- Entre dérision et exécutions
Le roman comique de Jippensha Ikkû À pied sur le Tôkaidô1, publié à partir de 1802, s’ouvre sur une scène cocasse avec un samouraï de province comme protagoniste. Celui-ci, qui a accepté la demande en mariage de sa sœur par un vassal du même fief, apprend qu’elle a fauté avec un séducteur de bas étage et refuse tout autre mari. Comme il a déjà reçu les cadeaux nuptiaux, notre guerrier propose de laver l’honneur du prétendant en décapitant la coupable2. L’autre samouraï préfère toutefois se battre en duel. Les deux parties tombent d’accord, mais les autorités du fief interviennent pour leur interdire de croiser le fer : puisque le mariage n’a pas eu lieu, aucune atteinte irréparable à l’honneur de l’un ou de l’autre n’a encore été commise, argumente-t-on. Et le seigneur fait même mine de considérer l’attachement de la jeune fille pour un amant enfui comme une marque de vertu féminine : aussi son frère décide-t-il de monter à Edo pour chercher l’individu en question et le forcer à épouser son ancienne conquête, bien qu’il soit déjà marié, déclenchant ainsi une avalanche de quiproquos.
Ce roman, véritable best-seller de la fin du shogounat des Tokugawa, traite donc sur le ton de la farce du sens de l’honneur des guerriers, point de départ grotesque d’une situation de vaudeville un peu scabreuse. L’empressement des deux guerriers à se plier à la médiation des gouvernants du fief, sous prétexte d’obéissance à leur seigneur, jette un doute sur leur volonté réelle d’en découdre ; la fierté ombrageuse était donc prête à bien des arrangements et pour certains samouraïs, semble nous dire le romancier, l’honneur était sauf quand les apparences l’étaient.
La censure shogounale ne semble pas s’être scandalisée de voir les comportements guerriers brocardés dans la littérature populaire ou au théâtre, et on peut trouver bien d’autres exemples de ce genre de satire, qui montre que les Japonais considéraient avec une certaine distance les prétentions des samouraïs à une supériorité morale.
Et pourtant, à la même époque, un guerrier qui estimait son honneur bafoué était parfaitement en droit d’en tirer justice lui-même en exécutant l’offenseur. Toutefois, comme l’illustre le texte de Jippensha Ikkû, le « point d’honneur » était loin de se régler uniquement par les armes, et sous les Tokugawa on cherchait au contraire à éviter autant que possible que ces affaires ne dégénèrent en sanglants règlements de comptes, parfois au grand soulagement des intéressés.
En tant que statut social dédié à l’exercice de la violence armée, les conceptions de l’honneur chez les bushi (les guerriers) étaient des éléments essentiels de l’affirmation de leur pouvoir et de leur domination sur les autres catégories de la population, mais aussi, individuellement, de leur positionnement dans un groupe affectant de partager des valeurs communes. Un guerrier devait être capable de se faire respecter par tous ceux placés en dessous de lui dans l’échelle sociale, c’est-à-dire, en principe, la majorité de la population. C’est pourquoi jusqu’à la fin du shogounat des Tokugawa, les autorités guerrières estimaient légitime qu’un samouraï, quel que soit son rang, puisse exécuter sur-le-champ, et de son propre chef, tout insolent qui avait gravement porté atteinte à sa dignité en refusant, par des actes ou des paroles, de se plier à sa supériorité. Par la mise en application de ce droit, autrement dit par le meurtre légalisé, le guerrier pouvait confirmer la légitimité de son statut, car il avait ainsi tout à la fois défendu la position dominante de l’ensemble de la condition guerrière, et fait la démonstration des qualités morales et physiques qui le rendaient digne d’en être membre.
Durant les longues périodes où la condition guerrière accapara l’autorité politique et judiciaire dans le cadre de systèmes féodaux successifs, du début du shogounat de Kamakura, à la fin du xiie siècle, jusqu’à la fin de celui des Tokugawa, au milieu du xixe, comme dans le cas de la noblesse d’Europe occidentale, cette classe dominante faisait donc de la défense de l’honneur l’illustration même du rapport de force qui pesait sur l’ensemble de la société : son autorité et sa prééminence ne pouvaient être contestées ou mises en doute sans s’exposer immédiatement à une violence armée dont les bushi prétendaient s’arroger le monopole en la confondant avec l’exercice de la justice3.
