Inflexions : Quelle est, selon vous, la raison de l’émergence aussi affirmée du concept de « soldat augmenté » dans les affaires militaires occidentales de ce début de xxie siècle ?
Caroline Galactéros : L’apparition et le succès croissant du concept de soldat augmenté sont une conséquence directe de l’inquiétude suscitée dans les sociétés occidentales par la disparition progressive de l’avance économique, politique et sociétale qui était la leur jusqu’ici. Imbus d’une richesse nouvelle, ingrats, nos anciens affidés, que nous pensions convaincus de notre supériorité morale et politique au fil du temps, nous lancent désormais sans vergogne de nombreux « coups de pied de l’âne », insidieux ou tonitruants, nous contestant sans plus d’équivoque le premier rang. Le « modèle chinois », la « voie brésilienne », la « renaissance russe », le « miracle indien » envahissent le champ des perceptions de nos concitoyens, distancés et fragilisés, qui n’en croient pas leurs yeux et méprisent chaque jour davantage leurs politiques incapables de penser l’avenir ou même seulement d’assurer un futur supportable. Nos économies vacillent, nos « valeurs », que l’on se contente d’ailleurs d’invoquer sans plus oser les expliquer et encore moins les imposer, s’évanouissent dans un non-dit gêné.
Il est pourtant difficile de nous résoudre sans coup férir à cette dépossession. Car il subsiste un domaine où nous demeurons excellents et dominants, où nous nous pensons invaincus, que nous considérons comme le fer de lance d’une éventuelle reconquête ou, a minima, de la défense de notre identité menacée. C’est celui de la guerre, du combat, de la lutte contre les diverses menaces violentes sur nos populations et nos intérêts disséminés dans le monde. Là, notre hubris peut encore donner sa pleine mesure et nous entretenir dans l’illusion jubilatoire d’une avance technologique capable de garantir le succès politique et la domination stratégique du monde.
Le soldat augmenté constitue donc une sorte de fuite en avant capitalisant sur un avantage comparatif qui est celui de la technologie : en creusant un fossé technologique, les adversaires sont tenus à distance. C’est intellectuellement satisfaisant et rassurant, mais bien éloigné de la réalité du monde.
Inflexions : Ce que vous décrivez ici ressemble à une résurgence moderne de la volonté d’affaiblir son adversaire par une course technologique telle que l’Initiative de défense stratégique (ids1) a pu l’être au début des années 1980. En quoi est-ce différent ?
Caroline Galactéros : La logique n’est effectivement pas très éloignée, à une différence fondamentale près : lorsque Ronald Reagan lance l’ids, il n’avance pas masqué et ne cache pas la finalité de conquête de suprématie qui est la sienne sur un ennemi identifié ; aujourd’hui, la démarche de course technologique est parée des atours de la morale et du progrès. Elle n’est donc pas assumée en tant qu’outil du maintien d’une position dominante.
Un virage s’est en effet opéré dans les années 1990, qui a conduit à cette situation. La volonté affichée de « diffuser le Bien » s’est généralisée en Occident après la chute de l’Union soviétique, y compris contre la volonté de ceux qui pourraient le refuser. Qu’on l’appelle « droit d’ingérence », « devoir humanitaire », « maintien de la paix », « interposition » ou, désormais, « devoir de protéger les populations » – appellation la plus cynique peut-être –, cette démarche a de fait relégitimé la possibilité et le droit, pour les nations occidentales, de faire la guerre et de tenter de redessiner les cartes du monde à leur avantage en se parant d’une caution morale idéale : le désintéressement et la volonté de porter la lumière démocratique dans les derniers retranchements de l’arriération politique.
Dans le même temps, la science est progressivement devenue une fin en soi et non plus un simple moyen. S’identifiant au progrès, elle devient une forme d’absolu que l’on ne saurait appréhender autrement que positivement. Toute approche critique ou même neutre devient ipso facto la marque d’un conservatisme frileux, voire d’un obscurantisme coupable. Dans cette vision, la modernité portée par la science est nécessairement meilleure que la situation qui l’a précédée. Le Bien s’identifie au progrès, lui-même confondu avec le changement. Lorsque vous changez de téléphone, c’est pour en obtenir un avec de meilleures performances, qui vous permettra de faire plus de choses. Ce raccourci est appliqué par extension à toute innovation scientifique ou technique.
Le soldat augmenté, qui sert à la fois une politique aux fondements moraux « évidents » et un progrès scientifique lui-même doté d’une charge symbolique positive et identifiée au Bien, représente le bras armé d’une société qui a atteint le stade ultime du progrès humain. Cette auto-conviction justificatrice sert tout naturellement une politique de puissance qui est d’autant moins assumée que la mort à la guerre est de plus en plus rejetée. Là est la différence avec l’ids.
Inflexions : Vous évoquez le rejet de la mort au combat dans le monde occidental. Pouvez-vous préciser en quoi ce phénomène influe sur le concept de soldat augmenté ?
