Avant de théoriser l’honneur comme principe opératoire du régime monarchique dans L’Esprit des lois, Montesquieu évoquait dans les Lettres persanes « cette passion que la nation française a pour la gloire », qui a formé « dans l’esprit des particuliers un certain je ne sais quoi qu’on appelle point d’honneur »1. S’il en attribue la propriété à chaque profession, il reconnaît cependant qu’il est « plus marqué chez les gens de guerre ». Comment cerner plus précisément ce « je ne sais quoi » si cher à ces derniers ? Nicolas Remond des Cours nous y aide en rappelant que « la vie d’un gentilhomme est une vie d’honneur, sa réputation est le plus beau de son bien. Il n’est né que pour en acquérir, c’est dans un camp que les sources les plus pures en sont ouvertes »2. Y a-t-il plus claire façon d’exprimer tout à la fois la place centrale de l’honneur dans l’éthique aristocratique et l’importance de la guerre comme fondement de cet honneur ? C’est en effet à la guerre que le gentilhomme pourra acquérir une réputation, c’est-à-dire une opinion favorable aux yeux de ses pairs et de ses supérieurs. Cette réputation implique bien évidemment une dimension personnelle, mais il convient de ne pas en négliger l’aspect lignager ; il lui faut égaler la vertu des ancêtres et proposer un modèle à ses descendants. La réputation est un patrimoine symbolique qu’il importe d’accroître et de transmettre. L’ensemble de ces devoirs constitue ce qu’Arlette Jouanna nomme les « exigences de l’honneur »3.
Pour construire sa réputation, le gentilhomme va donc intérioriser des valeurs et se soumettre à un code de comportement s’exprimant par des attitudes, des actions et des discours. Sur quel modèle appuyer ce code d’honneur ? Il apparaît bien évidemment que l’ethos chevaleresque offre un système fort et cohérent. Ce modèle, né en France aux xie et xiie siècles, impose des qualités essentielles comme la vaillance, la quête de la prouesse, la loyauté envers ses compagnons d’armes et son suzerain. Celle-ci implique une forme de courtoisie dans l’exercice des armes, y compris vis-à-vis de l’adversaire s’il est reconnu comme appartenant au même monde chevaleresque.
Il existe un réel intérêt à savoir dans quelle mesure ces valeurs chevaleresques s’imposent encore aux combattants de l’époque moderne, puisqu’il serait ainsi possible d’éclairer un certain nombre de pratiques et d’usages guerriers, sur les champs de bataille comme en dehors. La question est d’autant plus complexe que la période moderne se caractérise par de profondes transformations dans l’art de la guerre, ainsi que par une affirmation progressive de l’autorité de l’État sur son appareil militaire. Ces évolutions marquantes ne peuvent manquer d’avoir des répercussions sur la conception de l’honneur propre aux hommes de guerre.
Nous nous efforcerons donc, pour chacun des trois siècles qui séparent les guerres d’Italie de la Révolution française, d’interroger l’honneur militaire à la lumière de l’idéal chevaleresque. Nous tenterons, à travers les représentations et les pratiques, d’appréhender la permanence de certains éléments du code chevaleresque tout autant que les évolutions intervenues dans la forme et la nature de l’éthique militaire.
- De Bayard à Henri IV :
forces et limites de l’idéal chevaleresque
Ouvert avec le Roland furieux de l’Arioste et la figure du « chevalier sans peur et sans reproche », le xvie siècle apparaît particulièrement marqué par l’idéal de la chevalerie. Les pratiques guerrières des gendarmes de la première moitié du siècle semblent se conformer en tout point au code chevaleresque. Pour l’homme d’armes des guerres d’Italie comme pour le chevalier médiéval, il ne suffisait pas en effet que l’armée fût victorieuse. Il importait qu’il eût une part personnelle dans cette victoire, car la distinction de sa propre valeur était l’idéal qui gouvernait sa vie. C’est la raison pour laquelle, comme le précise le Loyal Serviteur, Bayard « désirait toujours d’être près des coups »4. Bien sûr on ne peut réduire cet idéal héroïque à une pulsion guerrière, Hervé Drévillon rappelle qu’il comportait également une dimension religieuse, morale et civique5. Cet ethos chevaleresque est aussi encouragé par la monarchie, qui s’appuie sur lui pour susciter l’émulation6. Cependant, cette soif de prouesse et de distinction pouvait parfois s’avérer funeste. L’impatience de François 1er à Pavie (1525) le conduisit ainsi à déclencher une charge malheureuse qui fut, à n’en pas douter, l’une des causes de la défaite.
