N°37 | Les enfants et la guerre

Pierre-Henri Bertin

Le scoutisme ou l’espérance d’un monde meilleur

« Transformer ce qui était un art d’apprendre aux hommes
à faire la guerre en un art d’apprendre aux jeunes à faire la paix
 »

Robert Baden-Powell

Né au début du xxe siècle, le scoutisme est le fruit de l’expérience personnelle et professionnelle d’un militaire anglais nommé Baden-Powell. Dès son plus jeune âge, il était très débrouillard et aimait vivre dans la nature, ramper en silence, se cacher, faire des feux. En 1900, alors général de l’armée coloniale anglaise, il est assiégé dans la ville de Mafeking pendant la guerre du Transvaal contre les Boers (1899-1902) et fait face à une forte pénurie d’hommes. Se rappelant sa jeunesse, il imagine de donner un rôle nouveau aux jeunes de la ville, qu’il arpente pour les recruter et les transformer en éclaireurs (to scout en anglais) ou en estafettes dont l’habileté et la bravoure vont permettre à la cité d’être sauvée.

Ayant suscité un réel intérêt chez les jeunes qui le sollicitent pour des conseils, il tente une première expérience sur l’île de Brownsea en 1907 en réunissant pour deux semaines d’« aventure avec un idéal » des jeunes de tous les milieux sociaux. Le premier camp scout vient de voir le jour ; le succès est immédiat et spectaculaire. En 1908, il publie Scouting for Boys, le guide fondateur du scoutisme, et rassemble onze mille scouts au Crystal Palace de Londres. Dans la foule, un groupe de filles porte fièrement l’uniforme : ce seront les premières guides. Après avoir démissionné de l’armée en 1910 pour s’occuper à plein temps de ce mouvement en pleine expansion placé sous le patronage du roi d’Angleterre lui-même, il élargit cette méthode aux plus jeunes (huit-onze ans : les louveteaux), puis aux aînés (dix-sept ans et plus : les routiers).

À l’origine protestant comme son fondateur, le scoutisme s’est ouvert à d’autres religions, tant c’est la spiritualité en elle-même qui est importante et non son expression. En France, il se développe sous l’impulsion de grandes figures comme le maréchal Lyautey. Il existe aujourd’hui de nombreux mouvements français de toutes confessions1. « Il est sans doute fort difficile de donner une définition précise de la formation religieuse dans notre Mouvement, car il y coexiste des confessions fort différentes. C’est la raison pour laquelle les détails de l’expression du devoir envers Dieu doivent être laissés dans une large mesure entre les mains des responsables locaux du Mouvement. Mais nous insistons sur un point : le garçon doit observer et mettre en pratique la religion qu’il professe, quelle qu’elle soit », disait Baden-Powell.

Un siècle plus tard, cette méthode peut sembler désuète et inadaptée tant le monde a évolué, les concepts éducatifs se sont transformés et les aspirations de la jeunesse ont changé. Pourtant, une perception juste de la nature même du scoutisme et de ses ressorts permet d’en mesurer toute l’actualité et son apport pour la paix, dans la continuité de la conviction de Baden-Powell que « les outils de la guerre peuvent devenir, auprès de la jeunesse, les outils de la paix et du développement humain, moral et spirituel ».

  • Une pédagogie positive et ouverte
  • La confiance et l’exigence

La foi de Baden-Powell en la jeunesse et en sa capacité à se transformer est immense, sous réserve de la guider et de lui donner confiance. Aucune âme n’est perdue et tout est possible : « Même dans les pires canailles, il y a toujours 5 % de bon. Croire sur parole et croire capable du mieux. » Les jeunes ont besoin de beau, d’absolu, de défi, mais aussi et surtout de confiance. Avec la confiance naît la volonté ; avec la volonté finit par venir le succès ; avec le succès croît la confiance. Dans cette optique, le groupe joue un effet multiplicateur bien perçu par Baden-Powell. Les jeunes sont rassemblés en petits groupes de sept à huit, les patrouilles. La patrouille est, un peu comme une famille, une microsociété protégée qui, avec ses propres règles, permet aux jeunes de se construire un peu abrités des maux de la société tout en y étant parfaitement intégrés. Par quatre, elles forment une troupe. Cette organisation repose sur le principe de subsidiarité qui donne une grande liberté d’action individuelle, et permet à chacun de s’exprimer avec ses qualités et ses défauts, et de grandir dans toutes les dimensions de l’Homme. Le scoutisme est ainsi une méthode d’éducation globale, complémentaire de celle dispensée en famille. La santé, la formation du caractère, le sens du concret, le sens des autres et la spiritualité en sont les cinq buts. Fixer des exigences adaptées et donc réalisables permet au scout de se construire dans la confiance issue de ses succès.

