En quelques années, la physionomie des combattants occidentaux, et notamment des forces spéciales, a fortement évolué. Les images qui passent en boucle sur les chaînes d’information montrent des soldats équipés de casques dotés de jumelles de vision nocturne, de moyens de transmission individuels et de gilets de combat, qui viennent renforcer l’image de puissance de feu d’armes dotées d’accessoires plus ou moins volumineux, le tout surplombé par des drones qui semblent capables de déceler les moindres détails de ce qui se passe au sol. Le warrior-robot fait déjà partie de notre quotidien. Et ce croisement entre l’homme et la haute technologie apparaît aux yeux du plus grand nombre comme le gage de l’efficacité opérationnelle, comme l’assurance de la domination tactique des armées qui ont su intégrer des progrès techniques toujours plus coûteux.
Ces images constituent la partie visible de la profonde transformation qu’ont apportée les technologies récentes dans la conduite des opérations militaires. Le mouvement perpétuel de domination de l’adversaire par l’utilisation de nouvelles armes n’a pas ralenti. Nous vivons toujours dans cette dynamique, car c’est elle qui permet aujourd’hui aux armées occidentales de ne craindre aucune confrontation directe sur le plan tactique.
La recherche incessante de la supériorité ou du maintien au plus haut niveau des capacités militaires a conduit à une course à la sophistication, à une débauche de technologies dans les équipements, qui pourraient pousser à considérer que, désormais, il faut travailler sur ce que certains estiment être le maillon faible de la chaîne des combats : l’homme. En effet, ne voit-on pas apparaître des réflexions sur le fait que le pilote limite les capacités de vol de certains avions, que le processus de décision d’emploi de moyens d’interception devrait être automatisé pour bénéficier de défenses efficaces face aux missiles balistiques, que les drones terrestres, maritimes et aériens automatisés permettraient de retrouver cette capacité de frappe à distance et en sécurité que les armées tentent de maintenir depuis qu’elles existent ? Autant de questionnements qui tendent à marginaliser l’homme, avec ses limites physiologiques et intellectuelles, d’une machinerie de guerre bien huilée. C’est cette même logique qui pousse à envisager l’emploi des nanotechnologies et des progrès génétiques pour « améliorer » les capacités des combattants afin qu’ils puissent tenir leurs rangs au milieu des robots de combat.
Mais quelle est la réalité des apports de ce mouvement de modernisation sur le terrain ? Les évolutions technologiques ont-elles un quelconque intérêt dans la conduite de ce combat si particulier qui est celui des forces spéciales ?
- Pallier les faiblesses
De prime abord, la réponse est naturellement positive. Les technologies modernes, et surtout la mise en synergie de leurs effets, procurent une incontestable domination des armées occidentales dans ce duel que constitue la confrontation tactique.
En l’espace d’une vingtaine d’années, l’arrivée de moyens de communication plus performants et le développement de moyens de renseignement intégrés jusqu’au niveau des équipes ont permis de compenser les faiblesses intrinsèques des forces spéciales. En effet, leur combat se fonde sur le principe d’un rapport de force globalement défavorable, d’un combat du faible au fort. Ce principe fondateur ne doit jamais être perdu de vue, car c’est lui qui maintient en tension les unités dans la recherche de solutions audacieuses, innovantes et parfois décalées face à une situation donnée. C’est la raison pour laquelle certaines unités inscrivent la formation initiale de leurs soldats dans la tradition des sas de la Seconde Guerre mondiale : une action conduite par petites équipes isolées en zones d’insécurité. Ce socle de formation sert de point de départ indispensable à la construction des autres capacités : tireur d’élite, contre-terrorisme, patrouille motorisée, reconnaissance spéciale, combat en milieu fluvial et lacustre… Et c’est une fois ces capacités acquises qu’elles sont adaptées pour agir dans les divers milieux du combat : zone urbaine, montagne, jungle, désert, mise en place par les airs, infiltration nautique…
La conscience de la place centrale de ce principe est plus ou moins partagée selon la culture tactique des pays et des unités. Cependant, toutes les forces spéciales sont confrontées à un même défi : agissant avec un faible effectif pour être les plus discrètes et les plus réactives possible dans l’approche d’un objectif de haute valeur, elles doivent créer ponctuellement une situation d’ascendant sur l’ennemi. La surprise demeure le meilleur atout pour cela. Une surprise qui repose essentiellement sur l’exploitation des failles techniques ou organisationnelles de l’adversaire et sur une action qui laisse entrevoir très peu de signes de préparation. La contrepartie de ce type d’action est que le faible volume et la légèreté des équipements des combattants rendent ces derniers particulièrement vulnérables une fois la surprise dissipée. Les forces spéciales n’ont aucune aptitude à tenir le terrain ou à conduire des phases de combat de très haute intensité. C’est pour ces raisons qu’elles agissent dans un cadre espace-temps qui n’est pas celui des autres composantes. Et c’est pour ces mêmes raisons qu’elles consacrent une bonne partie de leur temps à penser l’opération et à chercher à anticiper les difficultés possibles lors de son exécution.