Autre point important de l’éthique chevaleresque : la fraternité d’armes, avec les règles de respect et de courtoisie qu’elle implique. Celles-ci s’appliquent notamment dans le cadre de la reddition. Le capteur se doit de traiter courtoisement son prisonnier, et celui-ci donne sa parole, à laquelle il ne peut manquer, aussi bien en ce qui concerne la fuite que le versement de la rançon. L’honneur des deux parties est engagé. C’est pourquoi, lorsque Soto Mayor, après sa libération, fit courir le bruit que Bayard ne l’avait pas traité comme un gentilhomme, l’affront ne put être lavé que par le duel. Mais ces usages ne valaient que pour les chevaliers, les piétons n’avaient pas droit à ces considérations. De la même façon, ils n’empêchaient pas le preux Bayard de se livrer à certains actes de représailles lorsque les règles de la guerre, où considérées comme telles par les chevaliers, étaient offensées.
Mais l’honneur chevaleresque est également perceptible au-delà des seules guerres d’Italie. Analysant les obstacles qui freinent l’adoption de l’escadron au détriment de la traditionnelle haie chevaleresque, François de La Noue, dans les années 1580, met en avant la volonté des gentilshommes français de se distinguer : « Chacun veut estre des premiers à marcher et à combattre7. » C’est ce désir de briller qui pousse par exemple le jeune Beauvais-Nangis, lors de la bataille de Jarnac (1569), à s’avancer seul vingt pas devant l’escadron où il avait place au premier rang, action « qui lui donna grande estime parmi le monde »8. Comme le remarque Arlette Jouanna, les blessures reçues au combat sont autant de preuves de la valeur et du mépris de la mort, elles contribuent considérablement à la réputation des guerriers, ainsi le bras de fer de de La Noue ou la balafre du duc de Guise.
Toutefois, le xvie siècle fut aussi le témoin de certaines infractions notables au code chevaleresque. Les guerres de Religion virent ainsi les codes de la reddition remis en cause à plusieurs reprises. Condé est exécuté de sang-froid à Jarnac. Le maréchal de Saint-André à Dreux (1562) et l’amiral de Villars à Doullens (1595) connaissent le même sort. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces entorses aux règles chevaleresques. Anne-Marie Cocula y voit notamment, dans le cas de Condé, les conséquences de la « vendetta des Grands »9. Les dimensions religieuses et politiques propres à cette guerre civile sont également à prendre en compte. Il ne faut cependant pas, selon Myriam Gilet, exagérer « la spécificité moderne » de ces exécutions infamantes10. Au moins peut-on souligner qu’elles témoignent, pour cette période, d’une véritable crise des valeurs nobiliaires.
Plus problématiques sans doute sont les défis imposés à l’honneur chevaleresque par la généralisation des armes à feu. Celles-ci, qui permettent de tuer de loin, enfreignent radicalement l’éthique du combat, la seule manière honorable de donner la mort à un ennemi étant de s’exposer à la recevoir de lui. Les réactions de Bayard et de ses contemporains ne pouvaient être que très négatives. Bayard lui-même promettait la corde aux arquebusiers ennemis qui tomberaient entre ses mains. La littérature chevaleresque du xvie siècle exprime ce malaise et cette colère de la noblesse. Toutefois, au cours du siècle, les hommes de guerre surent faire preuve d’un réel pragmatisme. Ainsi, de La Noue reconnaît-il que les « pistolles », bien que filles de ces instruments diaboliques inventés pour dépeupler les royaumes, sont « très dangereuses quand on s’en sait bien aider ». Face à la puissance des escadrons de reîtres, les gentilshommes, bravant tout doucement leur mépris et leurs préjugés, sont donc contraints de faire une place au pistolet. À la fin du siècle, l’honneur militaire semble s’accommoder d’une arme que l’éthique chevaleresque ne pouvait que condamner. Nous observerons cependant que, si les gendarmes consentent à adopter la « pistolle » des reîtres, ils rejettent la tactique traditionnelle de ces derniers. La fameuse caracole, qui repose sur l’évitement du choc, est par trop éloignée de leur conception du combat. L’arme à feu est, d’une certaine façon, intégrée à l’éthique des hommes d’armes, elle ne peut être envisagée que comme une préparation au corps à corps, le seul mode de combat digne des chevaliers. Il est vrai cependant que les gentilshommes durent accepter, pour utiliser plus efficacement le feu, d’abandonner la haie pour l’escadron. Il ne pouvait plus être question désormais que chacun puisse « combattre de front et ne demeurer des derniers rangs »11.
