« Pour penser que les hommes vivent ensemble parce qu’ils vivent côte à côte,
il faut n’avoir jamais regardé à la portée de leur œil. »
(Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes)
Dans une tribune publiée le 18 juin 2013 dans Le Figaro, le journaliste Yves Thréard s’interrogeait sur le principe de précipitation : « L’emballement, est-ce là une tare de nos sociétés modernes ? Une information non confirmée est prise pour argent comptant, une rumeur prend forme et, aussitôt, une alerte générale, officielle, est lancée. » La technologie du temps réel irrigue aujourd’hui les médias modernes. Et donc, par capillarité, tous ceux qui, à l’instar des dirigeants, en sont devenus dépendants. L’information semble donc imposer son tempo aux décideurs. Cette dépendance commence à interpeller au sein de l’appareil décisionnel militaire.
- Aubaine
Des technologies qui permettent de suivre une situation en temps réel comme la Full Motion Video (fmv) ou le Blue Force Tracking System entrent désormais avec force au plus haut niveau de l’appareil décisionnel. Depuis l’avènement de la révolution dans les affaires militaires (rma1) venue d’outre-Atlantique et l’introduction massive de l’informatique dans la conduite de la guerre, la maîtrise du temps réel se pose clairement comme l’alpha et l’oméga des opérations dites info-centrées. Aujourd’hui, le temps est devenu une nouvelle dimension, dont le contrôle est considéré comme fondamental. L’enjeu vise à ne pas laisser le temps à l’adversaire de se reconfigurer, de se repositionner et, d’une certaine manière, de comprendre ce qu’il se passe, tant rapide et instantanée sera l’action des stratèges de cette nouvelle école. À l’opposé, ces derniers se trouveraient être désormais en capacité de pouvoir se plonger depuis leur état-major ou leur bureau au cœur du champ de bataille via un cockpit virtuel. Le monde serait ainsi plus lisible, la guerre plus compréhensible, car conduite dans le domaine du visible.
- Limites ?
Le remplacement des cartes d’état-major et des moyens de communication d’antan par des technologies tactiles ainsi que l’accès via les drones et les satellites aux images et vidéos en temps réel devraient nous donner un avantage sur nos adversaires. Et ainsi compenser leur propension à contourner nos instruments de puissance. En effet, dans ces guerres dites de quatrième génération, leurs comportements et leurs modes d’action rapides les rendent difficiles à localiser et à identifier clairement. Complètement intégrés à leur environnement naturel, cette « furtivité sociétale » gomme l’avantage qu’offre la technologie numérique. Portée principalement par l’arme aérienne, les drones notamment, celle-ci a pu un temps laisser penser qu’elle serait la solution pour contraindre/domestiquer la violence terroriste ou insurrectionnelle de manière préemptive. Mais la guerre ne s’arrête pas parce que la force est appliquée plus vite et plus fortement. Car la solution est rarement exclusivement militaire. Il en va de même pour les questions économiques ou sociétales, qui sont parfois abordées de manière déshumanisée, à travers des modèles mathématiques qui ne sont que les traductions partielles et fragiles de phénomènes très complexes. La technologie du temps réel ne serait-elle donc qu’une nouvelle chimère ?
- Fatalité ?
Le monde est complexité. Il est en effet profondément humain dans sa diversité, dans son enchevêtrement d’artéfacts qui constituent une œuvre d’art aussi improbable qu’impossible à numériser ou à mettre en équation. Mais le besoin d’information est devenu tel qu’il paraît impossible de se passer de ce qu’il conviendrait presque de définir comme une addiction. Celle-ci s’observe tant dans la consommation effrénée des sondages d’opinion par les dirigeants politiques que dans l’attirance de la fmv chez les stratèges et les chefs militaires avec le souhait de voir ce qui se passe au plus profond du champ de bataille. Il semble peu probable que l’on puisse désormais se passer de cette nouvelle dimension de la conduite de l’action, que ce soit dans le domaine politique, économique ou militaire. Au-delà de l’avion, c’est bien le numérique et la vitesse de transmission d’une information qui ont réduit les distances, rendant presque caduc le séquencement jour/nuit de l’activité terrestre. Cela constitue l’avènement d’un nouveau modèle qui n’est pas sans danger. Au-delà de ce rapport au temps, cette mise en réseau offre à un adversaire militairement moins avancé une nouvelle dimension pour agir : le cyberespace. Une vulnérabilité que de nouveaux cyberacteurs dans un monde intrinsèquement conflictuel entendent bien mettre à profit pour bousculer l’ordre établi.
- Vulnérabilité ?
