Dire que le militaire n’est pas régi par les mêmes règles que ses contemporains est une vérité d’évidence que le recours fréquent à l’emploi de la force armée par nos gouvernants a remis en lumière. Sur l’ordre de ses chefs et dans le respect de règles propres à son activité (règles nationales et internationales), il a le devoir de se servir de ses armes, ce qui comprend le droit de tuer même avec préméditation, l’obligation de risquer sa vie et le redoutable privilège de commander à ses subordonnés de prendre ce risque. À partir de là, un droit qui lui est propre a été construit avec deux objectifs : le premier est de s’assurer que les ordres seront exécutés, le second de définir un cadre pour l’exercice de la profession militaire qui garantisse que cette exécution des ordres sera optimale.
Le premier objectif conduit à organiser un régime juridique particulier au militaire, régime qui restreint fortement ses droits par rapport à la norme commune, mais qui l’exonère aussi de certaines contraintes. C’est l’objet de toute une série de textes législatifs ou réglementaires dont la majeure partie est regroupée dans le Code de la défense, mais que l’on trouve aussi dans le Code de justice militaire ou celui de procédure pénale. À ce titre, la désobéissance aux ordres, qui n’est constitutive en droit commun que d’une faute professionnelle, relevant donc de sanctions professionnelles1, est un délit passible de deux ans d’emprisonnement. De même, le fait d’abandonner son emploi, qui ne conduit un civil qu’à le perdre (ce qui n’est que la constatation d’un fait), est requalifié ici en désertion passible de trois ans de prison. La grève est interdite, mais cette interdiction est aussi la règle (pas toujours respectée) dans certains corps civils. En revanche, lui est propre l’interdiction du syndicalisme, les associations professionnelles autorisées par une loi de 2015 n’ayant que peu à voir avec des syndicats, auxquels elles ne peuvent d’ailleurs pas s’affilier.
Mais, inversement, un militaire n’a pas besoin d’être en état de légitime défense pour faire usage de son arme. C’est l’accomplissement de sa mission qui justifie l’emploi du feu, une mission qui peut avoir un caractère offensif aussi bien que défensif. De la même façon, le chef n’est pas responsable pénalement des pertes que l’exécution de ses ordres a pu entraîner, sauf si la preuve est faite que ces ordres ont été donnés de façon contraire aux règles de l’art militaire sans que les ordres reçus ou les circonstances rencontrées aient pu le justifier. Certains magistrats ayant pu admettre la mise en cause pénale pour mise en danger de la vie d’autrui d’un officier commandant en opérations en Afghanistan dont l’unité était tombée dans une embuscade, le législateur a promptement remis les choses en place pour restreindre cette possibilité au seul procureur de la République et aux cas d’évidente imprudence ou incompétence.
Le second objectif est donc d’organiser la vie militaire de façon à maximiser les capacités de nos armées. Cela passe par de nombreuses dispositions touchant à la condition des militaires. Parmi les principales, il y a l’ensemble des règles conduisant à limiter l’âge de ceux-ci, le bon sens et l’expérience prouvant qu’ils doivent être majoritairement jeunes, les militaires du rang bien sûr, mais aussi la majorité des sous-officiers et des officiers subalternes. Cela conduit à ce que les armées ne recrutent ni comme la fonction publique ni comme le secteur privé. Tous les militaires du rang, tous les sous-officiers et une partie croissante des officiers sont recrutés par contrat2 (au contraire du recrutement à vie par concours de la fonction publique), contrat à durée déterminée d’au moins trois ans (au contraire du secteur privé qui a le choix entre le cdi et le cdd de quelques mois). D’autres dispositions ont le même but. Les limites d’âge ou de durée des services sont toujours inférieures à celles de la fonction publique et peuvent être fort basses, comme pour les militaires sous contrat (vingt-sept ans de service et même vingt pour les officiers), les sous-officiers de carrière des deux premiers grades (limite d’âge quarante-sept ans). C’est aussi du fait que les militaires ont la possibilité de toucher très précocement une retraite, à dix-sept ans de service pour les non-officiers, à vingt-sept ans pour les officiers.