  • Une progression respectueuse du développement de chacun

Cette méthode est positive dans le sens où elle repose avant tout sur la volonté des jeunes d’aller de l’avant dans un cadre bien défini. Ce cadre peut paraître rigide de l’extérieur, mais lorsqu’il est vécu de l’intérieur, il offre de nombreuses possibilités de s’exprimer, d’autant plus que l’expérience se vit dans la nature. Conformément à l’esprit du mouvement, le scout s’engage à progresser ; il n’est pas un spectateur qui subit la vie assis, sa vie, et observe ceux qui agissent ; il en est un acteur déterminé avant de devenir un metteur en scène engagé à rendre le monde meilleur. Cette transformation ne peut se faire qu’au travers d’un chemin balisé. Ainsi, un jeune qui intègre une unité se voit proposer un parcours jalonné d’épreuves et de réflexions adaptées à son âge et à ses capacités. Cette démarche de charité, mais également d’exigence, car le scout ne baisse jamais les bras, doit lui permettre de réussir ce qu’il entreprend et de continuer ainsi à capitaliser de la confiance.

Au moment de l’adolescence où les doutes et les changements surviennent, cette progression est une véritable canne qui pour certains permet de rester debout et pour d’autres est là, à portée de main, au cas où. Cette progression, à son rythme, permet d’engranger de la confiance. Pour ceux en difficulté scolaire (et ils sont nombreux), c’est le bol d’oxygène de fin de semaine qui permet de garder la tête hors de l’eau et de prendre sa respiration avant de retourner en apnée dans ses études. En plus d’une canne, le scoutisme peut aussi être un tuba qui évite de boire la tasse ! Plus d’un parent a été tenté de retirer son enfant d’une troupe scoute au prétexte qu’il devait travailler davantage. Une erreur de jugement manifeste, qui n’intègre qu’une seule dimension de l’être humain, à savoir le travail. Une construction stable ne peut reposer sur un seul pilier. Le scoutisme propose justement ce développement harmonieux qui permet de croître de façon équilibrée au travers d’une progression personnelle personnalisée. Sans le savoir, Baden-Powell était un précurseur du développement durable… de l’Homme !

  • Le scout, un être unique à sa place

Une patrouille n’est pas qu’un ensemble de jeunes qui portent le même uniforme, le même nom d’animal et suivent la même loi. C’est avant tout une somme d’individualités variées qui forment pour autant un groupe soudé sous la responsabilité d’un chef de patrouille. L’hétérogénéité n’empêche pas la cohésion, car chacun tient une place particulière et joue un rôle clé, complémentaire des autres et changé chaque année ; dans certains mouvements, on les appelle les postes d’action. Pour les scouts marins, le terme de patrouille est remplacé par celui d’équipage, qui est plus explicite sur la place unique que chacun tient – sur un bateau, chacun a une place et une fonction parfaitement définies qui sont complémentaires des autres ; si l’un fait une erreur, au mieux l’allure du bateau réduit, au pire il peut se retourner. L’absence d’un scout à une activité déséquilibre la vie de sa patrouille et génère des difficultés dans la réalisation des activités. Le scoutisme est donc aussi un apprentissage concret de la citoyenneté (ne pas assumer ses devoirs pénalise la collectivité) et de la liberté (je ne suis pas seul et ne peux donc agir comme si je l’étais).

  • Un apprentissage progressif de la bienveillance et de la responsabilité

Dans la patrouille comme dans la troupe, un être joue un rôle plus important que les autres : le chef, celui qui a la lourde charge de conduire sa patrouille tout au long de l’année. Ainsi, un jeune de dix-sept ans part camper un week-end ou trois jours pendant les vacances avec les enfants qui sont sous sa responsabilité. Même s’il est toujours aidé dans sa préparation, il est ensuite seul sur le terrain dans sa fonction de chef, que tous ses scouts observent.

