Voilà un titre qui, dirait-on, fleure l’encre violette et la cire du samedi soir de la vieille école. Mais il s’agit de tout autre chose. L’auteur, qui fut inspecteur général de l’Éducation nationale et présida à l’élaboration du projet tué dans l’œuf d’une Maison de l’histoire de France, connaît son sujet et les pièges qu’il renferme. Son livre est un témoignage : la relation d’une expérience où sa personne est engagée. Un manifeste : pour la revivification de la volonté de « faire France ». Un programme : il trace des pistes qui devraient pouvoir mener à son aboutissement. S’il appelle au retour à une histoire narrative, disqualifiée par l’avancée de l’historiographie de pointe et mise à mal par les traitements idéologiques, la reviviscence du « récit des origines » ne se fera pas sous la forme d’une restauration pure et simple d’un genre qui fit florès dans les écoles de la IIIe République, mais dans une réinvention qui fournisse les moyens d’interroger à nouveaux frais le passé à partir d’un présent ondoyant, une histoire de France plus girondine que jacobine, une histoire « fédératrice ».
Cette démarche le conduit à affronter l’un des paradoxes majeurs de notre temps : l’idée d’écrire un récit national provoque les passions les plus contradictoires au moment où la société s’installe dans un présentisme généralisé qui abolit tout rapport aux héritages. Au milieu des discordances, la tentation est de suivre la pente du renoncement en décidant que l’histoire de France n’est plus une ressource culturelle capable de relever les défis pédagogiques et migratoires ni le mobilisme existentiel des temps présents. Une telle attitude sacrifie ainsi le futur autant que le passé aux seules angoisses de l’immédiat. Jean-Pierre Rioux nous convainc, tout au contraire, qu’un nouvel esprit de l’histoire nous fera sortir des doutes, des préventions et des déchirements : le « nous » d’un destin collectif commun, ouvert à la pluralité, européen, riche de ses mémoires et de ses bouleversements, doit savoir écrire, aujourd’hui, la manière dont il relie son passé à son avenir ; or une telle écriture requiert, précisément, que vive l’histoire de France.
La souveraineté du présent fait obstacle au travail de mémoire autant qu’au savoir de l’histoire, c’est un fait de société dont les assises économiques et numériques sont bien répertoriées. Qu’il y ait là un changement de temporalité n’est pas douteux, mais l’erreur est de croire que le règne de l’urgence entraînerait inévitablement la fin de l’histoire. Tout au contraire, « le déni du temps hérité » rend une société incapable d’action en même temps qu’incapable d’histoire, car « faute de se situer dans le passé et de se projeter dans l’avenir, une société “patine” par défaut d’embrayage ». Aussi est-ce un nouveau besoin d’histoire qui marque comme jamais le temps présent, un besoin de mémoire et de prospective indispensable pour transmettre et entreprendre, pour être et devenir.
Un échec a révélé la gravité de la méconnaissance historique de soi, de la France et des Français, l’échec du projet de création d’une Maison de l’histoire de France, amorcé en 2007, mis au tombeau en 2012. L’échec a signalé un problème d’identité qui fut politisé avant d’être complètement formulé et compris. En établir le diagnostic pour dépister les obstacles qui privent les Français de leur propre avenir conduit Jean-Pierre Rioux à centrer l’histoire sur le besoin de sens (comme but et comme signification) dont ont besoin les esprits quand il s’agit d’affronter ensemble les défis de la mondialisation, de faire place à l’altérité, d’assumer de nouveaux modes de culturation et de surmonter une atomisation galopante. C’est à partir du présent que se compose le besoin d’avoir un passé et un avenir ; il ne s’agit pas de mettre le présent à la remorque d’un passé décédé, mais de répondre à une demande et à des attentes dont il faut reconnaître les signes les plus culturalisés (débats intellectuels) et les plus ordinaires (consommation ludique de bandes dessinées, de fictions filmées et de documentaires télévisées). Le besoin d’histoire se comprend au présent, non pas parce qu’il faut subir les doctrines à la mode et s’asservir aux puissants du moment, mais parce que l’histoire de France est une continuité engendrée par des différences créatrices, comme en témoigne exemplairement l’histoire de sa langue. Profondément et simplement, le lien entre les générations qui la fait exister d’hier à demain est une unité dans la diversité, le chemin de « Français pluriels et unis », formule qui pour une fois ne cache aucune rhétorique d’évitement des problèmes, mais révèle notre condition historique, la condition historique que nous avons la charge de perpétuer en trouvant la force d’affronter ce qui nous en empêche.
Parmi les obstacles qui compliquent la relation des Français à leur histoire, il faut compter la désunion des mémoires et l’incertitude d’une écriture républicaine du futur. Le présentisme, en effet, a affecté la mémoire en la dressant contre l’histoire et en l’immobilisant dans des usages émotionnels ou communautaristes, autant d’appropriations qui la bellicisent au gré des circonstances au lieu d’en faire un patrimoine et une force de ressourcement pour une « identité française toujours pétrie, repétrie et repartagée ». Quant à l’écriture de l’histoire, comment faire fond sur l’État, la Nation, le Peuple, la France… sans risquer d’annexer l’avenir à des repères ignorés ou méconnus, quand ils ne sont pas récusés ou frappés d’obsolescence ? C’est là le cœur du problème, et là se tient l’apport le plus subtil de l’ouvrage. C’est un problème politique (quelle image de soi la France peut-elle se donner et donner au monde ?) autant qu’existentiel (quelle vitalité transmettre aux élèves de nos écoles ?). Sous le patronage de Michelet, Seignobos, Hugo ou Péguy, Jean-Pierre Rioux met en pratique une histoire qui n’est ni doctrinale ni instrumentale, une histoire qui vit de s’inventer dans la fidélité et dans l’altérité tout à la fois, une histoire de France vécue comme une histoire d’intégrations différenciées. La compréhension historique de soi est un enjeu à la fois « civique, pédagogique, médiatique et culturel », elle est l’intelligence commune d’une identité qui s’écrit dans le changement, la réalité narrative d’une communauté dont l’unité mouvante n’est intelligible que comme une vie qui se raconte.