D’autres dispositions concourent à la disponibilité des militaires. Leur temps de travail peut être fixé selon les besoins : il n’est pas nécessaire de compter cinq, six ou sept hommes pour disposer d’une sentinelle jour et nuit comme on le voit ailleurs. Bien entendu, cette exigence doit s’appliquer avec discernement, mais elle n’est pas soumise à un encadrement réglementaire strict ou à des accords syndicaux comme c’est le cas ailleurs. En outre, les militaires peuvent être déplacés ad nutum et l’institution ne se prive pas de le faire d’autant que, soumise depuis toujours à des réorganisations, son dispositif est en constant changement.
Comme on le voit, le militaire est soumis à des règles qui l’éloignent très fortement de son contemporain. Il doit obéir plutôt que protester, prendre des risques plutôt qu’exercer son droit de retrait au moindre incident, bouger plutôt que s’installer, travailler le jour ou la nuit, le dimanche comme la semaine sans organiser de référendums préalables.
Et pourtant, un militaire a été civil et il le redeviendra dans la plupart des cas assez tôt. La durée moyenne des carrières n’est guère que d’une douzaine d’années et l’âge moyen de trente-trois ans3. Pour une majorité d’entre eux, la carrière civile sera plus longue que la carrière militaire. Et puis, ils vivent avec des civils4. Entre les trois quarts et les quatre cinquièmes ont des parents qui ne sont pas et n’ont pas été militaires (si ce n’est pour l’accomplissement du service). Leurs conjoints sont pour la plupart civils. Leurs enfants suivent leur scolarité avec des camarades dont les parents sont très majoritairement civils. Leurs voisins sont très souvent civils. C’est dire que le particularisme de la vie militaire est vécu dans un environnement qui ne partage pas spontanément les valeurs qui le sous-tendent ni les attitudes qu’il implique.
Cet écart entre ce qu’exige l’état militaire et la norme civile a connu des variations de longue durée. On est passé d’une étrangeté forte de la condition du militaire, bien soulignée par Vigny, dans les deux premiers tiers du xixe siècle où domine une conception très individualiste de la société, à une plus grande proximité au fur et à mesure que le primat de l’individu est contesté et que la société se tourne vers des valeurs plus collectives. C’est ce qui permettra la création du service militaire universel, et ce qui sous-tendra la résistance du soldat et de la société pendant la Grande Guerre. Depuis plus d’un demi-siècle, on assiste à un retour du primat de l’individu, valeur dominante aujourd’hui. Il en résulte que les normes de la société militaire sont de nouveau en fort décalage avec celles de la société française. « L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller au sacrifice suprême », prescrit le Statut général des militaires. Où trouver ailleurs des dispositions identiques ? Non pas que nombre de personnes ne soient prêtes, le cas échéant, à risquer beaucoup pour les autres. Mais qui songerait à transformer ces bonnes volontés en prescription juridique ?
La gestion de cette contradiction est d’autant plus cruciale que l’appétence pour la vie militaire est assez faible chez nos concitoyens. Cela n’est pas nouveau, c’est même une donnée permanente de notre histoire. Cela s’est traduit sous l’Ancien Régime par les pratiques peu orthodoxes des sergents-recruteurs (le racolage) et l’appel à de nombreux contingents étrangers. La Restauration, qui a annoncé l’abolition de la conscription (article 12 de la Charte), doit y revenir pour suppléer le manque de volontaires. Plus près de nous, la guerre d’Indochine, réservée aux militaires engagés, fit, faute de volontaires français, un appel massif aux étrangers et aux Africains, tant du Maghreb que d’Afrique noire (au point que les pertes de ces contingents ont dépassé celles de Français).
Pour en revenir à la situation actuelle, on observe, durant la décennie 2005-2014, une moyenne de quatre candidats pour un recrutement de sous-officier dans les armées et de deux pour un de militaire du rang5. Ce ratio est d’environ huit pour le recrutement des gendarmes et des policiers, alors qu’il se situe entre vingt et trente pour la plupart des emplois de la fonction publique. Au demeurant, au-delà de variations conjoncturelles, il semble y avoir une grande stabilité dans la demande d’engagement. Dans les années 1975-1976, l’armée de terre a enregistré une moyenne de vingt-deux mille candidatures annuelles pour les emplois de militaires du rang et de sous-officiers. C’est à peu près le volume réalisé aujourd’hui. Dans le même sens, le fait que la demande d’engagement semble non corrélée avec le chômage, y compris celui des jeunes. Tout semble se passer comme s’il existait une part à peu près fixe de candidats à l’engagement et que cette part permettait une sélection raisonnable mais avec peu de marge. L’étrangeté de la condition militaire par rapport à son environnement sociétal est évidemment le seul facteur explicatif de cette situation.