- L’affirmation de la « culture du service » :
le tournant du xviie siècle
L’exercice de la bague, affirme Pluvinel, « se fait pour donner plaisir aux dames, et c’est le seul de tous pour lequel elles donnent prix ». Il conseille d’ailleurs au roi de courir « pour l’amour de la reine », puisque « les faveurs des dames ont de tout temps fait faire des merveilles aux chevaliers »12.
Les préceptes de Pluvinel, maître d’équitation de Louis XIII, qui enseigne également à son élève l’intérêt de la joute ou de la quintaine, soulignent à quel point l’imaginaire chevaleresque imprègne encore l’éthique aristocratique au début du xviie siècle. Il n’est donc pas surprenant de voir Bussy-Rabutin affirmer : « Aussitôt que j’entrai dans le monde, ma première […] inclination fut de devenir honnête homme et de parvenir aux grands honneurs de la guerre13. » Pour cela, il est prêt à mettre sa vie en danger pour peu que ses actions d’éclat le fassent remarquer. C’est bien la présence de grands seigneurs qui le pousse, lors du siège de Mardyck (1646), à « faire le fou » et à engager un combat qui n’a d’autre utilité que de lui donner l’occasion de briller. Qu’importe les pertes, l’admiration des princes est la récompense de sa témérité. « Il n’y a que les gens fort sensibles à la gloire qui puissent comprendre la joie que donnent les louanges d’un prince de la valeur du duc d’Enghien et aussi juste estimateur des belles actions que lui14. » Le courage physique et le mépris de la mort sont toujours des composantes essentielles de l’honneur militaire. Celui qui ne les possède pas ne peut prétendre exercer le métier de la guerre, sous peine de voir sa réputation réduite à néant, car le jugement des pairs est impitoyable. Courtilz de Sandras évoque le cas d’un officier de cavalerie de noble condition qui témoigna de faiblesses si « inconcevables qu’il fut obligé de changer de condition pour ne pas apprêter davantage à rire aux autres »15.
Il est donc essentiel au gentilhomme du xviie siècle, comme autrefois Bayard, d’avoir accès aux postes les plus exposés. Le commandement des enfants perdus du régiment des gardes est l’un de ceux-là. C’est parce qu’il avait été attribué à un autre alors que son mestre de camp le lui avait promis que Pontis croisa le fer avec ce dernier, au risque de briser sa carrière16. « Toutes les occasions étaient bonnes, rappelle Jean Chagniot, pour afficher un orgueil intransigeant quand il s’agissait de revendiquer une responsabilité ou un commandement17. »
Toutefois, la prégnance du modèle chevaleresque semble connaître un recul relatif durant le règne de Louis XIV. Certains comportements ne paraissent plus acceptables. La témérité de certains gentilshommes, leur désir de briller et de prouver leur courage peuvent constituer une menace pour Hay du Chastelet. Il se méfie par exemple des nobles volontaires qui accompagnent les armées. « Leur zèle trop ardent cause parfois de grands désordres ; et par une ambition indiscrète et précipitée, ils se font tuer inutilement18. » Il observe également souvent que « les troupes étant en bataille, il se détache du fond des rangs ennemis quelques braves qui demandent à faire un coup de pistolet. Jamais le général ne doit permettre à personne des siens de s’exposer pour cela ; nous ne sommes plus au temps des Horaces, ces sortes de combat ne servent de rien »19. Certes, du Chastelet est un homme de robe, néanmoins l’inflexion est réelle. Le courage ne suffit plus, la mort au « lit d’honneur » n’est plus un gage absolu, car tous les sacrifices ne se valent pas. L’exemple fameux en est bien entendu la mort de d’Artagnan au siège de Maastricht (1673) : le capitaine lieutenant des mousquetaires du roi avait entrepris de sa propre initiative une attaque fort périlleuse et l’avait payée de sa vie. Une telle action eût sans nul doute classé autrefois cette mort dans le registre héroïque et chevaleresque de la « belle mort », mais les courtisans jugèrent cette fois que le célèbre mousquetaire avait fait preuve « d’une témérité de jeune homme »20. Le sacrifice se doit désormais d’être utile.
