eu de mouvement de grève générale en 1939, même parmi les instituteurs. Malgré tout, les déclarations du sni6 ont troublé l’opinion publique jusqu’à introduire un doute très fort dans l’esprit de l’état-major quant à la capacité de la population française à combattre et à faire face à la menace allemande.
Inflexions : Comment résumer ?
Olivier Loubes : En rappelant qu’il faut être prudent avec les discours sur l’école dans la période 1870-1939, trop souvent simplistes. Si elle a réellement façonné un sentiment citoyen républicain chez les Français, qui débouche sur l’obligation naturelle de prendre les armes, l’école républicaine s’est refusé à former des soldats. Après 1870, il s’agit de venger la patrie, ensuite d’accomplir son devoir pour son pays, son régime qui rend libre. Après la Grande Guerre, pour justifier l’hécatombe, on assiste à un changement du sens des mots paix et patrie, et des priorités. Mais si la mentalité est pacifique, elle ne se traduit pas par un abandon du sens du devoir patriotique classique de la iiie République. Il convient aussi d’être très vigilant sur la différence entre ce qui est perçu par l’opinion publique, tant en matière de nostalgie que de pacifisme, et la réalité des enseignements au quotidien en classe. Parler des rapports entre l’école et la guerre durant cette période, c’est souligner une continuité très forte de l’enseignement qui ne cessa pas d’être le creuset d’un patriotisme civique républicain.
1 Cette formule apparaît dans une série d’articles publiés par Péguy dans les Cahiers de la Quinzaine en 1913, lesquels seront repris sous la forme d’un livre intitulé L’Argent.
2 Voir J.-L. Crémieux-Brilhac, Les Français de l’an 40. T. I, La Guerre oui ou non ? ; t. II, Ouvriers et Soldats, Paris, Gallimard, 1990.
3 F. Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire. Cet ouvrage, commencé en 1878 et achevé en 1887, est considéré comme « la Bible de l’école populaire de la fin du xixe siècle, dont les quatre épais volumes rassemblent et mêlent en des milliers d’articles une mémoire foisonnante et enthousiaste des doctrines et institutions éducatives, des “peuples anciens” aux temps contemporains, une philosophie politique de l’école républicaine, un traité copieux de pédagogie théorique et pratique, un précis détaillé de législation et d’administration de l’instruction primaire, mais aussi un cours d’études pour l’enseignement primaire supérieur et les écoles normales, une bibliographie pédagogique, une statistique comparée de l’enseignement primaire… […] œuvre privée, [elle acquiert le] statut nouveau de porte-voix officieux de la politique scolaire républicaine » (P. Dubois, Le Dictionnaire de F. Buisson et ses auteurs, https://histoire-education.revues.org/1233).
4 E. Lavisse, Questions d’enseignement national, Paris, Armand Colin, 1885, pp. 209-210.
5 Voir notamment Y. Gaulupeau La France à l’école, Paris, Gallimard, 2004.
6 Le sni n’est pas nationaliste et refuse le communisme. Il est donc très compatible avec les idées socialistes.