- Renom et honneurs
Le terme de japonais contemporain servant à traduire le mot français « honneur » est meiyo, employé par exemple dans le Code civil de 1896 dans une expression comme meiyo kison (« atteinte à la réputation ou à l’honneur » d’une personne), autrement dit la diffamation. Mais à des époques plus anciennes, au xiie siècle par exemple, ce terme signifiait plutôt « célébrité » ou « gloire ». Le dictionnaire japonais-portugais publié en 16044 en donne comme définition « louange ou nom fameux »5, et comme exemple d’usage meiyouo nokosu, traduit par « laisser un grand nom »6. Si le second idéogramme du composé sino-japonais meiyo, yo (lu homare en japonais7), signifie bien « gloire », le premier, mei, peut en effet avoir le sens de « renommée » (et dans ce cas il intensifie simplement la signification du second caractère), mais aussi, au Japon, de « nom » (lu na), au sens du nom porté par une personne.
Il existe en japonais moderne la possibilité de traduire le français « déshonneur » ou « déshonorer » par une forme négative de meiyo (fumeiyo), mais il s’agit d’une création relativement récente, sans doute formée d’après les langues occidentales. La plupart du temps, on a plutôt recours à du vocabulaire ou à des expressions relevant du champ sémantique de la « honte » (haji) et, à l’époque d’Edo, on utilisait aussi des expressions du type na wo ushinau (« perdre son nom »)8 : se déshonorer, c’était donc « salir son nom ».
« Se faire un nom », autrement dit se bâtir une réputation, était en effet un des devoirs du guerrier japonais médiéval, une des conditions de son existence. À partir du moment où, avec le shogounat de Kamakura (1180-1333), est instauré au Japon un régime féodal, faire reconnaître ou confirmer par une autorité guerrière légitime, ou au moins supérieure, les droits acquis, et éventuellement usurpés, sur un territoire ou des populations devint l’une des préoccupations majeures des membres de l’aristocratie militaire. Il fallait pour cela satisfaire aux devoirs des vassaux, et la proximité des notions d’« honneur » et de « renom », que l’on constate en japonais comme en français, reflète l’importance de l’exploit militaire dans les mentalités guerrières, placé au sommet des représentations de la valeur personnelle. Car, dans le Japon médiéval (xiie-xvie siècle), les occasions de se battre ne manquant pas, la « gloire » personnelle était effectivement un chemin d’accès aux « honneurs », d’où l’empressement des guerriers à se jeter les premiers dans des assauts ou à rechercher les têtes les plus prestigieuses à couper sur le champ de bataille, de hauts faits qui étaient scrupuleusement rapportés à leur seigneur9. Celui-ci, en retour, était censé récompenser les plus combatifs par des gratifications diverses, en territoires, cadeaux ou promotions. Le Miroir militaire de Kai10, publié au début du xviie siècle, met ainsi l’accent dans son exposé de la « Voie du guerrier » (bushidô) sur la valeur individuelle du combattant, qui peut même s’exprimer par l’emploi des stratagèmes les plus retors, et critique l’interdiction des duels qui se généralise dans le Japon pacifié des Tokugawa car il ne permet plus aux bushi de montrer leur valeur et d’exercer leur talent.
La reconnaissance de la valeur personnelle et belliqueuse du guerrier était donc jusqu’à la fin du xvie siècle porteuse d’espoir d’ascension hiérarchique ou d’enrichissement. Mais si « perdre son nom », c’est-à-dire se perdre auprès de son seigneur ou de ses compagnons d’armes, fragilisait la position du guerrier au point parfois de l’acculer à la ruine, tout espoir de rétablir sa situation ne lui était pas interdit tant qu’il conservait une réputation personnelle de valeur militaire, ou quelques atouts à négocier : s’il avait su se ménager une assise patrimoniale et territoriale suffisamment solide, rien ne l’obligeait à pousser son sens de l’honneur jusqu’à un sentiment de culpabilité et d’en tirer des conséquences funestes pour sa personne.
- Quand trahir n’était pas nécessairement se déshonorer
Le culte du haut fait, nourri par le souvenir des héros et magnifié dans les épopées, pouvait pousser le samouraï au sacrifice : le Moyen Âge nous a laissé maints exemples de guerriers tombés pour suivre leur seigneur dans la mort, ou préférant se suicider plutôt que tomber entre les mains de l’ennemi11. En revanche, on ne met guère en avant les cas de vassaux se suicidant pour endosser la responsabilité d’une faute personnelle. En dehors d’une défaite sans recours, les mentalités guerrières avant l’époque d’Edo ne semblent guère avoir pu concevoir d’autres motifs de suicide valables pour un guerrier. Et, au contraire, si on honorait tant la mémoire des preux qui avaient servi leur maître avec abnégation jusqu’à l’ultime sacrifice, c’est que ce genre de comportement idéalisé était bel et bien une marque exceptionnelle d’héroïsme, loin d’être la norme chez les vassaux. Ainsi, le jésuite Luis Frois, à la fin du xvie siècle, s’étonnait de la facilité avec laquelle les guerriers japonais trahissaient leur maître, sans le moindre scrupule ni remords, au point même, juge-t-il bon de préciser, que cela n’étonnait personne12.
