N°37 | Les enfants et la guerre

Mohammed Gartoum

Dans un camp de réfugiés

L’Agence des Nations unies pour les réfugiés (unhcr) a été créée en 1950, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour venir en aide aux réfugiés européens qui avaient dû émigrer en raison du conflit. Alors qu’elle n’avait à l’origine qu’un mandat de trois ans, elle est toujours active aujourd’hui, soixante-sept ans plus tard. Plus encore, les exodes massifs liés aux guerres étant des enjeux politiques et parfois stratégiques, plusieurs organisations gouvernementales et non gouvernementales (ong) ont vu le jour afin d’apporter l’assistance et les secours nécessaires à ces populations. En outre, le statut de réfugié a tendance à se prolonger, et ce pour deux raisons : l’assistance, donc la dépendance, et la limitation des mouvements d’exode. Le phénomène évolue dans le double sens d’une concentration de ces populations au sein de structures montées dans l’improvisation et d’une pérennisation de ces camps dans la durée. Tel est le cas des camps palestiniens créés en 1948 et qui existent encore.

L’unhcr estime le nombre de personnes réfugiées dans le monde à vingt-trois millions et celui des personnes déplacées (celles qui ont quitté leur lieu de vie sans quitter leur pays) à soixante-cinq millions. Plus de la moitié d’entre elles ont moins de dix-huit ans. Le plus grand camp du monde, celui de Dadaab au Kenya, abrite cinq cent mille réfugiés. Les femmes et les enfants représentent 80 % des déplacés sous la forme de familles monoparentales, parce que les hommes sont soit combattants, soit prisonniers, soit morts. Les femmes n’ont pas de travail et beaucoup d’entre elles se trouvent seules pour la première fois de leur existence. Ces femmes et ces enfants sont souvent traumatisés : ils ont assisté au rapt des hommes ou à leur exécution sommaire, leurs biens ont été dérobés ou détruits, les femmes ont été rançonnées des quelques objets de valeur qu’elles avaient pu emporter et ont été exposées à des violences sexuelles. Autant d’événements qui génèrent une détresse intense et prolongée que partagent les enfants qui sont auprès d’elles.

Fin juillet 2012, face à l’afflux de populations civiles en provenance de Syrie, les autorités jordaniennes installèrent un camp de réfugiés à Zaatari, en zone désertique, à huit kilomètres de la frontière, et firent appel à l’aide internationale. Le Maroc envoya un hôpital de campagne de soixante lits, la France un groupe médico-chirurgical de dix lits. La Jordanie ouvrit un centre de santé primaire avec l’aide des organisations onusiennes et de quelques ong. Le camp fut ouvert en août 2012 avec quatre mille réfugiés. Très vite de nouveaux arrivèrent par vagues, parfois trois mille dans une même journée. Quatre ans plus tard, le camp est devenu une structure urbaine pérenne de cent quarante mille réfugiés, soit, en nombre d’habitants, la quatrième ville de Jordanie. Les problèmes d’infrastructures ont surgi dès l’ouverture puisqu’il a fallu héberger ces personnes sans ressources, les protéger, les nourrir et résoudre les problèmes sanitaires que posait leur concentration. Les conditions climatiques désertiques étaient extrêmes, avec des tornades de poussière, des températures très élevées l’été et très basses l’hiver. L’eau était absente. L’aide devait être acheminée d’un point de ravitaillement distant de soixante-dix kilomètres.

À Zaatari, les réfugiés n’ont pas le droit de se disperser sur le territoire jordanien. L’enfermement, l’oisiveté, les rigueurs du climat et l’insécurité sont des facteurs de tension supplémentaires. Sans foyer, sans ressource et sans possibilité de reconstruire leur autonomie, sans espérance et sans activité, leur souffrance psychologique est majeure.