Cet exemple est significatif d’une importante évolution. Le règne de Louis XIV marque en effet un tournant essentiel dans l’émergence d’une « culture du service ». C’est à cette période que « l’idéal du parfait officier a dépassé le stade de la théorie pour structurer les comportements et organiser les carrières »21. L’esprit de service et l’intérêt général doivent l’emporter sur l’héroïsme individuel, le gentilhomme doit être désormais prêt « à tout faire et à tout souffrir pour la défense de l’État »22. Ce changement de perspective implique inévitablement une modification des valeurs qui fondent l’éthique militaire : au courage et à la courtoisie s’ajoutent à présent l’obéissance, l’économie et la sagesse. La bravoure n’est pas un « emportement », elle est soumise à une appréciation calculée et raisonnée du danger. « Faire des grandes choses et les faire avec réflexion, c’est en relever la gloire. […] Qu’il est beau de voir entrer un homme sage dans le péril23. » Cependant, même si l’intériorisation de la discipline et la rationalisation des comportements guerriers firent à cette époque des progrès décisifs, tous les officiers ne s’étaient pas pour autant mués en stoïciens armés dès la fin du règne de Louis XIV. L’honneur chevaleresque ne s’était pas encore complètement effacé à l’aube du siècle des Lumières.
- L’honneur chevaleresque au siècle des Lumières
Il convient bien sûr de rappeler en premier lieu que l’affirmation des Lumières philosophiques et scientifiques n’implique absolument pas la disparition de l’honneur comme élément fondamental de l’éthique aristocratique. De la même manière peut-on affirmer que les valeurs chevaleresques subsistent au sein de l’éthique militaire. Ainsi que le remarque David Bell, les officiers européens se préoccupaient particulièrement d’entretenir une « réputation de bravoure téméraire, voire parfois suicidaire »24. Lors de la campagne de Corse (1768-1769), le duc de Lauzun, aussi grand courtisan que valeureux soldat, tenait ainsi à orner son chapeau d’un large panache blanc, cadeau de sa maîtresse du moment. La multiplication des ordonnances rappelant l’obligation de porter la cuirasse témoigne également d’une volonté assumée de défier la mort. Prouesses guerrières, mépris de la mort et amour des dames, nous retrouvons bien ici quelques grandes caractéristiques de l’honneur chevaleresque. Nous pourrions encore bien entendu y ajouter le respect de l’ennemi, la fraternité d’armes. Tout autant que le mythique dialogue de Fontenoy, la courtoisie avec laquelle le marquis de Valfons traite les gentilshommes qui se rendent à lui témoigne de la prégnance de ces valeurs.
Pourtant, des travaux comme ceux de Jay M. Smith nous permettent de questionner l’éventualité d’une évolution de la conception de l’honneur militaire tant sur la forme que sur le fond25. Il s’agit moins d’une réelle rupture que de l’affirmation d’une tendance déjà engagée dans la seconde moitié du règne de Louis XIV. Selon Smith, l’une des problématiques essentielles qui se pose alors aux hommes de guerre est de parvenir à briller loin du regard direct du roi, seul capable, par les grâces et les récompenses qu’il accorde, de construire une véritable réputation militaire. « L’honneur du militaire français, écrit de Broglie, requiert que le roi soit informé des actions de ses serviteurs26. » L’absence physique du roi rend donc nécessaire un processus de « médiation » de son regard, au travers d’agents qui le représentent métaphoriquement, comme les officiers. Ce sont eux qui font remonter jusqu’au souverain les faits d’armes qui méritent d’être honorés. Ce mode de reconnaissance du mérite, indirect et impersonnel, implique une clarification du processus, laquelle passe par une forme de normalisation et acquiert une dimension administrative. Ainsi, un édit de 1779 prévoit que les actions de bravoure donnant lieu à une demande pour une croix de Saint-Louis seront certifiées par l’établissement d’un procès-verbal rédigé le jour même par des officiers ou des notables.
Au-delà des formes de reconnaissance du mérite militaire, il semble que les valeurs qui fondent l’honneur du soldat connaissent elles-mêmes une certaine évolution. Le courage physique, nous l’avons vu, n’est nullement remis en cause, mais il ne suffit plus. La bravoure doit être confortée par des qualités qui ne sont plus, comme au xviie siècle, presque exclusivement morales. « L’honneur d’un officier », affirme l’auteur des Mémoires sur le service de l’infanterie dès 1718, ne consiste pas seulement à braver les dangers les plus redoutables, mais bien plus à exceller dans son poste, en accomplissant au mieux même ses plus petites fonctions, en étant attentif aux détails du service. Destiné à obéir avant de commander, il doit également « s’instruire de tous les devoirs subalternes »27. C’est donc par l’étude, l’ardeur au travail et l’ambition que les officiers parviendront « au premier mérite de leur profession »28.