L’irruption de technologies toujours plus performantes compense partiellement cette faiblesse. En effet, si elles ne viennent pas à leur secours pour contrôler un espace terrestre et humain, en revanche, l’intégration des moyens d’appui leur accorde une puissance de feu et une mobilité qui assurent leur protection lors d’une action. Ainsi, il est possible de s’infiltrer en toute discrétion dans une zone tenue par l’ennemi grâce aux moyens de géolocalisation et de vision nocturne, de conduire l’action sur l’objectif tout en anticipant les mouvements adverses dans l’environnement immédiat grâce à la retransmission des images des drones et en déclenchant, si besoin, les feux de l’artillerie, de l’aviation ou des hélicoptères grâce aux moyens de communication qui permettent de dialoguer directement.
Les réseaux de communication modernes sont d’ailleurs au cœur de la domination de l’adversaire. Ce sont eux qui permettent la circulation rapide des informations. Ils favorisent l’exploitation des renseignements délivrés par les divers capteurs du champ de bataille, qu’ils soient techniques ou humains. Ils facilitent l’intégration des divers appuis et soutiens au profit du combattant qui se retrouve au contact de l’ennemi. Le défi est ensuite de disposer du personnel qui maîtrise ce nouvel environnement et qui sait jongler entre les outils en fonction de ses besoins.
Sur ce plan, les forces spéciales font figure de précurseurs, car leur caractère foncièrement interarmées les a poussées à comprendre les capacités des autres et à composer au mieux avec leurs contraintes. Le choix de la France de créer le commandement des opérations spéciales au lendemain de la guerre du Golfe de 1991 s’est accompagné d’une volonté d’intégration de l’ensemble des composantes. Aujourd’hui, le travail et les entraînements communs ont abouti à une fluidité remarquable dans la conduite des opérations. Le ravitaillement de nuit d’hélicoptères au milieu du désert malien directement sur les réservoirs d’avions de transport tactique se fait avec une facilité qui cache les nombreuses heures d’entraînement nécessaires et qui traduit surtout une tournure d’esprit qui porte à l’intégration et à l’interaction de l’ensemble des moyens. Cet état d’esprit a naturellement conduit les forces spéciales à tirer profit de tous les moyens mis à leur disposition : drones, imagerie satellitaire, appuis aériens de toutes sortes, capteurs de renseignement d’origine électromagnétique... Mais cela ne s’est pas fait sans difficulté. Les transformations culturelles nécessitent du temps et se heurtent souvent aux habitudes.
D’autant que l’apparition des hautes technologies sur le champ de bataille a ajouté deux difficultés au mouvement d’intégration des composantes des forces spéciales : la question de la formation des combattants à l’emploi de ces technologies tout d’abord et celle de l’organisation des processus de décision ensuite, pour que la mise en réseau des moyens puisse être la plus efficace possible au service de celui qui est au contact de l’ennemi et qui est le seul en mesure d’évaluer correctement la situation.
Cette mise à plat des processus de décision et de circulation de l’information est indispensable pour exploiter pleinement les capacités des armements modernes. C’est une étape souvent négligée alors qu’elle est centrale pour envisager une intégration des moyens de combat qui permette la plus grande efficacité des dispositifs.