La remarque de Frois illustre la difficulté bien réelle qu’avaient les daimyô à maintenir les vassaux sous leur autorité en toutes circonstances. Cela ne signifie pas qu’une trahison n’exposait pas son auteur aux châtiments les plus cruels et les plus dégradants. Mais à vrai dire, chercher à débaucher les vassaux de l’adversaire faisait aussi partie de la stratégie et de la diplomatie des belligérants. On constate donc, au cours des périodes de guerre civile, que les changements d’allégeance au gré des fortunes de la guerre étaient monnaie courante chez les petits seigneurs féodaux qui tenaient les campagnes, surtout soucieux d’y maintenir leurs possessions voire de profiter des rivalités entre daimyô pour en tirer avantage. Aussi, perdre la confiance d’un daimyô ou encourir sa colère ne scellait pas nécessairement le sort d’un vassal au Moyen Âge : s’il avait suffisamment à offrir, il pouvait toujours tenter de se mettre au service d’un autre seigneur afin d’échapper au châtiment, et les guerriers médiévaux ne s’en privaient pas. Par conséquent, plutôt que de s’ouvrir le ventre pour laver un déshonneur, ils préféraient souvent la fuite ou la trahison pour rétablir leur position.
Si ces retournements d’alliances ne faisaient pas vraiment l’objet d’une réelle condamnation morale, c’est que le « nom », que l’on associait si volontiers à l’honneur et au déshonneur à la fin des temps médiévaux et au début de la période prémoderne, n’était pas que le nom personnel d’un individu. Le « nom » de lignage était aussi un élément essentiel de l’existence de la « maison » guerrière (ie), un modèle de famille-souche13 destiné à perpétuer l’héritage des ancêtres et voué à la protection du patrimoine de la mesnie. Ce patrimoine reçu de ses ancêtres, le premier devoir du chef d’une maison guerrière était d’en assurer la pérennité, une mentalité qui ancrait un attachement viscéral des petits seigneurs locaux aux terroirs qu’ils dominaient. Ne pas avoir su conserver son fief consacrait donc le déshonneur personnel et familial dans la déchéance sociale.
La loyauté ou le respect des valeurs éthiques courantes, dont le milieu des bushi n’était malgré tout pas complètement dépourvu, passait donc souvent après les intérêts de la maison guerrière, et les notions de comportement déshonorant se brouillaient considérablement quand on estimait que sa survie ou son renom entraient en ligne de compte : le fait d’être soupçonnée d’avoir fait assassiner son fils, le shogoun Minamoto no Sanetomo, après avoir destitué son propre père, n’a pas suffi à ternir la réputation personnelle de la redoutable Hôjô Masako (1157-1225)14 pour les historiographes du Moyen Âge ou dans le souvenir de la postérité, puisqu’elle a su affermir la puissance de son clan, pour le plus grand bien de ses vassaux.
- Domestiquer l’honneur
La pacification de l’archipel sous la férule des Tokugawa à partir du xviie siècle apporta des changements radicaux dans les comportements et les mentalités des samouraïs, contraints d’adapter leurs conceptions de l’honneur aux exigences d’une nouvelle société. Le régime shogounal, qui justifia pendant les deux siècles et demi de l’époque d’Edo (1603-1867) sa domination sur l’archipel par la « grande paix » qu’il y maintenait, posait un problème délicat aux guerriers : d’un côté, il avait réaffirmé et stabilisé leur suprématie dans l’ordre social, mais de l’autre, il mettait fin aux guerres qui, au siècle précédent, constituaient l’environnement violent où se construisaient leurs réputations et se justifiait leur existence. La pacification de la société exigeait naturellement d’y faire reculer la violence et de bannir certains comportements considérés désormais comme dangereux pour l’ordre social. Ainsi, le guerrier belliqueux apprécié et récompensé par son seigneur au xvie siècle devenait au xviie un individu encombrant, voire suspect.
Dans un environnement où les guerriers n’avaient plus guère d’occasions de s’illustrer sur un champ de bataille15, vider une querelle privée par les armes au prétexte de l’honneur bafoué demeurait l’un des rares moyens d’affirmer sa virilité par le combat. Or les fiefs ne pouvaient pas tolérer ce genre de comportement qui risquait de semer le désordre chez les vassaux et dangereusement troubler l’ordre public. Des édits d’interdiction des duels16 furent donc promulgués un peu partout dans le Japon de l’époque d’Edo, stipulant que chacun des contrevenants était passible de la peine capitale quelle que soit l’origine de la provocation. Cette sévérité n’empêcha cependant pas toujours des guerriers nostalgiques des mœurs violentes et idéalisées de l’époque médiévale de défier l’autorité seigneuriale en tirant le sabre à tout propos : ces têtes brûlées, que l’on appelait les kabukibono (les « déviants »), en dépit de purges répétées des organisations `, défrayèrent la chronique jusqu’à la fin du xviie siècle.