Les adversaires que l’Occident rencontre sur les zones de conflits dans lesquelles ses forces armées sont engagées sont capables d’exploiter sa dépendance aux réseaux temps réel et aux médias par la mise en scène des conséquences de leurs actions. Cela revient à transformer cette supposée supériorité numérique en faiblesse. Et à livrer l’opinion publique à la résonance des actions passionnées d’un certain extrémisme perçu, avec notre grille d’analyse, comme irrationnel. Mais pour détecter les signes avant-coureurs de ces menaces, la « détection précoce » chère à Xavier Raufer, la technologie n’est pas toujours la panacée. Les terroristes décidés à porter le fer contre l’Occident, ses alliés ou la Chrétienté sont, de fait, la plupart du temps animés d’un ressentiment, voire d’une haine, qui reste profondément humain dans ses modes d’action, de pensée, de planification et de communication. Et c’est bien dans cet enchevêtrement de vaisseaux, de capillarités et de cellules qu’une action doit être menée pour désamorcer un processus où la violence engendre la violence dans des modèles où la vengeance est un élément moteur de la motivation et de l’action. Les champs du cognitif, du sociologique, du religieux et du civilisationnel restent donc impénétrables aux nouveaux canons de la conduite des conflits modernes.
- Tyrannie ?
Ainsi, le temps réel devient une triple tyrannie. D’abord, par l’addiction qu’il crée et dont il est difficile de s’affranchir. Ensuite, parce que la dépendance est telle que l’on ne sait plus comment opérer sans ces technologies. Enfin, parce qu’il constitue une vulnérabilité qui donne à l’adversaire la capacité d’éprouver, de mutiler, d’ébranler la résilience de notre opinion publique. Notre aptitude à comprimer le temps devait permettre d’imposer notre propre rythme à l’adversaire. Or elle est contournée quand un seul événement majeur peut exploser à la une des médias. L’effet de sidération, voire de terreur, représente un levier potentiel pour infléchir l’action d’un État. Nous nous exposons en fait à montrer combien notre niveau de puissance est relatif. Notre dépendance aux flux d’informations en temps réel nous place en effet dans une position de vulnérabilité permanente de laquelle il paraît difficile sinon impossible de s’extraire. Ne pas réagir face à un événement est presque suicidaire médiatiquement. Dans l’action militaire, devenir dépendant des technologies temps réel peut s’avérer aussi paralysant voire toxique pour la chaîne de commandement que de manquer une opportunité de traiter une cible de portée stratégique. Et toute hésitation ou incapacité à percevoir la nature du problème ou du handicap dans le partage en prime time des médias de sa peine, de sa colère ou de son indignation semblent être porteuses d’impéritie. C’est la quadrature du cercle.
- Réaction
Paradoxalement, la solution réside peut-être dans un positionnement à contretemps. Il va probablement falloir réapprendre à prendre son temps et donc à accepter d’en perdre. Laisser passer l’orage et les vociférations des « agités de l’instantanéité » pour mieux reprendre l’initiative à un moment particulier, opportun, choisi et surtout décisif. Comme en aéronautique, dans le cas d’un décrochage de l’avion, la bonne réaction n’est pas de se crisper sur les commandes mais plutôt de laisser vivre l’événement, de rendre la main pour mieux reprendre le contrôle une fois que les paramètres fondamentaux seront de nouveau pilotables. Et cela est vrai dans la conduite des opérations comme dans toute action complexe. Car l’« urgence », comme le rappelle Erik Orsenna, « c’est bien le long terme ». C’est là que se trouve le cœur du domaine de l’action, pour le dirigeant comme pour le stratège qui, tous deux, doivent veiller à se préserver, à donner du temps au temps, à s’extraire de la mêlée, à se prémunir de l’influence de la matrice infernale du tempo médiatique ou de l’événementiel. La recette ? La subsidiarité. Décider découle certes d’une planification centralisée. Mais une fois la décision souveraine prise, son exécution et sa conduite doivent être déléguées au plus bas niveau possible. Il s’agit d’en faciliter la réalisation et de préserver la capacité du décideur à anticiper une réaction de l’adversaire ou à faire face à la friction avec le monde réel. La centralisation de l’exécution doit rester l’exception.
- « Désaction »
Se cantonner à la sphère de décision et non à celle de l’action permanente est la bonne attitude pour le décideur ou le stratège. Peut-on imaginer le directeur d’une banque interagir en permanence avec sa salle de traders pour orienter les décisions d’achat où chaque microseconde fait augmenter ou baisser le niveau des bénéfices en fonction de sa perception du flux du marché ? Non, évidemment. Il applique le modèle de subsidiarité, autrement dit de délégation. Certes, parfois avec des ratés de portée stratégique. Mais l’analyse des faits montre que c’est moins la subsidiarité qui est en cause que l’homme qui agit en dehors des mécanismes de contrôle et d’encadrement et de la planification que présuppose son droit à jouir de cette délégation. Et si, finalement, face à l’accélération du temps, le secret résidait dans une forme de « désaction » ? Pour le dirigeant politique comme pour le stratège, il faut donc, d’une certaine manière, réapprendre à prendre son temps, sinon à en perdre, pour, au-delà du vacarme des bienpensants de la communication ou des prêcheurs/apôtres du tout Time Sensitive Targeting (tst), en gagner in fine. Et ce, afin d’agir au moment opportun. Il s’agit bien d’en gagner au niveau qui est le sien, le niveau stratégique, c’est-à-dire le temps long de l’histoire.
1 Revolution in Military Affairs.