En outre, il apparaît clairement que les moyens modernes procurent aux combattants un sentiment de supériorité relative qui accroît la confiance et la performance individuelles. Lorsqu’un détachement d’une quinzaine d’équipiers s’infiltre dans une vallée afghane à la recherche d’un chef taliban et que chacun dispose de moyens de vision nocturne qui permettent d’évoluer quasiment comme de jour, que des drones observent tout ce qui se passe dans votre environnement immédiat et que le groupe sait pouvoir compter sur l’appui rapide d’avions ou d’hélicoptères de combat en cas de coup dur, il existe toujours une inévitable appréhension au moment de la confrontation avec l’ennemi, mais atténuée par un sentiment de puissance bien réelle. Ainsi, au-delà de la sérénité et de l’efficacité que procurent les nombreux entraînements ou la répétition incessante de certains gestes, la technologie rassure le combattant en lui accordant des moyens de supériorité de type physiologique — équipements de vision nocturne, lunettes de tir — ou de type cognitif — drones ou capteurs de renseignement électroniques qui permettent de voir au-delà de l’horizon et de comprendre la manœuvre tactique de l’adversaire.
- Mieux remplir les missions
L’exploitation des nouvelles technologies et la mise en réseau des moyens ne font pas que compenser les faiblesses tactiques des forces spéciales. Elles leur permettent également de mieux remplir leurs missions et renforcent leur caractère stratégique.
La mise en réseau des capteurs de renseignement, quelle qu’en soit l’origine — imagerie, électromagnétique, informatique, humain —, laisse entrevoir un formidable accroissement de l’efficacité de la manœuvre opérative. La fusion des renseignements favorise l’analyse de l’adversaire. Elle permet de décrypter partiellement ses intentions et ses centres névralgiques. La prise de décision du chef militaire qui conduit les opérations sur un théâtre est facilitée. D’autant que, si les capteurs de renseignement sont orientés en liaison étroite avec la conduite des actions sur le terrain, ils autorisent la mise en œuvre d’un tempo opérationnel élevé qui déséquilibre l’adversaire et permet de disposer de l’initiative et d’imposer sa volonté.
La mise en réseau des équipements modernes permet également de déséquilibrer l’adversaire en exploitant rapidement ses failles. En effet, l’articulation et la reconfiguration des dispositifs aéroterrestres en fonction du renseignement d’opportunité sont grandement facilitées par les moyens de communication. Cela facilite la destruction ou la neutralisation des points névralgiques de l’adversaire dès qu’ils apparaissent à portée d’action. Ainsi, dans le cadre de la traque de certains criminels de guerre ou de la neutralisation de chefs terroristes, les fenêtres d’opportunité pour tenter de les capturer sont souvent très courtes. La mise en réseau des dispositifs de renseignement avec les moyens d’action permet d’exploiter rapidement celles qui apparaissent. La conduite des opérations a gagné en souplesse et en réactivité. Cette aptitude des forces spéciales à intégrer les capacités les plus variées leur confère un réel atout en matière d’exploitation du renseignement opératif. La plus-value des technologies récentes est ainsi maximale si elle est articulée de la manière la plus efficace possible par l’intelligence humaine.
L’intégration particulièrement réussie des capacités de renseignement et d’action sur certains théâtres a ainsi permis d’accroître considérablement la performance des groupements de forces spéciales. Si les équipements modernes ne permettent pas, et ne permettront jamais, de dissiper le brouillard de la guerre, bien agencés, ils accroissent la réactivité des dispositifs et facilitent la prise de l’ascendant sur l’adversaire.
En outre, le développement des technologies de communication a considérablement accru la réversibilité. Ce critère déterminant dans de nombreuses opérations spéciales consiste à maintenir un fort contrôle du commandement sur les actions les plus sensibles. Aujourd’hui, les communications satellitaires permettent le plus haut niveau de contrôle jusqu’à pouvoir autoriser ou arrêter une opération jusqu’aux dernières minutes avant l’action. Même lorsqu’un raid est lancé, tant que l’objectif n’est pas atteint, la mission peut être annulée. La possibilité d’une conduite étroite rassure le décideur. Elle lui donne le sentiment de contrôler les événements. Ce lien étroit qui s’est progressivement renforcé explique en partie le positionnement des forces spéciales comme outil stratégique.