Bien entendu, il n’est pas évident que ces nouvelles vertus militaires aient été immédiatement intégrées dans les comportements des officiers. La conception de l’honneur de ces derniers est loin de toujours répondre aux attentes de l’institution. Cet écart est notamment perceptible lors de la guerre de Sept Ans. On ne peut pas dire que les officiers supérieurs montrent un grand enthousiasme à l’idée de passer les quartiers d’hiver auprès de leurs hommes, alors même que l’armée est installée en territoire étranger. Dans le même ordre d’idée, s’ils ne vont plus véritablement jusqu’à sortir l’épée face à l’ennemi pour savoir qui occupera les postes d’honneur, les officiers, par leurs exigences, compliquent singulièrement le travail des généraux chargés d’établir l’ordre de bataille.
Toutefois, il est possible de mesurer une certaine évolution au travers de l’implication d’officiers qui s’efforcent d’améliorer le service de leur arme. C’est le cas notamment dans la cavalerie. Dès les lendemains de la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748), Drummond de Melfort, La Porterie ou Moustier alertent, par leurs mémoires, le ministre de la Guerre sur la nécessité d’entreprendre des réformes portant sur les manœuvres et l’instruction. Ainsi s’enclenche une dynamique positive : « Le zèle des uns, l’ambition des autres […] ont excité tout le monde à un travail qui est devenu à la mode29. » Aussi insuffisants et désordonnés qu’ils soient, ces efforts témoignent tout de même d’une réelle volonté de perfectionnement. Ce mouvement s’accroît bien sûr après les défaites de la guerre de Sept Ans. Des aristocrates comme Melfort ou le duc Des Cars s’honorent de travaux et d’expériences30 menés en conformité avec « l’esprit philosophique »31.
Ce même esprit des Lumières explique sans doute en partie qu’à la fin du siècle, des officiers jugent qu’il relève de leur honneur de bien traiter tous les prisonniers, et plus seulement leurs pairs. « Un vrai militaire, affirme Lacuée de Cessac, traitera avec égard les prisonniers qu’il aura faits ; l’honneur et l’intérêt le lui imposent également. L’honneur parce que, s’il est beau de vaincre, il est peut-être encore plus glorieux de ne pas même humilier un ennemi vaincu32. »
L’emprise du modèle chevaleresque sur l’éthique militaire a donc indéniablement décliné au cours de l’époque moderne. Les transformations techniques et tactiques ont bien sûr leur part, mais l’État participe également de cette évolution, en favorisant l’affirmation de nouvelles valeurs et de nouveaux comportements. Le xviiie siècle est aussi marqué par une progressive professionnalisation de l’armée, qui implique une approche différente du « métier des armes ».
Pourtant, des éléments de l’idéal chevaleresque se perpétuent indubitablement dans cet honneur militaire en pleine transformation. On ne peut oublier en effet que le propre du guerrier, qu’il s’agisse d’illustrer son nom ou de servir le prince, est de mettre sa vie en danger. Or le modèle du chevalier, qui valorise la prouesse et la vaillance, offre un système de valeurs permettant d’encadrer et de dépasser la peur. Ce modèle n’est peut être plus dominant, mais il n’a pas totalement disparu. Et l’on peut sans peine en retrouver trace au xixe siècle. Dans la période révolutionnaire et impériale bien sûr, où les grandes figures ne manquent pas, mais également durant la guerre de 1870. Ce conflit est effectivement riche en charges chevaleresques, tout aussi flamboyantes que sanglantes et vaines (Reichshoffen, Sedan).
Au-delà de la seule bravoure, enfin, un autre point fort de l’honneur chevaleresque semble marquer durablement le code d’honneur des officiers : le respect de l’adversaire, tout au moins lorsqu’il est considéré comme un pair. Les officiers de l’Empire respectent des codes de reddition que n’auraient pas reniés leurs prédécesseurs de l’Ancien Régime33. Il reste à leurs héritiers du xxie siècle à s’interroger à leur tour sur ce qu’ils doivent encore à l’honneur chevaleresque.
1 Cité par Hervé Drévillon, « “L’âme est à Dieu, l’honneur est à nous”. Honneur et distinction de soi dans la société d’Ancien Régime », Revue historique n° 654, 2010/2, p. 363.