Caroline Galactéros : C’est assez simple. Si le vocable de « guerre » est couramment utilisé pour parler des opérations militaires occidentales, la réalité de ce qu’est la guerre est beaucoup moins admise dans nos sociétés que ne l’est l’emploi de ce terme. Si les populations occidentales (devrait-on dire les opinions publiques ?) acceptent d’y avoir recours dans certains cas qui suscitent leur indignation, leur réaction à l’occasion des pertes au combat les plus lourdes de ces dernières années montre combien elles se retrouvent dans une incompréhension totale face à une opération violente et meurtrière, même si son utilité est avérée. Pour elles aussi, le mirage scientifique opère et elles attendent des avancées technologiques la capacité pour leurs soldats à faire la guerre… sans mourir. Au moins de leur côté, le « bon ».
De façon générale, même si la tendance est plus ou moins marquée en fonction des pays dont il est question, nous voulons bien faire la guerre car « nos » guerres sont « justes », mais de moins en moins de personnes sont prêtes à se sacrifier. La réponse à cette contradiction est alors technologique : la science et la technique doivent nous permettre de faire sans dommages ce que nous n’avons plus la volonté de faire. Le soldat augmenté s’inscrit dans cette logique de limitation de l’exposition au danger, et même du danger lui-même, sans que l’affaiblissement de la volonté qu’il traduit et amplifie (pourtant plus fondamentale encore à la guerre, au niveau du combattant comme au niveau d’une nation) ne soit perçu comme un danger bien plus grand.
Inflexions : Ne pensez-vous pas que votre vision de la science au service du soldat traduit le rejet habituel que l’apparition de nouvelles armes ou technologies dans le champ de la guerre, comme l’arbalète ou la mitrailleuse en leur temps, ont toujours provoqué ?
Caroline Galactéros : C’est un reproche auquel je suis habituée. Mais ma position n’est pas de rejeter le soldat augmenté ou la science au service de l’outil militaire. Je m’interroge simplement sur leur utilité réelle, sur leurs conséquences à la fois opérationnelles et éthiques, et sur la philosophie sous-jacente qui a conduit à cette situation pour constater qu’il y a un véritable déficit de réflexion éthique et politique qui risque de nous causer plus de torts qu’il ne nous protégera.
Supposons que tous nos soldats deviennent des hommes bioniques qui courent vite, n’ont pas besoin de dormir, mangent et boivent très peu, et peuvent se battre en permanence. Cela va-t-il pour autant nous permettre d’affronter un ennemi alors que nous n’en avons plus la volonté politique ? Pire, cela ne risque-t-il pas de contribuer à une distanciation éthique gravissime par rapport à l’adversaire, donc à une déshumanisation rampante de nos soldats augmentés ? Ceux-ci se rapprocheront de plus en plus du fantasme transhumaniste d’individus aux frontières de l’immortalité et de la toute-puissance, dont les émotions et les affects eux-mêmes pourront être programmés au nom de leur optimisation. Du soldat augmenté servant le Bien occidental au robot humanoïde projeté sur le champ de bataille agissant pour le mieux selon les critères d’une programmation informatique, il n’y a qu’un pas. Cela fait froid dans le dos.
Depuis vingt ans et de façon encore plus marquée aujourd’hui, nous affrontons des ennemis insurrectionnels qui recrutent dans des couches sociales défavorisées ou des sociétés pauvres et utilisent aussi bien la guérilla que le terrorisme pour nous frapper. La réponse adaptée est tout autant sociale que sécuritaire et impose à nos sociétés de faire preuve d’une grande résilience et d’une forte volonté de combattre dans la durée. Dans ce contexte, les « super-soldats » sont-ils la réponse adaptée ?
L’hypertechnologie ne va pas nous sauver d’une situation géopolitique et sécuritaire qui appelle d’autres réponses. Va-t-elle au moins permettre de soutenir notre appareil militaro-industriel ? Sans doute. Est-elle adaptée à la réalité et aux modes d’action de nos ennemis ? La réponse est non.
Inflexions : Selon vous, le soldat augmenté n’a donc qu’un intérêt limité en termes d’effets et d’utilité réelle ?
Caroline Galactéros : Les outils du combattant moderne lui permettent de tuer mieux qu’avant, plus sûrement et avec une précision globale accrue. L’acquisition numérique des cibles, leur traitement à grande distance (avions de chasse, drones armés) présentent d’évidents avantages liés à la possibilité de « traiter », c’est-à-dire de détruire, les cibles humaines ennemies avec un risque infime de dommages corporels pour les pilotes de chasse du fait de la très haute altitude ou même sans risque aucun dans le cas de l’utilisation de drones armés servis depuis des milliers de kilomètres par des soldats devenus des techniciens. Le soldat augmenté s’inscrit dans cette tendance d’amélioration des performances et de réduction du risque.
