Un petit ouvrage tout à fait intéressant en ce qu’il présente les textes publiés pendant la Grande Guerre dans la presse allemande par l’un des plus éminents intellectuels de la période, Georg Simmel. La première partie comprend la reproduction de certains articles, dans lesquels Simmel s’interroge sur le développement de la guerre et ses conséquences sociales. Les réflexions sont profondes, les textes sont denses, la philosophie n’est jamais loin, et on sent l’auteur parfois tiraillé entre des tendances opposées, sinon contradictoires. Parmi les articles réunis, « L’idée d’Europe » (« L’idée d’Allemagne devient la légataire universelle des énergies qui tendaient vers l’idée d’Europe, comme elle hérite de bien d’autres idées qui, à notre vie de jadis, dictèrent un lit trop étroit ou un horizon trop lointain : ces énergies, aujourd’hui, on les ramène à leur source pour les faire jaillir à nouveau »), « Deviens ce que tu es », qui reprend la célèbre formule de Nietzsche (« Qui ne peut travailler au chantier de l’Allemagne nouvelle devra rester sur la touche : aux hommes et aux choses qui, intérieurement, ont déjà leur compte et sont devenus infertiles, la guerre intime seulement la sentence. Car ces secousses s’impriment aux arbres pour faire tomber le fruit blet, qui n’a l’apparence de la fraîcheur que pour une molle complaisance »), « L’Europe et l’Amérique » (« L’Amérique, en soufflant sur les braises de cette guerre, n’agit pas contre un camp, mais contre tous, contre l’Europe comme un tout »), « La crise de la culture » (« Peut-être va-t-elle [la guerre] définitivement éliminer bien des contenus transitoires de la culture et en faire naître autant de nouveaux »), « La dialectique de l’esprit allemand » (« Lorsque l’on croit nous déprécier parmi les peuples, la raillerie qui moque ce que nous devenons au rythme qui est le nôtre masque à coup sûr un sentiment d’inquiétude et d’angoisse quant à ce que nous pouvons encore devenir »), « Transmutation de l’âme allemande » (« Nous avons le sentiment si intense de vivre maintenant de l’histoire, autrement dit : un moment unique, toute comparaison avec des épisodes du passé sonnant faux »), « Éclairer l’étranger » (« Nous nous adressons aux neutres afin que vérité soit faite dans le monde, et pour une seule raison : elle est la vérité ; et même si elle ne parvient pas au monde, même si le monde fait la sourde oreille, nous la disons pourtant ») et « Bergson et le cynisme allemand » (« Si nous étions des cyniques, nous l’eussions peut-être esquivée, cette guerre, au prix de notre dignité et de notre avenir »). La seconde partie de cet ouvrage s’interroge, à travers les parcours de Simmel et de Bergson, sur la place de l’intellectuel en politique et dans la société en temps de guerre, sur les rapports entre philosophie et propagande, sur les notions de « vieux monde » et d’« homme nouveau ». Au-delà de l’analyse comparative, même si Simmel meurt avant la fin de la Première Guerre mondiale et quels qu’aient pu être ses engagements personnels antérieurs, on trouve dans ses textes (dont on se rappellera cependant qu’ils ont été écrits sous le régime de censure du temps de guerre) des signes précurseurs, des traces annonciatrices, d’un discours développé par des groupes radicaux de l’entre-deux-guerres.