Si de tels comportements violents purent persister aussi longtemps après la fin des guerres civiles ou étrangères, et ce en dépit de la volonté affichée du shogounat et des daimyô de les éradiquer, c’est que l’attitude de ces derniers, et plus généralement des guerriers dans leur ensemble, demeurait ambivalente. Dans son journal, en 1647, le daimyô d’Okayama, Ikeda Mitsumasa, rapporte son jugement envers deux vassaux qui s’étaient pris de querelle pendant une cérémonie au château : celui tenu pour le principal responsable fut condamné à s’ouvrir le ventre, mais le daimyô confisqua aussi le fief de l’autre partie, qui avait pourtant refusé de se battre. Si Mitsumasa estimait qu’il avait bien réagi en ne répondant pas aux provocations dans un tel endroit et en un tel moment, il le blâma en revanche pour n’avoir rien fait dans les jours qui suivirent17. Car bien qu’on exigeât des guerriers qu’ils demeurassent maîtres d’eux, on ne pouvait pour autant accepter qu’ils passent pour des poltrons, ou deviennent sujets de moquerie, et restent sans réagir quand on les sommait de manifester leur courage. La défense de l’honneur d’une maison guerrière était d’ailleurs aussi une obligation qui pouvait s’étendre à des valets, comme le prouve par exemple la réaction d’un vassal du fief de Hagi prétendant châtier ses serviteurs qui s’étaient laissés insulter par des bourgeois, ainsi que le rapporte Morishita Tôru18.
Ces contradictions entre défense de l’honneur et nécessité du maintien de l’ordre, inhérentes à la condition guerrière, amenèrent à l’édification, durant la période d’Edo, de procédures visant à réguler la violence potentielle des vassaux et à soumettre vengeance et règlements de compte à la décision de l’autorité seigneuriale. Le daimyô et ses conseillers décidaient donc si un vassal pouvait ou non se lancer à la poursuite d’un individu pour une vengeance privée ; quant au « châtiment des injures » (burei-uchi), l’examen de cas réels montre que les guerriers devaient au moins évoquer la rébellion ou la légitime défense pour être blanchis quand ils avaient abattu un individu qui avait refusé de s’excuser après leur avoir manqué de respect19.
- Honneur et bushidô
Ainsi, la mainmise des daimyô et de la direction politique des fiefs sur la vie des vassaux s’étendait désormais jusqu’au règlement de leurs affaires d’honneur. Mais imposer cette sujétion qui les privait de l’autonomie dont ils avaient joui durant le Moyen Âge ne pouvait se faire par la seule coercition20 et des dispositifs réglementaires. Il fallait que les guerriers eux-mêmes l’acceptassent et que le contrôle des comportements guerriers s’appuyât sur de nouvelles valeurs morales. Cette armature idéologique fut fournie par le néo-confucianisme qui, à l’époque d’Edo, supplanta le bouddhisme comme référence intellectuelle dominante, avec la bénédiction des pouvoirs guerriers qui encouragèrent les vassaux à s’adonner aux « lettres », c’est-à-dire aux humanités, en plus des armes. La connaissance plus ou moins approfondie des principes de la morale confucéenne permettait de leur inculquer un enseignement moral fondé sur des idées de soumission à l’autorité légitime, de respect des rangs et du protocole, et de devoirs envers le corps social.
Dès le xviie siècle, des penseurs, issus eux-mêmes du milieu guerrier, élaborèrent toute une réflexion sur leur condition afin de redéfinir le rôle et la place du guerrier dans le nouveau régime shogounal mis en place par les Tokugawa. Les écrits sur la « Voie des guerriers » avaient en commun d’insister sur le dévouement au daimyô, et cela dès le début de la période d’Edo. Le néo-confucianisme assimila la soumission au seigneur à la vertu de loyauté ou de fidélité (chû) envers le souverain pour en faire une valeur centrale de l’éthique guerrière ; même les devoirs réciproques entre vassaux, les obligations qu’entraînaient l’amitié ou la reconnaissance par exemple, devaient lui être subordonnés. Dans le même temps, alors que les guerriers étaient appelés à modeler leur éthique sur des modèles confucéens de loyauté, de piété filiale et de respect de l’étiquette, les sentiments de honte et de culpabilité devenaient un moyen de contrôler les vassaux, et même des fondements des vertus guerrières : dans son Recueil pour débuter dans la Voie des armes21, Daidôji Yûzan écrit ainsi que « pour accomplir son devoir ou entretenir son courage, il n’y a rien d’autre à assimiler que de savoir ce qu’est la honte ».