Au-delà de l’organisation matérielle, le chef prend un engagement unique et sans commune mesure. Toutes les activités seront guidées par la volonté de faire grandir ceux qui lui sont confiés dans toutes les dimensions de sa personne. Il devra donc toujours s’interroger sur le sens de son action et ne jamais reproduire de façon automatique, par facilité ou sous couvert de tradition, ce qui a déjà été vécu. La bienveillance devra le guider. En tant que chef, il est celui qui est au service des autres et qui fait avec les autres pour montrer l’exemple, et non celui qui impose en faisant faire. Le scout est fait pour servir et sauver son prochain ; le plus fort protège le plus faible.

« Être chef d’unité (troupe ou clan) est un engagement d’une intensité inouïe. Jamais la société dans laquelle il va grandir ne lui donnera la chance de vivre un engagement aussi important. La charge d’âme qui lui est explicitement confiée, il ne la retrouvera nulle part, même dans le plus grand poste de management dans la plus grande entreprise. Jamais il ne retrouvera un engagement qui soit vécu avec autant de plénitude, si ce n’est dans l’expérience de parenté2. » C’est le chef d’unité qui recevra la promesse de ses scouts dont les paroles restent gravées à vie. C’est le chef de patrouille qui a la lourde charge de préparer son scout à prononcer sa promesse. Son rôle d’exemple et d’éducateur est donc immense, mais aussi magnifique. Pour Baden-Powell, « l’ambition de faire le bien est la seule qui compte ». Les chefs de troupe, qui sont des jeunes de vingt à vingt-cinq ans, montrent à leurs aînés que leur génération n’a pas à rougir de la comparaison et qu’il y a encore des jeunes qui s’engagent. D’autres mouvements de jeunes offrent la possibilité de prendre des responsabilités humaines matérielles ou techniques ; en revanche, seul le scoutisme offre cette plénitude.

  • Le scoutisme, une méthode d’éducation
    d’une étonnante actualité
  • Une vie réelle et non virtuelle

La révolution Internet et la mobilité offerte avec les smartphones et autres tablettes a transformé les relations humaines. Ce qui était loin et difficile à obtenir est aujourd’hui, sous nos yeux, à travers un écran, en deux clics et dans un délai quasi instantané. Sans bouger, il est possible de partir à la découverte du monde vers une destination choisie en s’affranchissant du voyage, du climat et des risques. Si le résultat n’est pas à la hauteur de l’attente, l’internaute zappe et en quelques secondes se retrouve ailleurs. Avoir des centaines voire des milliers d’« amis » sans même les avoir vus est une réalité. Jouer en réseau des journées ou des nuits entières avec des jeunes qui vivent la même passion à l’autre bout de la planète est d’une simplicité enfantine. En bref, tout devient facile, et chacun peut trouver sa place et ce qu’il cherche ; l’individu choisit ce qu’il veut, y accède facilement et rien ne peut lui être imposé : vive la libération numérique !

Paradoxalement, cette évolution extraordinaire, qui tend à faire tomber les frontières et à rendre l’impossible accessible à tous, peut, pour les plus faibles et les moins préparés, se révéler un piège extrêmement vicieux qui enferme l’individu dans un espace virtuel, le coupe de la réalité. La facilité à haute dose finit par tuer le goût de l’effort et la patience qui en découle. À l’adolescence, où l’être se construit, cela fait des ravages. Dans ce contexte, le scoutisme propose une méthode de socialisation d’un pragmatisme désarmant. Pour se connaître, il suffit de vivre ensemble et de partager son quotidien avec les autres, même ceux que l’on n’apprécie pas forcément. Pour atteindre un objectif, il faut relever ses manches et donner de sa personne. On redécouvre, avec tous ses sens, le monde environnant, et il est d’autant plus apprécié que l’effort est intense ; on s’émerveillera et on se rappellera d’autant plus le lever du soleil un matin d’hiver que le réveil aura été matinal et le froid glacial. Par la méthode mise en œuvre, le scoutisme apprend le goût de l’effort et permet de garder les pieds sur terre tout en vivant dans son époque. Cette expérience de la vie est un don inouï qui doit permettre au scout, surtout celui qui a continué sa progression en étant chef, de garder, une fois inséré dans la vie active, une certaine hauteur de vue en n’oubliant jamais la dimension humaine de notre société et l’impérieuse nécessité d’aller au contact des autres pour les comprendre et percevoir à leur juste valeur les situations rencontrées, les apparences étant souvent trompeuses. Percevoir cette nécessité est aujourd’hui, dans un monde numérisé où le temps s’accélère, un savoir-faire qui n’est plus inné et qu’il faut par conséquent penser à développer.