Un camp est caractérisé par la désorganisation sociale de la population qui y est rassemblée. Les différentes classes sociales sont mélangées et partagent le même dénuement. À Zaatari, les anciens propriétaires agricoles vivent au milieu de leurs ouvriers, les médecins au milieu de leurs patients, les ex-patrons avec leurs employés, les ingénieurs aux côtés des manœuvres qui travaillaient pour eux. Cette situation est la source d’une détresse supplémentaire. De plus, le camp ne dispose ni de forces de l’ordre ni d’agents de sécurité à l’intérieur. C’est donc la loi du plus grand nombre, quand ce n’est pas celle du plus fort, qui fait et défait l’organisation sociale. Selon les alliances, ou selon les appartenances tribales, des privilèges sont instaurés pour s’accaparer les meilleurs emplacements, près des points d’eau, des sanitaires et de l’axe routier principal. La vie sociale est confinée dans l’enceinte du site. À l’extérieur la police jordanienne est sévère. Tout réfugié qui tente de sortir du camp encourt une peine d’emprisonnement de quinze jours suivie d’un refoulement vers le pays qu’il a fui avec la perspective d’une condamnation à mort immédiate. Les crimes à l’intérieur du camp sont exceptionnels. Il n’a pas été constaté de crime de sang, mais il y a sporadiquement des crimes sexuels envers des femmes seules et des enfants.

Les enfants constituent la population la plus nombreuse et aussi la plus vulnérable des camps. En 2001, l’unhcr a mis en place plusieurs groupes de travail afin de répondre aux enjeux liés à leur exploitation et aux abus dont ils sont l’objet. Des formations spécifiques sont proposées pour informer les personnels ayant à travailler auprès de ces jeunes réfugiés. Car si l’abus et l’exploitation sont des concepts relatifs qui doivent être compris par rapport aux valeurs personnelles, aux normes culturelles et communautaires, il convient pourtant de se référer aux normes internationales. Les enfants réfugiés ou déplacés peuvent être exposés à un risque accru d’exploitation en raison de leur âge et des situations dans lesquelles eux et leurs familles se trouvent. Les abus et l’exploitation sexuels ont des effets dévastateurs sur leur santé physique et mentale, ainsi que sur celle de leur famille et de leurs communautés.

Une analyse de situation centrée sur l’enfant est une condition préalable essentielle au développement d’une stratégie préventive efficace. Lorsque des cas d’abus sexuels ou d’exploitation sexuelle sont rapportés ou suspectés, une intervention menée avec compétence et sensibilité est nécessaire. Une intervention inconsidérée ou inappropriée peut en effet causer chez l’enfant une détresse encore plus grande. Différentes stratégies doivent ainsi être utilisées selon les situations et les employés du hcr, les autorités locales ou la communauté de réfugiés, comme, par exemple, loger loin des habitations des familles avec enfants les jeunes célibataires et les hommes adultes venus seuls au camp et les informer dès leur arrivée des conséquences pénales et administratives en cas d’abus sexuels, quel que soit l’âge de la victime. Sans oublier la préservation du secret médical malgré les conditions de vie difficiles, afin de protéger les personnes d’un traumatisme supplémentaire qui serait dû aux jugements des autres.

En situation de conflit ou dans des contextes de réfugiés, la vulnérabilité des enfants à différentes formes d’abus et d’exploitation est de plus en plus reconnue comme un problème de protection majeure et particulièrement grave. L’exploitation sexuelle et la violence fondée sur le genre sont des questions qui ont fait l’objet du plus grand intérêt lors de l’étude de 1996 des Nations unies sur la portée des conflits armés sur les enfants.

L’abus est défini comme le mauvais traitement subi par l’enfant, qu’il soit de nature physique, émotionnelle ou sexuelle, ou comme la négligence qui lui est portée dans une situation de responsabilité, de confiance ou de pouvoir, portant atteinte potentiellement ou réellement à sa santé physique et émotionnelle, à sa survie et à son développement.

La négligence, elle, peut être fondée sur une action répétitive ou sur un incident ou une omission isolée qui se traduit, ou pourrait se traduire, par une blessure physique ou mentale grave, voire un risque mortel pour l’enfant. Elle peut comprendre le fait d’échouer à apporter de la nourriture en quantité suffisante, des vêtements, un abri, une supervision et des médicaments. Mais aussi l’absence d’efforts pour protéger un enfant contre les abus, l’exploitation ou la négligence d’une autre personne.