On tentait donc de modérer le sens de l’honneur comme affirmation belliqueuse de soi, en faisant des devoirs envers le daimyô et l’organisation vassalique le premier mobile de fierté ou de honte fondées sur des valeurs morales. La condition de guerrier se limitait dès lors à celle d’un vassal dépendant entièrement de la grâce du seigneur qui lui octroyait, ou lui retirait, des revenus féodaux22 à sa guise, et toute la justification de son existence comme celle de sa maison se résumait désormais au service du daimyô. Être reconnu coupable d’un manquement grave pouvait ainsi signifier la ruine de sa maison et un opprobre qui rejaillirait sur les proches. Quant aux tentatives pour se soustraire au châtiment, elles exposaient le samouraï à une vie de guerrier déchu (rônin) traqué par les autorités.
Mais en réalité, le bushidô, qu’il s’agisse d’un discours élaboré par des penseurs, du produit des coutumes propres à un fief ou de représentations culturelles qui traversaient toutes les couches de la société, resta toujours lui aussi tributaire des valeurs contradictoires de la condition guerrière. C’est donc bien improprement qu’on le traduit par « code d’honneur des samouraïs », car les conceptions de l’honneur guerrier et des devoirs regroupées sous ce vocable ne se constituèrent jamais à l’époque d’Edo en un corpus de règles de comportement intangibles – elles variaient singulièrement d’un auteur à un autre, ou selon les mœurs des fiefs. On s’ouvrait relativement peu le ventre dans certains fiefs ou chez les vassaux des Tokugawa, au contraire du fief de Satsuma, où l’on affectait un respect sans concession des valeurs guerrières : c’est ainsi que cinquante-quatre de ses vassaux se suicidèrent les uns à la suite des autres entre 1754 et 1755, à cause des difficultés rencontrées dans les travaux d’aménagement d’une rivière dont ils avaient la responsabilité.
Le suicide, et en particulier celui par éventrement (seppuku), pouvait en effet offrir une issue pour éviter la flétrissure entraînée par une procédure judiciaire ou une humiliation publique : le guerrier, par l’offrande de sa vie dans un acte spectaculaire prouvant un courage et un sens des responsabilités dignes d’un vassal, rachetait sa faute. Toutefois, le suicide n’était pas nécessairement la seule issue que pouvait envisager un samouraï tombé en disgrace : nombre d’entre eux finirent leurs jours assignés à résidence, sans qu’eux-mêmes, pas plus que leur entourage, voire la postérité, n’aient apparemment considéré cette situation comme particulièrement déshonorante. Car le seppuku était en réalité devenu sous les Tokugawa le mode d’exécution de la peine capitale propre à la condition guerrière23 : la prétendue « mort dans l’honneur », en camouflant les exécutions, et parfois les règlements de comptes politiques, sous l’apparence du suicide ritualisé, conférait jusque dans la condamnation prestige et supériorité morale à la condition guerrière en distinguant ses membres du tout-venant des criminels de droit commun promis à la décapitation ou à divers supplices.
La confusion de l’honneur avec une loyauté inconditionnelle, jusqu’au sacrifice, à l’autorité seigneuriale construisait un idéal guerrier que le xxe siècle devait par la suite exploiter sans vergogne. Mais elle ne suffisait pas toujours à résoudre les dilemmes posés par les questions d’honneur : en témoignent les débats passionnés soulevés par l’affaire des quarante-sept rônins d’Akô24 jusque dans l’entourage shogounal. C’est que pour de nombreux penseurs confucéens, même s’ils idolâtraient les modèles moraux et culturels chinois, les vertus guerrières demeuraient l’une des plus puissantes originalités du Japon : l’identité guerrière était perçue comme une composante essentielle de l’identité japonaise. Pourtant, dans la société d’ordres des Tokugawa, les règles qui régissaient les comportements des bushi n’étaient pas censées valoir pour le reste de la population. Ceci n’empêcha pas les modèles de comportement et les valeurs des guerriers, combinant l’honneur personnel avec le sens du devoir (giri), ou des représentations de la virilité (otokodate), de se répandre progressivement dans d’autres groupes sociaux pour devenir une composante des mentalités et de la culture populaires, avant d’être détournés par le monde de la pègre qui s’en déclare toujours l’héritier.