  • L’esprit scout, un état d’esprit d’humilité et de service

Au gré des activités passées, les scouts se façonnent, petit à petit, des personnalités uniques qui ont toutes comme dénominateur commun, quel que soit le mouvement d’appartenance, d’être animées par l’esprit scout, ce savoir-être si reconnaissable.

Le scoutisme est par nature l’apprentissage progressif du service des autres, comme l’illustrent les devises de ses trois grandes tranches d’âge3 : « De notre mieux » pour les louveteaux (de huit à douze ans), « Toujours prêt » pour les scouts (de douze à dix-sept ans) et « Rendre service » pour les routiers (de dix-huit à vingt-deux ans). Lors de la cérémonie du départ routier, l’importance du don de soi est rappelée au futur routier-scout : « Lorsque l’on n’a pas tout donné, on n’a rien donné » (Baden-Powell). Souvent brocardée par ceux qui n’ont qu’une vision superficielle du mouvement, la bonne action (ba), qui doit être quotidienne, est un moyen simple et efficace pour donner du sens à une journée et rendre meilleur celui qui l’a faite.

L’honneur, qui tient une place importante, notamment chez les adolescents, est au cœur de l’engagement du scout. Ce dernier est un homme d’honneur sur lequel on peut compter et dont la parole a de la valeur : « Le scout met son honneur à mériter confiance » (1er article de la loi).

Débrouillard et animé d’une vision simple et positive de la vie, un scout est par nature joyeux – « une difficulté n’en est plus une, à partir du moment où vous en souriez, où vous l’affrontez » (Baden-Powell). La simplicité est également un marquant de la méthode. Par son sens de la débrouillardise et de l’observation ainsi que par sa technique, le scout fait montre d’un grand sens d’adaptation aux situations auxquelles il est confronté – « Contentez-vous de ce que vous avez et faites-en le meilleur usage possible » (Baden-Powell).

Le scout, c’est un jeune homme à la présentation soignée qui sait se tenir dignement avec un uniforme le plus impeccable possible. Même sale, celui-ci peut être porté avec dignité. L’apprentissage de la beauté fait également partie de la méthode scoute, qui renonce à la facilité du laisser-aller.

Décidé à faire le bien et à s’améliorer, le scout est avant tout une personne dynamique qui prend son destin en main et qui n’attend pas les bras croisés sur le bord de la route – « Le bonheur ne vient pas à ceux qui l’attendent assis » (Baden-Powell).

  • Une authentique et généreuse transmission intergénérationnelle

L’idée de génie de Baden-Powell a été de placer de jeunes adultes pour s’occuper des adolescents. Les incompréhensions sont moins grandes et la confidence plus aisée. Le faible écart d’âge entre les chefs et les scouts facilite les liens, de l’étroitesse desquels dépendra la profondeur des valeurs transmises. La volonté individuelle étant le fondement du fonctionnement de la troupe, la recherche de l’adhésion des scouts est le souci permanent du chef. Cela nécessite de sa part une parfaite connaissance de ceux-ci et un sens développé de l’écoute afin de les faire grandir dans toutes les dimensions de leur personne. Il doit systématiquement s’interroger sur le sens de son action. Le but ultime du scout est de servir – lorsque l’on a reçu, il faut savoir donner. La bienveillance est son guide. Le scoutisme offre donc un bel exemple d’une transmission apaisée des valeurs entre les générations, sachant que des adultes de tous âges sont présents dans tous les mouvements pour apporter aux chefs l’environnement nécessaire (matériel, formation...) à la réussite de leur mission. Chacun effectue un pas vers l’autre, mais il est de la responsabilité du plus ancien de faire le premier et le plus grand.