L’exploitation, enfin, fait référence à l’utilisation de l’enfant au profit d’autres personnes et au détriment de sa santé physique ou mentale, de son développement et de son éducation. Elle comprend le travail et la prostitution, mais ne s’y limite pas. Ces deux termes indiquent que certains tirent profit du statut de l’enfant et de son manque de pouvoir. L’expression « travail des enfants » présente aussi certaines ambiguïtés à cause de sa connotation très négative. Or, dans certaines situations, ce travail peut être considéré comme bénéfique à l’enfant ou comme nécessaire à l’économie familiale : nombre d’enfants aident les nouveaux arrivants à se repérer dans le camp, secondent les commerçants dans la vente de bidons vides, d’ustensiles de cuisine ou de vêtements usagers, vendent des cigarettes, en échange de petits pourboires qu’ils rapportent le soir à leurs parents ; certains rôdent autour des hôpitaux ou des locaux des ong à la recherche de restes de repas et de pain à rapporter chez eux, ce que les adultes ont honte de faire. Il faut noter que les coupables d’abus ou d’exploitation sexuels sont le plus souvent connus de l’enfant et peuvent être des membres de la famille directe, de la famille élargie, des amis de la famille ou même d’autres enfants.

À Zaatari, les pathologies psychiatriques les plus fréquentes observées chez les enfants sont les troubles phobiques. Il y a parmi les réfugiés des médecins et des infirmiers syriens, mais il leur est interdit d’exercer sur le sol jordanien, y compris au sein du camp. Ils continuent cependant de travailler clandestinement au profit des malades et des blessés qui ne peuvent se déplacer. Il y a aussi des guérisseurs qui prennent en charge les crises expresso-émotives et les troubles dépressifs masqués. Dans ce type d’environnement, les techniques d’approche clinique nécessitent une conjugaison de savoir-faire et d’improvisation. Le thérapeute doit pouvoir se saisir de tout ce qui est à portée d’un soin possible. Il n’y a pas de standard. C’est autant un « art » qu’un « métier » ; un mélange d’intuition, de sensibilité et d’expérience. Il s’agit de verbaliser des symptômes exprimés qui peuvent être d’une grande diversité : émotions, somatisations, pathologies du caractère, troubles du comportement. Le thérapeute invente sa technique à partir des productions culturelles des personnes reçues.

En pratique, le travail thérapeutique avec les enfants en âge scolaire se fait par la médiation du dessin. L’enfant est invité à dessiner son histoire, puis à raconter ce qu’il dessine. Au fur et à mesure des consultations, un lien de confiance et de familiarité s’établit ; c’est alors que le soin commence vraiment.

Voici un exemple de ce que peut être ce travail. Ahmed est un jeune garçon de onze ans, arrivé au camp deux mois plus tôt avec ses parents, ses frères et ses sœurs. Son père l’amène à la consultation parce qu’il a constaté un changement dans son comportement : il se replie sur lui-même et s’isole ; il passe la journée, silencieux, dans la tente familiale, ne sort plus, évite les jeunes de son âge. Le premier contact est difficile. Ahmed se méfie de moi, un étranger. Je lui indique mon nom et ma fonction, et, avec des mots simples, je lui explique que la consultation est proposée pour l’aider à surmonter ses difficultés. Il reste silencieux, le visage figé et le regard absent. Je lui tends le stylo que je tiens à la main et une feuille de papier en lui demandant de dessiner ce qu’il a vu avant d’arriver au camp, en lui précisant qu’il peut prendre son temps. Il commence à dessiner immédiatement. Au fur et à mesure qu’il trace les éléments du dessin, il fait un récit comme s’il lisait une bande dessinée. Ainsi parvient-il à mettre en récit son histoire.

Il dessine d’abord son village et la route principale par laquelle les militaires en armes sont arrivés, puis des chars et des hélicoptères qui bombardent les habitations, et enfin les morts dans les rues. Il montre ensuite l’emplacement de la maison de ses parents et celle de ses grands-parents en indiquant qu’il n’a plus de nouvelles de ceux-ci. Je mets le doigt sur la maison dont il parle. Ahmed se met à pleurer et raconte que tous les jours depuis qu’il est dans le camp, il entend les nouveaux réfugiés raconter les malheurs en Syrie et qu’à chaque fois il imagine que ses grands-parents sont les victimes des exactions dont il entend le récit, qu’ils sont morts.