Malheureusement, il nous faut déchanter. Les théâtres d’engagement majeurs des forces occidentales depuis vingt ans (Serbie, Afghanistan, Irak, Libye...) nous forcent à accepter un douloureux démenti. Si le soldat occidental est de mieux en mieux équipé, soutenu logistiquement, connecté et informé sur son adversaire, on doit pourtant constater que sa « surpuissance » militaire ne lui garantit pas une réussite durable en matière de pacification des zones déstabilisées ou de réduction de l’hostilité violente à l’ordre occidental qu’il représente. Ses nouveaux « outils », toujours plus performants et sophistiqués, qu’il voudrait des prolongements quasi organiques de son corps ou de son discernement, vecteurs d’une omniscience agissante, l’accablent de données… et le privent de victoire. L’ennemi partout renaît, se multiplie, avance sous divers masques ou avatars, dans une humiliante manœuvre de « déception ».
Notre ennemi ne joue pas notre jeu. Il replace l’homme au cœur du combat en tant qu’arme alors que nous l’en retirons. Il agit dans les populations par la terreur. Bien loin de l’« augmentation », il propose la régression des modes d’action et la mise en scène spectaculaire de sa détermination apocalyptique. Il réduit à néant, d’un coup de sabre pétrifiant, ce que nous considérons comme notre avantage décisif : la technologie.
À cette ultra-violence qui nous défie, nous apportons une réponse ultra-technologique, technique ou médicale, alors que nous avons besoin d’hommes. Le combattant moderne n’a pas tant besoin d’extrasensorialité numérique que de ressenti dans les situations qu’il rencontre.
Inflexions : Tout cela vous conduit donc à considérer que le soldat augmenté est l’incarnation d’une dynamique qui ne peut que conduire à la défaite ?
Caroline Galactéros : C’est précisément ce que je crains. Une défaite symbolique plus encore que concrète. Comme je l’ai dit, le soldat augmenté, comme toute l’hypertechnologisation des outils de combat, est intrinsèquement considéré par nos sociétés comme l’instrument du progrès au service d’une cause morale. Il conduit donc de « bonnes guerres » face à un ennemi intrinsèquement « mauvais » puisqu’il refuse le progrès et réfute notre morale. Mais, en vérité, les relations internationales sont par essence amorales et ce leurre ne fait plus recette, même chez nous. De plus, la conception de l’ennemi change radicalement selon que l’on est au corps à corps avec lui dans une relative symétrie acceptée des risques encourus ou qu’on le frappe de très haut, de très loin, comme une entité différente, étrangère, innombrable, qui ne compte plus car elle ne peut vous atteindre en retour. La tentation est alors grande de déshumaniser l’ennemi et de vouloir faire disparaître l’altérité inacceptable qu’il représente.
C’est là que cette très classique politique de puissance devient inquiétante. Nous nous engageons vers un horizon froid, et au passage fort peu démocratique, qui est celui d’une perte progressive et inconsciente de notre humanité, pour chevaucher les chimères d’un transhumanisme qui ne dit pas (encore) son nom, mais avance ses pions à la faveur du remodelage contemporain des rapports de force géopolitiques. « Nous » restons dans l’Histoire. Les « autres » doivent se soumettre ou disparaître.
Paradoxalement, donc, l’exercice implacable de notre puissance permis par la sophistication des armements n’aboutit pas à faire taire l’hostilité. Cette puissance sidère certes l’adversaire, mais ne lui laisse pas d’autre issue que la fuite en avant vers l’ultra-violence basique, sanglante et très visible. Celle-ci est aussi moyenâgeuse que la nôtre est postmoderne : égorgements filmés, massacres à la machette, lapidations publiques, attentats suicides… Ainsi, la technologie ne conduit pas à un affrontement tempéré ou encore moins « propre ». Elle catalyse au contraire l’exercice d’une sauvagerie perçue comme cathartique, devant laquelle nous n’avons d’autre réponse que l’emploi d’une violence elle aussi sauvage (près de deux cent mille civils irakiens sont morts pendant la seconde guerre du Golfe).
La sophistication des armements et des modes d’action semble donc inversement proportionnelle à l’efficience politico-stratégique et même simplement opérationnelle. Elle masque l’absence de réponse au vrai problème de nos sociétés : celui du courage politique, de la vision stratégique, de l’acceptation de l’altérité politique et d’un rapport de force planétaire en plein bouleversement.
Entretien réalisé par Hugues Esquerre
1 L’Initiative de défense stratégique, aussi appelée « guerre des étoiles », est un projet lancé en mars 1983 par le président Ronald Reagan pour mettre en orbite un réseau de satellites dont le rôle devait être la détection et la destruction de missiles balistiques lancés contre les États-Unis. Elle a contribué à accélérer la chute d’une Union soviétique économiquement exsangue et incapable de supporter les dépenses de recherche nécessaires pour combler son retard technologique.