La rareté de la ressource potentielle est une menace permanente pour la réalisation des effectifs des armées. Comment éviter qu’un recul même modéré du flux des candidatures ne vienne la contrarier ? Deux écoles de pensée se sont affrontées à la fin du siècle dernier parmi ceux qui essayaient de penser la société militaire6.
La première, prenant en compte l’évolution des techniques, considérait que l’on allait inéluctablement vers une banalisation du métier de militaire, dont les conditions d’exercice se rapprocheraient de celles du civil. Ce qui allait conduire d’une part à ce que nombre d’emplois militaires pourraient être transférés au secteur civil et aux entreprises, d’autre part à ce que les militaires vivraient de moins en moins différemment des civils. De telle sorte que le problème de la ressource se réduirait soit parce que le besoin diminuerait (transfert des emplois vers le civil), soit parce que le flux des candidats aux emplois militaires augmenterait (du fait de la moindre « étrangeté » de l’état militaire).
Le phénomène ainsi anticipé s’est en partie réalisé. C’est le cas par exemple de l’entretien des matériels les plus modernes, dont une partie substantielle a été transférée des armées vers les constructeurs ou leurs sous-traitants. On pouvait aussi penser que certains métiers exercés sous l’uniforme perdraient de leur caractère proprement militaire. Dans les enquêtes pratiquées dans les années 1970-1980, les mécaniciens et électroniciens des bases aériennes vivaient leur métier de façon assez proche de techniciens d’une entreprise de l’aéronautique. Dans la gendarmerie, la fréquentation de la police poussait à gommer les spécificités militaires, notamment en matière de disponibilité ou de mobilité. Le drone transforme le pilote en un soldat de l’arrière.
Mais cette banalisation a été contrariée par une série d’évolutions. Si une part des emplois militaires a effectivement été transférée vers des entreprises, la fin de la conscription a compensé cette diminution des besoins et a en outre augmenté la part des emplois à fort caractère militaire, particulièrement ceux de soldats du rang de l’armée de terre. Et puis, après la longue phase de la guerre froide où leur emploi n’était que virtuel sinon impensable dans l’équilibre nucléaire, les armées ont été engagées dans des opérations concrètes où l’on a fait usage du feu et où l’on a éprouvé des pertes. Pour limitées qu’elles furent jusqu’ici, celles-ci ont été ressenties beaucoup plus fortement qu’à des époques pas très reculées7. Et dans ces opérations où il n’existe pas vraiment de front, les bases et les convois logistiques sont soumis au danger comme les unités de combat. On est donc loin de la banalisation du métier militaire.
La seconde école de pensée proposait de partir de deux réalités, celle des exigences de l’emploi de la force armée et celle des nécessités de la vie quotidienne des militaires dans leur environnement civil. Il y a entre elles deux une évidente tension dialectique qui fait que chaque décision prise en considération de l’une a d’inévitables conséquences sur l’autre. Si les exigences de l’emploi de la force armée doivent évidemment être satisfaites puisqu’elles fondent l’utilité des armées (à quoi servirait-il de dépenser des milliards pour une armée inemployable ?), elles ne peuvent l’être sans considération de l’équilibre qui doit être maintenu dans les échanges entre le système militaire et son environnement. Cette conception rend bien mieux compte de la réalité. Mais elle n’offre pas par elle-même de recette pour la gestion des armées, mais seulement une méthode.
Un regard concret sur la problématique des relations entre la société militaire et son environnement me semble montrer qu’à côté de données positives (comme l’excellente opinion des Français vis-à-vis de leurs armées), il existe des points de friction dans les échanges entre la société civile et le monde militaire. Voici, deux exemples où l’on se contentera de poser la problématique.
D’abord, le niveau de vie des ménages dont l’un des membres est militaire. Ce niveau est assez sensiblement inférieur, pour les officiers et les sous-officiers, à celui de leurs homologues civils de la fonction publique ou du secteur privé, alors que ce n’est pas le cas pour la rémunération. Cela vient de la difficulté du conjoint (massivement féminin) de trouver ou de garder un emploi du fait des mutations ou de la localisation des garnisons dans des zones pauvres en offres. Comment arbitrer entre le besoin du militaire de ne sacrifier ni sa famille ni les aspirations légitimes de son conjoint à une vie professionnelle, et la volonté de l’institution de le voir alterner les types d’affectation et d’emploi ainsi que la nécessité dans laquelle elle se trouve d’adapter son dispositif territorial aux besoins de l’entraînement ainsi qu’aux évolutions que lui imposent les changements du contexte des menaces ou les restrictions de son budget ?