Pendant cet échange, il fixe du regard mon téléphone. Spontanément, je lui demande s’il souhaite parler à ses grands-parents. Si cette proposition avait été réfléchie, peut-être que j’aurais inhibé cette intuition. Que se serait-il passé si personne n’avait répondu au téléphone ou si une nouvelle funeste avait été annoncée ? J’avais entendu le père indiquer que les grands-parents étaient restés en Syrie pour protéger du maraudage les biens familiaux et qu’en raison de leur âge, ils ne seraient pas soupçonnés d’être des combattants de l’insurrection. Je lui demande donc de me communiquer le numéro. Une fois composé, Ahmed garde le regard fixé sur le téléphone comme s’il en attendait une délivrance. Une voix masculine répond. Ahmed, en larmes, se présente à l’interlocuteur et demande des nouvelles. En un instant son visage s’éclaire et il peut annoncer à son père que les grands-parents vont bien.

Par la suite les visites se sont renouvelées. À chacune d’entre elles, Ahmed appelait ses grands-parents. Son état psychologique s’est amélioré rapidement. Il a retrouvé une vie normale avec les garçons de son âge dans le camp, se vantant même d’être l’ami des soignants et de son thérapeute. Le père me confia ensuite qu’il ne s’attendait pas à ce que son fils gardât pour lui ses inquiétudes à propos des grands-parents et que s’il avait su qu’un simple appel téléphonique pouvait le libérer de ses angoisses, il l’aurait donné depuis longtemps. Rapidement il a pu se procurer un téléphone portable et prolonger hors du centre médical les appels.

Cette histoire illustre cette particularité que l’enfant est psychologiquement très souple, beaucoup plus que l’adulte dont les traits de personnalité se sont rigidifiés avec la maturité. S’ils sont pris en charge précocement, les troubles psychotraumatiques ont chez lui un meilleur pronostic que chez l’adulte, en raison même de ses capacités de résilience plus élargies.

Voici quelques éléments que j’ai établis pour comprendre la psychologie de l’enfant traumatisé :

  • l’enfant a une tendance naturelle à culpabiliser, à prendre sur lui la responsabilité de l’événement qui perturbe son monde. Dans une même fratrie, on peut voir un enfant présenter les symptômes d’un état de stress en rapport avec un événement vécu par son frère ou sa sœur et dont il a été le témoin. Cette culpabilité est un point essentiel du travail de thérapeute qui le prend en charge ;
  • l’enfant réagit en miroir de l’adulte. Il imite beaucoup. Il traversera d’autant mieux les événements que le parent ou celui qui le remplace ne sera pas, ou peu, perturbé. Les adultes sont les premiers tuteurs de résilience de l’enfant ;
  • l’enfant est moins habile que l’adulte dans la verbalisation. Les approches thérapeutiques se fondent sur des techniques adaptées à ses compétences, comme le jeu ou le dessin.

La question cruciale pour les enfants des camps est celle de leur avenir. Il y a deux pronostics opposés. Si les parents ont un niveau de culture suffisant, si la famille a une vie structurée au sein du camp, ils iront dans les centres éducatifs mis en place par les ong et pourront être insérés dans un système qui vise à leur donner une autonomie future à travers une formation. En revanche, pour les enfants isolés, en carence parentale et affective, le pronostic est sombre. On peut les considérer comme une génération perdue, sans attache, sans éducation, sans avenir, sans foyer, habitués à être assistés. Les filles sont exposées aux risques d’une exploitation domestique et sexuelle ; les garçons sont la proie de prêcheurs cherchant à les endoctriner et à en faire des enfants-soldats. Ceux qui échappent à l’endoctrinement religieux risquent d’être recrutés par des bandes criminelles qui n’ont rien à voir ni avec la religion ni avec la résistance, qui les incluront dans des réseaux de mendicité et de maraude dans un premier temps, puis dans des réseaux de trafics divers, ce qui accroît l’instabilité dans les pays qui les accueillent, avec potentiellement le risque de les faire basculer dans le chaos. Dans des camps comme celui de Zaatari, l’avenir des jeunes est un enjeu d’avenir pour nous aussi.

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