- Les limites
- Le milieu naturel
Cependant, la haute technologie présente des limites qui ne sont pas propres aux opérations spéciales. La première est liée aux difficultés potentielles d’équipements trop sophistiqués dans certains milieux. En effet, les combats ne se mènent pas toujours dans des environnements climatiques ou géographiques favorables. Dans le Sahel, les températures extrêmement élevées pénalisent les moyens de transport aérien tout en mettant le personnel et les matériels à rude épreuve. La poussière et le sable s’infiltrent partout et accroissent le nombre de pannes. La chaleur use prématurément l’électronique individuelle, qu’il s’agisse des optiques de tir ou des outils de localisation. Les hélicoptères affichent parfois des capacités d’emport ridiculement faibles, obligeant les détachements à développer des modes d’action s’appuyant sur une mobilité tactique fortement contrainte. De même, le fort cloisonnement des zones urbaines pose des difficultés en matière de communication. Des solutions alternatives doivent être mises en œuvre pour compenser une circulation de l’information moins fluide ainsi qu’un isolement accru des équipes. Enfin, certains milieux, comme la jungle, réduisent très fortement l’intérêt de certaines technologies. Les combats s’y déroulent à très courtes distances, limitant l’utilité des dispositifs de détection et de visée. Le couvert végétal rend impossible toute observation aérienne, tout comme il contraint fortement la mobilité tactique.
Pour faire face, les entraînements des unités spéciales mettent l’accent sur la connaissance des milieux et sur la rusticité nécessaire pour y évoluer sereinement. Cette connaissance de l’environnement physique est essentielle. Dans les milieux difficiles, c’est elle qui accorde un avantage comparatif ou qui, pour le moins, évite d’en faire un handicap face à un adversaire. Ainsi, les unités de jungle composées ou guidées par des militaires disposant d’une parfaite maîtrise de la forêt disposent d’un atout maître en matière de combat. Les « éclaireurs forêt » employés en Guyane accroissent considérablement l’efficacité des unités engagées dans la lutte tactique contre les chercheurs d’or clandestins. Ces derniers, souvent issus de zones forestières, sont capables de déceler la moindre anomalie dans leur environnement et d’en profiter pour disparaître. La connaissance de la jungle permet alors de se fondre dans l’environnement et d’utiliser les approches les plus discrètes. De même, les milices de villageois étaient régulièrement utilisées lors des opérations en Afghanistan. Ces montagnards particulièrement rustiques connaissent le moindre recoin de leur vallée et défendent leurs villages. De nuit et sans moyens de vision nocturne, ils sont capables de se déplacer avec une fluidité équivalente à celle des équipes de forces spéciales. Dans les environnements difficiles, la profonde connaissance du milieu physique dans lequel se déroule l’action constitue une clé de l’efficacité tactique qui supplante les quelques avantages accordés par la technologie. La préparation physique et mentale du combattant demeure le socle de sa performance. Dans cette perspective, l’homme augmenté apparaît plus comme un homme compensé. La technologie est appelée à la rescousse de combattants occidentaux qui ont perdu une rusticité physique et un aguerrissement moral qui demeurent bien présents parmi d’autres peuples.
- L’obsolescence des technologies
Une deuxième limite de l’accroissement de la technologie, notamment dans la perspective de l’augmentation des capacités physiques des combattants, réside dans son inévitable obsolescence. De manière empirique, les forces spéciales renouvellent leurs équipements individuels — armement, optronique, protections balistiques… – selon des cycles d’une dizaine d’années. Pour demeurer performant et conserver une supériorité tactique sur la plupart des adversaires potentiels, il convient d’assurer une veille technologique et d’investir régulièrement. C’est pour cette raison que toutes les unités des forces spéciales françaises disposent d’une cellule de recherche et de développement qui permet de suivre les évolutions et, parfois, d’élaborer avec les industriels des solutions techniques pour faire face à des situations tactiques possibles. Si, sur le plan des équipements, cette question de l’obsolescence se conçoit et se gère assez aisément moyennant des ressources budgétaires toujours plus importantes, il en va différemment de la possibilité d’accroître les capacités des individus. En effet, la question se pose toujours des effets secondaires ou de la réversibilité des processus. S’il est simple de réformer un équipement, même s’il n’est pas toujours aussi facile de le démanteler, la question est fondamentalement différente pour un soldat. Peut-on gérer l’inévitable obsolescence d’un combattant augmenté ?