2 Nicolas Remond des Cours, Les Véritables Devoirs de l’homme d’épée, Amsterdam, 1697, p. 11.
3 Arlette Jouanna, Le Devoir de révolte, Paris, Fayard, 1989, pp. 46-52.
4 Loyal Serviteur, La Très Joyeuse et Très Plaisante Histoire du bon chevalier […] Bayard, éd. J. A. C. Buchon, Paris, 1836, p. 35.
5 Hervé Drévillon, L’Impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005, pp. 322-323.
6 Benjamin Deruelle, « “Pour Dieu, le roi et l’honneur.” Ethos chevaleresque, mérite et récompense au xvie siècle », Hypothèses, 2008/1, pp. 216-217.
7 François de La Noue, Discours politiques et militaires, Genève, Droz, 1967, p. 337.
8 Cité par Arlette Jouanna, « La noblesse française et les valeurs guerrières au xvie siècle », L’Homme de guerre au xvie siècle, actes du colloque, rhr, Cannes 1989, Publications de l’université de Saint-Étienne, 1992, p. 211.
9 Anne-Marie Cocula, « Dreux, Jarnac, Coutras », Avènement d’Henri IV. Quatrième centenaire de Coutras, actes du colloque de Coutras (1987), Pau, J. et D., 1988, p. 31.
10 Myriam Gilet, « Le théâtre des cruautés de la guerre : l’exécution sommaire de grands officiers militaires français pris au combat au xvie siècle », in F. Rousseau et B. Schmidt, Les Dérapages de la guerre du xvie siècle à nos jours, Hambourg, DOBU Verlag, 2009, p. 58.
11 De La Noue, op. cit., p. 333.
12 A. de Pluvinel, L’Instruction du roy en l’exercice de monter à cheval, Amsterdam, 1666, pp. 116 et 133.
13 Les Mémoires de messire Roger de Rabutin, comte de Bussy, Anisson, Paris, 1696, tome I, p. 1.
14 Ibid., p. 148.
15 Gatien de Courtilz de Sandras, Les Devoirs de l’homme de guerre, La Haye, Van Bulderen, 1693, p. 17.
16 Mémoires du sieur de Pontis, Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, M. Petitot, Paris, Foucault, 1824, tome II, p. 29.
17 Jean Chagniot, « Éthique et pratique de la profession des armes chez les officiers français du xviie siècle », in V. Barrie-Currien (dir.), Guerre et pouvoir en Europe au xviie siècle, Paris, H. Verrier, 1991, p. 88.
18 Paul Hay du Chastelet, Politique militaire ou traité de la guerre, nouvelle édition, Paris, Jombert, 1757, p. 33.
19 Ibid., p. 138.
20 Quarré d’Aligny, cité par Hervé Drévillon, Batailles, scènes de guerre de la Table ronde aux tranchées, Paris, Le Seuil, 2007, p. 163.
21 Hervé Drévillon, L’Impôt du sang, op. cit., p. 321.
22 Nicolas Remond des Cours, op. cit., p. 22.
23 Ibid., pp. 29-30.
24 David A. Bell, La Première Guerre totale. L’Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne, Paris, Champ Vallon, 2010, p. 40.
25 Jay M. Smith, The Culture of Merit, University of Michigan Press, 1996. Principalement le chapitre 5.
26 Cité par Jay M. Smith, op. cit., p. 210.
27 Baron de Bohan, Examen critique du militaire françois, Genève, 1781.
28 « Instructions pour l’institution des écoles de l’artillerie » (1720), Briquet, Code militaire, Paris, Prault, 1761, tome I, p. 92.
29 SHD/DAT, 1M1730, « Mémoire sur la cavalerie » par le chevalier de Chabo, 1755-1756.
30 Drummond de Melfort, Traité sur la cavalerie, Paris, Desprez, 1776, pp. 223-228. Mémoires du duc Des Cars (1747-1822), Plon, Paris, 1890, tome II, pp. 344-348.
31 Selon le terme d’un officier hollandais de la fin du xviiie siècle, Christopher Duffy, The Military Experience in the Age of Reason, Wordsworth Editions, 1998, p. 5.
32 Lacuée de Cessac, Le Guide des officiers particuliers en campagne, Paris, Cellot, 1785, tome II, p. 417.
33 Frédéric Chauviré, « Codes, rituels et enjeux de la reddition sur le champ de bataille », in Y. Lagadec (dir.), La Captivité de guerre à l’époque moderne (xvie siècle-1815), à paraître.