  • Une méthode qui fonctionne toujours

Un siècle après sa création, le scoutisme est une méthode d’éducation des jeunes par les jeunes qui n’a pas pris une ride. Elle est même plus que jamais d’actualité. De retour d’Afrique du Sud, Baden-Powell avait été frappé de voir cette jeunesse désœuvrée et n’avait pas hésité à s’engager pour ces garçons qui, bien que « mal nés », représentaient une partie de l’avenir du Royaume-Uni et devaient, eux aussi, avoir la possibilité de grandir de façon équilibrée et guidée.

Le contexte est aujourd’hui bien entendu différent. Des similitudes demeurent, avec une jeunesse parfois désœuvrée dans des quartiers aux périphéries des centres-ville, mais le cadre est plus flou avec un affaiblissement de l’autorité de l’État sur ses territoires et sa population, ou encore l’effacement du fait religieux. La société française actuelle se présente plus fracturée que celle de l’après-Grande Guerre. L’individu prend le pas sur la collectivité avec, en parallèle, l’effacement des repères traditionnels qui façonnent et qui aident à se construire.

En marge de la société, un certain nombre de jeunes toujours plus nombreux n’arrivent plus à se projeter dans l’avenir et ne recherchent plus, ou pas, à s’intégrer dans la communauté nationale. Dès lors, se créent des réseaux parallèles avec leurs propres codes. Et pourtant, dans ce contexte, le scoutisme reste d’une actualité évidente pour ceux qui l’on pratiqué. La Fondation espérance banlieues4 est là pour nous rappeler que l’audace permet encore de passer de l’espérance à la réalité, qu’avec la volonté il est toujours possible d’atteindre des objectifs improbables. Ses créateurs sont des descendants de Baden-Powell. Qui pouvait imaginer qu’une expérience aussi décalée que d’intégrer des jeunes de banlieue dans un cadre, certes respectueux de chacun, mais strict et à l’opposé de leur quotidien, pouvait réussir ? Il n’est donc pas surprenant de retrouver dans l’équipe dirigeante un ancien scout, également ancien militaire.

  • Une pratique de l’apprentissage de la paix
  • Une éducation à la paix entre les peuples

S’appuyant sur son expérience militaire des conflits, Baden-Powell mesure quelle est la beauté de la paix, mais aussi son extrême fragilité dans notre société humaine qui voit s’affronter les egos individuels et les volontés politiques. L’éducation à la paix des plus jeunes est pour lui une nécessité : « Le scoutisme est un levain qui s’accroît chaque jour, un levain d’hommes et de femmes de chaque pays animés par une camaraderie réciproque et par une volonté déterminée de paix. »

La paix est donc un axe majeur du développement de chaque scout avec un 4e article de la loi scoute qui rappelle la fraternité qui doit régner entre chacun d’eux : « Le scout est l’ami de tous et le frère de tout autre scout. » En 1922, Baden-Powell affirme cette volonté de paix par le développement d’un scoutisme mondial, véritable pont entre les pays, lors du Congrès scout mondial de Paris, qui pose les bases de la future Organisation mondiale du mouvement scout (omms), laquelle regroupe aujourd’hui quarante millions de scouts de cent soixante-deux pays. Depuis, de grands rassemblements internationaux rythment la vie des scouts. Les Jamboree accueillent les quatorze-dix-huit ans (selon les mouvements), tandis que les Moot (réunion des clans) rassemblent des milliers de routiers. L’Eurojam 2014 a rassemblé pendant douze jours douze mille jeunes venus de vingt pays d’Europe, un véritable défi logistique équivalant à la construction, en partant de rien, d’une ville éphémère semblable à celle de l’Isle-d’Abeau (38), soit la sept cent quarante-deuxième ville de France ! Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1947), le Jamboree mondial de la paix rassemblait à Moisson vingt-cinq mille scouts de quarante-deux pays, dont une délégation de scouts allemands, ce qui représentait à l’époque un symbole très fort. Dans son dernier couplet, le Chant de promesse des guides et scouts d’Europe insiste encore sur cette dimension de paix : « Par-dessus les frontières, je tends la main, l’Europe de mes frères naîtra demain. » La Fédération des scouts Baden-Powell de Belgique a une formule plus contemporaine qui diffère sur la forme mais in fine la rejoint sur le fond : « Je veux que sur la terre et dans mon quartier, tout homme soit mon frère ; j’ose l’amitié. »