- Quand la reddition devint déshonneur
Lorsqu’après l’effondrement du régime des Tokugawa la construction d’un État-nation modernisé fut à l’ordre du jour, des dirigeants et intellectuels de l’ère Meiji, majoritairement d’origine guerrière, virent tout le parti qu’ils pouvaient tirer de l’affirmation d’un esprit national (« l’esprit japonais » ou Yamato-damashii) se réclamant du bushidô pour mobiliser et discipliner la population en vue de cet objectif, faire contrepoids à l’occidentalisation accélérée du pays, mais aussi tirer parti auprès des nations étrangères de l’image d’un Japon pétri de rigueur martiale par opposition à une Chine perçue comme faible et décadente. Alors que les valeurs confucéennes étaient vulgarisées par le Rescrit impérial sur l’éducation25 et le système scolaire, l’armée se chargeait d’inculquer aux recrues des principes d’obéissance et d’abnégation censés instiller à tous les Japonais, quelles que soient leurs origines, la conviction qu’ils devenaient eux aussi, par le service militaire, les héritiers des valeurs des guerriers qui continuaient à rester très présentes dans les imaginaires. Dans ce dispositif idéologique et de propagande, l’appel au sens de l’honneur et du sacrifice des recrues tenait un rôle essentiel. Yamagata Aritomo, l’artisan de la construction de l’armée de terre, dont il assumait le commandement en chef pendant la guerre sino-japonaise, prenant prétexte du sort des captifs tombés entre les mains des Qinq, exhortait ainsi ses hommes dans un ordre du jour de 1894 : « Les traitements que l’ennemi inflige aux prisonniers sont particulièrement cruels. Donc, il ne faut jamais se laisser capturer vivant. Que l’on meurt plutôt proprement, pour montrer ainsi le caractère des hommes du Japon, et pour leur faire honneur26 ! »
Ainsi, dès le premier conflit d’envergure auquel fut confronté le Japon de l’ère Meiji, la propagande militaire japonaise incitait déjà les soldats à préférer la mort à la capture sous peine de s’exposer à des traitements dégradants et humiliants. Toutefois, la portée de ce genre de déclaration doit être relativisée. Car quelques années plus tard, durant la guerre russo-japonaise, les Japonais capturés par les Russes, certes peu nombreux, ne semblent pas avoir souffert de brimades à leur retour au pays, de la part des autorités du moins, pas plus que leur entourage. Non seulement on ne les poussa pas au suicide, mais, au contraire, certains reçurent des remerciements officiels pour services rendus. En réalité, ni le Rescrit impérial aux militaires27 ni le Code pénal militaire de 1881 ne criminalisaient expressément la capture par l’ennemi. D’ailleurs, lors des brefs affrontements armés qui avaient marqué le début du régime de Meiji quelques décennies plus tôt, la reddition des guerriers et des châteaux rebelles fut le principal objectif recherché par les troupes impériales, sans que cela ne soit considéré comme infamant pour les daimyô et samouraïs vaincus.
Certes, à l’époque d’Edo, les écrits sur le bushidô, en assimilant courage et honneur, lâcheté et déshonneur, exhortaient les samouraïs à savoir mourir le moment venu, mais toujours dans une perspective d’accomplissement moral et personnel. Éthique réservée à une élite sociale, dont l’objectif principal demeurait avant tout de former des vassaux exemplaires, responsables et doués de jugement, le bushidô avant Meiji ne concevait fondamentalement le sacrifice ultime (qui était loin de constituer sa seule préoccupation28) que dans une dimension individuelle. Mais dans la première moitié du xxe siècle, les stratèges japonais pensèrent que leurs difficultés pour équiper suffisamment leurs armées pouvaient être compensées par un renforcement de l’éducation morale de la troupe, par « l’esprit japonais » qui lui donnerait la supériorité au combat. Ce n’est cependant qu’avec la montée de l’hystérie militariste dans les années 1930 que la propagande exalta sans relâche un sens de l’honneur confondu avec le sacrifice pour l’empereur et la nation, la valeur suprême du soldat et du peuple japonais. C’est ainsi que les Préceptes de campagne (Senjinkun) édités par l’armée en 1941 professaient dans leur célèbre huitième article intitulé « Penser à (la réputation de) son nom » que : « Celui qui connaît la honte est fort. En pensant toujours à ceux qui sont restés au pays et à sa famille, il faut faire tous ses efforts pour répondre à leurs attentes. Alors, n’éprouvez jamais l’humiliation d’être fait prisonnier, mais mourez plutôt que de souiller votre nom par un crime ! »
Quoique formellement, pour la justice militaire, la capture par l’ennemi ne fût toujours pas considérée en soi comme un crime, ce passage montre qu’à la veille de la guerre du Pacifique, elle était plus ou moins assimilée à de la désertion, en tout cas à une conduite déshonorante. Mais ce passage d’un ouvrage surtout conçu selon Tobe Ryôichi pour raffermir une discipline militaire soumise à la dangereuse érosion d’un conflit prolongé en Chine29 reflétait en réalité une évolution des mentalités perceptible tout au long des années 1930, portée par une surenchère dans la propagande militaire relayée et amplifiée dans la population par les médias, l’école et diverses associations patriotiques. L’héroïsation continuelle des combattants « morts dans l’honneur » plutôt que de se rendre assimilait désormais la capture à de la lâcheté, dont la honte rejaillirait sur les familles des soldats. C’est pour cette raison que les Japonais tombés aux mains des Alliés pendant la guerre du Pacifique déclarèrent fréquemment de fausses identités, en préférant passer pour morts ou disparus auprès de leurs proches. Mais au moins autant que la propagande, on souligne aussi, pour expliquer les hécatombes de soldats japonais sur tous les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale, l’incapacité des individus, au sein de la troupe, à briser l’esprit de corps, face à leurs camarades et à leurs supérieurs, en assumant la reddition30. C’est ainsi que le Japon était finalement devenu cette « société de la honte » caractérisée par Ruth Benedict pendant la guerre du Pacifique31.