- La nature des missions
Le développement des technologies et notamment de la robotique trouve également des limites dans la nature des missions qui sont confiées aux forces spéciales. Certaines opérations ménagent une place primordiale à la capacité à discriminer. C’est le cas des actions de libération d’otages bien évidemment. Ce type d’action est particulièrement complexe à gérer car, lorsque les équipiers entrent dans une pièce, ils disposent de très peu de temps pour analyser la situation, identifier l’adversaire et apporter la solution la plus adaptée. Il en allait de même lors des opérations de capture des criminels de guerre conduites en Bosnie. Il s’agit alors de ne pas se tromper d’individu dans un groupe de personnes. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que, pour aider à la conduite de ce type de mission, les analystes du renseignement jouent des rôles essentiels dans la compréhension des comportements des criminels à arrêter. Ils font appel à des notions comportementales, à une cartographie des lieux et des personnes qui constituent l’environnement, à des réflexes culturels ou professionnels pour retrouver leurs traces et les localiser. Si l’informatique facilite le tri et le recoupement des données, ce sont bien souvent des notions difficiles à modéliser et foncièrement humaines qui permettent de retrouver des personnes recherchées. Des individus souvent conscients des capacités qu’offrent le renseignement technique (écoutes, géolocalisation, informatique...) et qui ont appris à laisser le moins de traces possible. Ce besoin croissant de discriminer n’est pas propre aux forces spéciales. La lutte contre des terroristes ou des insurgés noyés dans la population en fait une capacité clef dans le combat moderne. Dans ce domaine, la robotisation ou la haute technologie trouvent rapidement des limites.
D’autres opérations spéciales ne mettent en œuvre que très peu de technologies. C’est le cas notamment des détachements d’instruction ou d’assistance auprès de forces étrangères. Ces missions traditionnelles des unités spéciales nécessitent souvent de revenir à des notions basiques du combat tout en cherchant à exploiter au mieux la culture tactique et la connaissance du milieu de l’armée partenaire. De ce point de vue, il convient de s’aligner sur le plus petit dénominateur commun possible pour assurer une interopérabilité efficace. Dans de nombreux pays soutenus par ces détachements, cela se résume sur le plan technologique à la fourniture de quelques postes radio destinés à maintenir la liaison avec les troupes françaises pour éviter les tirs fratricides et faciliter les appuis mutuels.
Une partie non négligeable des missions des forces spéciales impose une présence humaine pour être menée à bien. L’intelligence de situation, la capacité à discriminer, à établir des relations de confiance avec les acteurs d’une crise comme les actions de formation et de liaison au profit d’armées partenaires sont difficilement envisageables dans un environnement de combat robotisé.
- L’efficacité tactique
Sur un autre plan, l’irruption de la haute technologie à tous les niveaux fait peser un risque sur l’efficacité tactique. Le plus technologique implique souvent, toujours, plus de contrôle de la part d’échelons qui sont loin du terrain et qui ne perçoivent la réalité qu’au travers du prisme de ce que veulent bien leur donner à voir les moyens de communication modernes. Ainsi, il n’est pas rare de voir les hommes en charge du commandement de niveau opératif – c’est-à-dire supposés mener les opérations sur l’ensemble d’un théâtre et s’assurer de la bonne coordination des divers acteurs de la résolution d’une crise – rester devant l’image d’une opération en cours retransmise par un moyen aérien et, parfois, intervenir dans la conduite de l’action, oubliant qu’il ne s’agit là que d’un point de vue de la réalité, écrasant des niveaux de commandement qui sont souvent mieux informés de la situation locale et des évolutions possibles, et perdant de vue leur rôle qui est d’anticiper les répercussions de l’opération en cours sur la situation de l’ensemble du théâtre. Un contrôle trop centralisé des opérations réduit la prise d’initiative. Or celle-ci est indispensable pour le bon fonctionnement des forces spéciales, en particulier dans le cadre des nouvelles formes de conflictualité qui placent souvent les unités face à des situations inédites.