  • L’apprentissage de la paix intérieure

Au-delà de ces grands principes auxquels il est assez facile d’adhérer dans une société de temps de paix, d’autant plus qu’il suffit de peu d’efforts, Baden-Powell a parfaitement perçu que, pour être en paix avec les autres, il fallait commencer par l’être avec soi-même, ce qui est souvent le plus dur, la fuite en avant étant toujours plus facile. S’accepter tel que l’on est, c’est faire face avec humilité et charité à ses propres limites et faiblesses, ce que l’homme a du mal à faire par fierté mais aussi par orgueil. Seuls le temps, le calme et le recul peuvent permettre de parcourir un tel chemin. Cela relève aujourd’hui d’un véritable défi dans nos sociétés modernes hyperconnectées et en suractivité permanente, qui laissent peu de place au temps libre, au calme et à la réflexion ; le monde est impatient et l’homme avec. Dans ce cadre, le scoutisme propose un havre de paix simple et rustique mais fraternel, qui offre à chacun la possibilité de s’extirper de la vitesse et du confort du monde moderne. En allant camper au fond des bois avec sa patrouille, le scout se confronte à la réalité de la vie en collectivité et met en exergue ses propres forces et faiblesses, ce qui, dans le plus pur esprit scout, le fera grandir.

  • Un vecteur de cohésion locale/nationale

En proposant un cadre structuré qui prend en compte toutes les dimensions de la personne, le scoutisme offre un projet qui peut répondre à une soif d’idéal à portée de main alors que certains jeunes Français partent faire la guerre en Syrie dans les rangs fanatisés de l’État islamique. Être animé par un idéal aussi mortifère interpelle et doit faire réagir, surtout dans une démocratie développée. Le scoutisme est donc plus nécessaire aujourd’hui qu’à l’époque de Baden-Powell, car il ne s’agit plus seulement de remettre dans le droit chemin des jeunes qui se sont égarés, mais bien d’éviter qu’ils ne deviennent des ennemis de notre pays et qu’ils le fragilisent un peu plus. Le scoutisme se présente donc comme une alternative locale qui, disséminée sur l’ensemble du territoire, peut renforcer la cohésion nationale en intégrant les « territoires perdus de la République ».

Quelques jours après les attentats du 13 novembre 2015, un chef a proposé à sa troupe de camper avec douze jeunes de l’association du Rocher oasis des cités5. Alors que le pays était sous le choc de la mort de cent vingt-neuf personnes en plein cœur de Paris, il a affirmé, en prenant le contre-pied de la tendance du moment de repli sur soi, son rôle de guide auprès de ses jeunes. Son attitude et sa vision de l’autre lui ont fait prendre la bonne direction au sens scout. Seul un jeune à la force de caractère certaine peut se lancer dans un tel projet, qui a nécessité de sa part une force de conviction auprès de parents dubitatifs voire hostiles pour certains à cette démarche jugée à risque. Par son charisme et sa vision positive de l’avenir, par son esprit scout, il a emmené ses jeunes scouts à la rencontre d’une population avec laquelle ils ont partagé des moments uniques qui ont permis à chacun d’aller au-delà de la simple apparence. De portée ponctuelle, cette initiative pourrait être un commencement. Baden-Powell n’a-t-il pas commencé avec une poignée de jeunes ?

  • Pour conclure

Le scoutisme est un mouvement de jeunes parmi tant d’autres. Il a néanmoins la particularité quasi exclusive de prendre le jeune, de huit à vingt-trois ans, dans toutes ses dimensions et de le faire croître à son rythme mais avec exigence, en dehors de toute culture de performance poussée comme on peut le voir aujourd’hui.