1 Jippensha Ikkû, À pied sur le Tôkaidô, traduction de Jean-Armand Campignon, Arles, Éditions Philippe Picquier, 1992, p. 35.
2 L’honneur d’un samouraï étant censé être lavé par l’exécution du coupable, on admettait dans ce genre d’affaires de mœurs que la femme fautive en fasse les frais, éventuellement avec son amant. Plusieurs exemples dans Ujie Mikito, Fugi-mittsû, kinjirareta koi no Edo (« De l’adultère : les amours interdites d’Edo »), Tokyo, Kôdansha, 1996.
3 Voir Saeki Shin’ichi, « Figures du samouraï dans l’histoire japonaise. Depuis Le Dit des Heike jusqu’au Bushidô », Annales hss, ehess, vol. 63, n° 4, 2008.
4 Vocabulario da lingoa de Japam, Nagasaqui 1603-4, fac-similé publié par Bensei Publishing co, Tokyo, 2013. Ce dictionnaire, conçu par les jésuites, est un instrument linguistique fondamental pour connaître le japonais couramment utilisé à la fin du Moyen Âge et au début de la période d’Edo.
5 « Louuor, ou nome celebre ».
6 « Deixar grãde nome »
7 Une grande partie du vocabulaire japonais est composé de mots venus du chinois. Ils sont formés avec des caractères chinois ayant conservé leur sonorité d’origine, mais déformée par la prononciation japonaise. Ces caractères chinois peuvent cependant aussi être lus directement avec les mots japonais indigènes qui correspondent à leur signification.
8 L’expression est attestée dans le Vocabulario da lingoa de Japam.
9 Sur ces questions, on consultera les travaux de Pierre-François Souyri sur le Japon médiéval, en particulier sa Nouvelle histoire du Japon (Perrin, 2010) et son Histoire du Japon médiéval (Perrin, 2013).
10 Le Miroir militaire de Kai (Kôyô gunkan) est un ouvrage qui rassemble les enseignements militaires du clan Takeda qui tenait la province de Kai, et surtout de son plus célèbre général, Takeda Shingen. Une première mouture dut être rédigée par un ancien vassal des Takeda et maître de stratégie, Obata Kagenori, au début de la période d’Edo. La plus ancienne édition connue date de 1656.
11 On ne retrouve pas dans le Japon médiéval l’usage de faire des prisonniers pour en tirer rançon : on décapitait plutôt les vaincus sur le champ de bataille, les têtes coupées étant produites comme trophées attestant un fait d’armes. Cependant, la reddition, surtout sous des formes collectives, était admise si elle avait lieu dans le cadre d’un accord, par exemple lors d’un siège : on garantissait alors naturellement la vie sauve aux défenseurs.
12 Traité de Luis Fròis, S.J. (1585) sur les contradictions de mœurs entre Européens et Japonais, traduction de Xavier de Castro et Robert Schrimpf, Paris, Chandeigne, 1993, p. 82.
13 La famille-souche est un type de famille dominée par une forte autorité patriarcale et qui donne la priorité, lors des successions, à la conservation du patrimoine, en privilégiant l’un des héritiers.
14 Au Moyen Âge, on admettait qu’une femme, en particulier une veuve, dirige un clan guerrier ou une maison seigneuriale lorsque l’absence ou l’incapacité d’un héritier mâle imposait provisoirement, ou dans la durée, une telle solution. Cette possibilité disparut à l’époque d’Edo (le dernier cas connu dans une maison de daimyô concerne les Nanbu de Hachinohe en 1614), entre autres sous l’influence du confucianisme. Des femmes furent néanmoins intronisées Tennô (impératrices) jusqu’au xviiie siècle.