- L’efficacité stratégique
La supériorité technologique actuelle fait également peser un risque sur l’efficacité stratégique. En effet, face à l’illusion d’une toute-puissance accordée par les moyens de combat occidentaux, la tentation peut être forte d’utiliser les armées pour remporter une victoire tactique en cachant l’absence de véritable stratégie pour résoudre une crise. Le souhait d’une guerre rapide apparaît d’ailleurs de manière récurrente dans les discours. Or le règlement d’un conflit prend du temps et ne peut se résumer à la mobilisation des seules capacités militaires. C’est ce que le général Beaufre soulignait déjà dans son Introduction à la stratégie (1963). L’action doit être globale et ne peut pas se résumer à la seule action de la force armée.
Car, au final, la guerre n’est pas un simple duel tactique. Sans aller jusqu’à reprendre l’approche clausewitzienne de la trinité, il n’en demeure pas moins que l’homme est au cœur de la conflictualité. C’est avant tout la confrontation de volontés entre des communautés pour le contrôle d’un espace physique ou humain. Ainsi, la technologie a permis aux armées occidentales de dominer le champ de bataille avec une telle supériorité que nul ne s’aventure à les affronter sur ce terrain. En revanche, leurs nouveaux adversaires ont su développer des modes d’action alternatifs pour imposer leur détermination et contourner la force militaire. Dans ces nouvelles formes de conflits, il devient difficile d’évaluer des situations toujours plus confuses et imbriquées. La technologie ne permet pas d’entrevoir la moindre solution. Il s’agit avant tout de comprendre un ennemi qui s’appuie sur une population ; un ennemi qui exploite à son profit des ressentiments ou des attentes. Pour trouver une issue favorable au conflit, il convient avant toute chose d’affaiblir les ressorts de l’adversaire. Ainsi, sur un plan militaire, les armées sont capables de contenir une insurrection, mais ne peuvent en venir à bout. Les clefs se trouvent en dehors de la confrontation des armes. C’est tout le sens de l’approche globale des crises, qui vise à agir sur la totalité du spectre socioéconomique. Pour les forces spéciales, cela se traduit avant tout par un soutien aux armées ou aux factions locales capables d’incarner une solution politique à la crise qui demeure acceptable pour notre pays.
La guerre au milieu des populations nous ramène au fondement de la conflictualité. Il s’agit pour des communautés humaines de faire valoir leur point de vue, leur système de valeurs. Aujourd’hui, certaines le font en employant des moyens et des voies qui s’inscrivent de moins en moins dans le cadre patiemment élaboré par les nations occidentales pour régler leurs différends. Face à cette détermination de l’ennemi, la technologie des armées occidentales permet de le contenir, de compenser certains manques, mais sûrement pas d’en venir à bout.
Cependant, le mouvement d’intégration permanente de nouvelles technologies ne doit pas être rejeté. Il est inévitable et indispensable — abstraction faite de son coût financier —, car il permet de disposer d’une supériorité écrasante qui lui accorde un rôle dissuasif indéniable. Il facilite l’action militaire sur le terrain et évite des confrontations douloureuses face à des ennemis qui disposeraient de moyens équivalents. En revanche, il faut conserver à l’esprit que la haute technologie et les armées ne régleront jamais à elles seules les crises et n’éviteront pas les guerres que d’autres voudront mener contre nous. La confrontation des volontés et la violence demeurent au cœur des relations entre les communautés humaines, même si elles prennent aujourd’hui des voies différentes. L’homme, qu’il soit des forces spéciales ou non, épaulé par la technologie ou non, restera au cœur de la résolution des conflits, tant cette activité foncièrement humaine nécessite autant d’intelligence que de force.