Contrairement aux discours moroses et nostalgiques souvent portés par une génération spectatrice des évolutions du monde, la jeunesse actuelle n’est pas moins bonne que celles d’avant ; elle a surtout moins de repères dans un monde qui s’accélère, où la notion d’autorité se brouille, et est par conséquent davantage désorientée et en manque de confiance, surtout pour les plus fragiles dont le nombre ne cesse de croître. N’ayant pas d’adhésion, elle s’engage dans un processus de différenciation et d’opposition qui peut tourner à l’affrontement. Tout comme la génération passée, elle a besoin d’un idéal et de confiance pour se sentir capable de changer le monde et de le rendre meilleur. Le scoutisme est dans le cas présent une méthode adaptée et efficace.

C’est la jeunesse qui change le monde ; les générations précédentes, déjà en partie paralysées par leur propre expérience, étant là pour gérer le présent et espérer un futur souvent inaccessible. Seule la jeunesse peut apporter ce souffle de renouveau, les générations plus anciennes étant plus frileuses, soit par peur du changement soit par la volonté de maintenir des acquis. Néanmoins, le rôle des aînés est de s’engager à leurs côtés.

En mettant au centre de son projet le développement individuel de la jeunesse par les jeunes, avec comme clé de voûte la confiance et le sens de l’engagement, le scoutisme est une méthode éducative d’une grande modernité et d’une actualité évidente au regard de la situation de la France qui voit l’individualisme et le communautarisme prendre le pas sur le sens collectif. Fort des valeurs qu’il promeut, il est une source formidable d’espérance et de paix. En faisant confiance et en traitant chaque individu comme un être unique à l’opposé de l’éducation de masse, il donne confiance et permet dans la durée de valoriser les dons de chacun, même les plus enfouis. « Sur ta parole, on peut construire une cité6. » Une société qui sait tirer le meilleur de ses citoyens est stable et assurée d’un bel avenir. Lord Baden-Powell a ouvert une voie ; reprendre ses pas avec la même foi dans la jeunesse serait sans nul doute une idée féconde : « Essayez de laisser ce monde un peu meilleur qu’il ne l’était quand vous y êtes venus. »

1 Il existe aujourd’hui dix mouvements français agréés par le ministère en charge de la Jeunesse et des Sports. La Fédération du scoutisme français en regroupe six : les Éclaireuses et éclaireurs de France (laïcs), les Éclaireuses et éclaireurs israélites de France (juifs), les Éclaireuses et éclaireurs unionistes de France (protestants), les Scouts et guides de France (catholiques), les Scouts musulmans de France (musulmans) et les Éclaireurs de la nature (bouddhistes). La conférence française du scoutisme en regroupe trois : les Guides et scouts d’Europe (catholiques), les Éclaireurs neutres de France (neutres) et la Fédération des éclaireuses et éclaireurs (laïcs). Enfin, les Scouts unitaires de France (catholiques) n’appartiennent à aucun regroupement.

2 F.-X. Bellamy, Les Déshérités ou l’urgence de transmettre, Paris, Plon, 2014.

3 Qui se retrouvent également sous une forme proche, si ce n’est identique, dans tous les mouvements scouts.

4 La Fondation espérance banlieues a été créée en 2012 pour favoriser au cœur des banlieues françaises le développement d’écoles indépendantes de qualité, qui soient adaptées à la spécificité des défis éducatifs posés par ces territoires en situation de grande urgence éducative. Ces écoles Espérance banlieues ont la particularité d’être libres du recrutement de leurs professeurs, du rythme scolaire et du choix des méthodes pédagogiques, dans le respect du socle commun des connaissances défini par la loi.

5 Le Rocher oasis des cités est une association d’éducation populaire, catholique dans son identité, laïque dans son objet, fondée en 2000 par Cyril Tisserand, éducateur spécialisé, et initialement installée dans un hlm de la cité de Bondy-Nord (93). Elle a pour but de mettre en place des actions éducatives, sociales et culturelles avec les enfants, adolescents, adultes et familles des quartiers urbains en difficulté. En 2016, elle a organisé trois cent vingt sorties et soixante-deux séjours hors de la cité, auxquels ont participé quatre cent vingt et une personnes (parents et enfants).

6 Cérémonial du départ routier.

Enfance et violence | F. Gignoux-Froment