Autre exemple, celui du retour des militaires à la vie civile. Les armées françaises dépensent beaucoup plus que toutes les autres pour les pensions. Pour s’en tenir à la comparaison la plus convaincante, celle avec les forces armées britanniques, le différentiel est de plusieurs milliards d’euros. Mais force est de constater que trois cinquièmes des militaires quittant le service le font sans pension à jouissance immédiate (80 % parmi les militaires du rang) et qu’un chômage croissant les frappe alors qu’ils ne disposent que très temporairement d’un revenu de remplacement (l’indemnisation du chômage). C’est particulièrement vrai pour les militaires du rang de l’armée de terre ayant effectué moins d’une dizaine d’années de service. Comment arbitrer entre l’objectif d’un âge moyen assez bas pour répondre aux exigences opérationnelles et un retour à la vie civile dans des conditions honorables, gage d’un recrutement futur satisfaisant, alors que le poids des pensions est déjà exorbitant, à peu près égal aux rémunérations nettes d’activité ?
Pour traiter de questions aussi complexes, les armées ont besoin de truchements entre elles et l’ensemble des institutions qui, d’une façon ou d’une autre, leur apportent des ressources et leur fixent des règles. Le ministre de la Défense a ce rôle, mais on admettra sans doute qu’il ne peut, quand il en a la volonté et la possibilité, le jouer seul. Le syndicalisme étant exclu, comme on l’a rappelé plus haut, c’est la hiérarchie militaire qui doit tenir cet emploi. Mais sa constitution et son organisation la privent d’un atout essentiel : l’intégration dans les réseaux complexes mais décisifs de la haute administration. Des chefs militaires de très haut rang peuvent bénéficier de la confiance des dirigeants politiques, ils peuvent se faire auprès d’eux les interprètes de leurs subordonnés quand d’autres tâches plus urgentes, dans le domaine opérationnel, n’accaparent pas leurs relations avec ces dirigeants. Cela ne remplace pas la multitude des liens tissés dès la formation qui relient les membres de la haute administration8. Et puis, la présence des responsables militaires dans des fonctions où ils pourraient créer et entretenir un réseau est généralement limitée à quelques années, souvent en fin de carrière. On voit bien aussi la difficile dialectique entre les exigences de carrières tournées vers la performance opérationnelle et le besoin d’échanges fructueux avec le reste des institutions.
On n’aura pas ici la prétention de trouver des solutions simples à des problèmes qui ne le sont pas. Mais on espère avoir contribué à l’appréhension de cette complexité, première phase de sa résolution.
1 Ce n’est que si cette désobéissance a provoqué des dommages graves qu’elle peut conduire à des sanctions pénales ; celles-ci ne se fonderont pas sur la désobéissance mais sur d’autres motivations : l’abus de confiance pour un trader sorti des clous, l’homicide involontaire pour un conducteur d’engins ne respectant pas les consignes...
2 Les militaires du rang doivent rester sous contrat, les sous-officiers peuvent eux devenir sous-officiers de carrière.
3 Les militaires du rang sont rares après trente ans, les trois-quarts des sous-officiers ont moins de quarante ans et on ne compte qu’un militaire sur sept au-delà de quarante-cinq ans. Voir le Bilan social du ministère de la Défense, publication annuelle (dernière édition 2014 publiée en janvier 2016).
4 Voir Carine Le Page et Jérôme Bensoussan, Les Militaires et leur famille, Direction des ressources humaines du ministère de la Défense, 2010.
5 9e rapport du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire, octobre 2015, pp. 51-57.
6 On trouvera les traces de ce débat dans Hubert Jean-Pierre Thomas (dir.), Officiers, sous-officiers, la dialectique des légitimités, addim, 1994.
7 Une dizaine de soldats mourait chaque jour pendant la période la plus intense de la guerre d’Algérie (1956-1960), dont une bonne part d’appelés, sans que la métropole ne s’en émeuve outre mesure.
8 Il y a un siècle, les polytechniciens, un tiers des généraux, assuraient ce maillage avec l’ensemble de la technostructure administrative et industrielle.