15 La dernière campagne militaire d’envergure au xviie siècle est la répression de la révolte de Shimabara en 1637-1638. Après cela, il n’y eut plus de mobilisation des armées shogounales avant les opérations contre le fief de Chôshû en 1864 et 1866.
16 Le terme japonais est kenka, qui signifie « querelle » ou « bagarre ».
17 Ikeda Mitsumasa nikki (« Journal d’Ikeda Mitsumasa »), Okayama, 1967, Seihô 4/1/3-8, p. 92 et suivantes.
18 Morishita Tôru, « Les guerriers et leurs domestiques dans la ville seigneuriale de Hagi », Annales hss, 66, n° 4, Paris, 2011, p. 992.
19 Taniguchi Shinko, Bushidô-kô. Kenka, kataki-uchi, burei-uchi (« Réflexions sur le bushidô : duels, vengeances, châtiment des injures »), Tokyo, Kadogawa Kakugei Shuppan, 2007, p. 196 et suivantes.
20 Parmi les mesures prises pour renforcer le contrôle des daimyô sur leurs vassaux, on doit citer au premier chef l’obligation de quitter les campagnes pour venir habiter en ville, « au pied du château » seigneurial. Cette « séparation des guerriers et des paysans » (heinô bunri) fut réalisée de la fin du xvie siècle au tout début du xviie.
21 Le Recueil pour débuter dans la Voie des armes (Budô shoshin-shû) est un ensemble d’enseignements pour remplir les devoirs d’un vassal. Son auteur, Daidôji Yûzan (1639-1730), était fils d’un rônin et professeur d’art militaire.
22 Les vassaux à l’époque d’Edo ne résidaient en principe plus dans les villages dont les revenus fiscaux leur étaient attribués par le seigneur. Les « fiefs » se transformèrent donc au cours du xviie siècle en dotations permettant de toucher des sortes de pensions, tirées de la perception de la production agricole de villages dont la localisation pouvait être modifiée au gré du daimyô.
23 Sur ce sujet, voir Guillaume Carré, « Seppuku : la mort sur ordre », L’Histoire n° 361, février 2011.
24 Cette affaire célèbre, illustrée par d’innombrables pièces de théâtre, romans ou films, éclata en 1703 lorsque quarante-sept rônins, conduits par Ôishi Kuranosuke, attaquèrent à Edo la résidence de Kira Yoshihisa (ou Yoshinaka) et l’exécutèrent. Ils le considéraient responsable de la mort de leur ancien maître, le daimyô d’Akô Asano Naganori, condamné au suicide sur décision shogounale en 1701. Devenus dans la population des parangons de loyauté, ils n’en avaient pas moins bravé l’autorité d’un jugement du shogoun et, à ce titre, pouvaient être exécutés, voire suppliciés, comme rebelles, selon des modalités outrageantes pour leur statut de guerrier. Ils furent néanmoins autorisés à se suicider par éventration.
25 Le Rescrit impérial sur l’éducation, rédigé d’après les propositions d’Inoue Kowashi et promulgué en 1890, fixa les principes de l’éducation obligatoire japonaise jusqu’en 1945, en insistant sur des valeurs d’inspiration confucéenne, et tout particulièrement la loyauté envers l’empereur chargé d’établir la vertu parmi son peuple.
26 Cité par Fukiura Tadamasa, Horyo no bunmeishi (« Histoire de la civilisation et des prisonniers »), Tokyo, Shinshi senchô, 1990.
27 Le Rescrit impérial aux militaires, rédigé grâce à la collaboration de plusieurs intellectuels et hauts fonctionnaires de l’ère Meiji et promulgué en 1882, décrivait les vertus attendues des soldats et faisait de l’armée une institution dépendant directement du commandement suprême de l’empereur pour la mettre ainsi à l’écart des luttes entre mouvements politiques.
28 Les ouvrages sur le bushidô combinent fréquemment sentences morales et réflexions sur la condition guerrière avec des enseignements d’ordre pratique et très concrets concernant l’accomplissement du service, en particulier militaire, et le savoir-vivre du parfait vassal.
29 Tobe Ryôichi, Gyakusetsu no guntai (« L’Armée des paradoxes »), Tokyo, Chûôkôronsha, 1998, pp. 329-330.
30 Sur cette question, voir Ichinose Toshiya, Kôgun heishi no nichijô seikatsu (« La Vie quotidienne des soldats de l’armée impériale »), Tokyo, Kôdansha gendai shinsho, 2009.
31 Ruth Benedict, The Chrysanthemum and the Sword, première édition 1946, nombreuses rééditions depuis. Traduction française par Lise Mécréant, Le Chrysanthème et le Sabre, Arles, Éditions Philippe Picquier, 1995.