Depuis que j’ai vingt ans, l’Histoire a orienté mes choix professionnels – jeune agrégé, j’ai d’abord entrepris une thèse d’histoire sociale sur les forges d’Hennebont –, puis mes choix personnels, avec le souci qui a toujours été le mien d’inscrire mon engagement politique dans une longue durée, celle qui éprouve, derrière la versatilité des hommes, la solidité de leurs convictions et la pertinence de leurs actions.
Cette référence à l’Histoire n’a rien de passéiste. Au contraire, elle est la meilleure garantie pour affronter l’avenir. La démarche de la prospective, à mon sens, qui est si importante pour le ministère de la Défense, ce n’est pas d’imaginer demain à partir d’aujourd’hui ; mais c’est de repartir d’hier, et parfois d’avant-hier, pour comprendre de quoi notre futur pourra être fait. Plus nous prenons du recul, plus notre trajectoire a des chances d’être juste.
La question du patriotisme qui m’a été posée, et à laquelle je voudrais répondre à propos du 14 Juillet, je l’entends à travers ce prisme de l’Histoire, qui invite autant à relativiser la désaffection dont semble souffrir le beau mot de patrie aujourd’hui qu’à retrouver la force de ses symboles, lorsqu’ils mobilisent dans un même souffle – celui du défilé – les figures immémoriales de la nation en armes et celles, tout aussi glorieuses, de nos soldats d’aujourd’hui.
Car les interrogations qui se font jour sur le 14 Juillet ne portent pas tant sur la fête nationale que sur le défilé militaire, qui en sera le cœur cette année encore. La France, entend-on, est l’un des rares pays à perpétuer une tradition anachronique, qui serait celle de vieilles lunes figées dans un monde qui n’en finit pas de bouger. En guise de réponse, je voudrais dire très simplement ce que représente pour moi le défilé du 14 Juillet.
C’est un fait historique que la nation, hier en armes, a desserré avec la suspension du service national le lien quotidien que constituait l’engagement militaire de ses jeunes. Dans ce geste refondateur, elle a délégué à certains de ses fils et filles le soin de la défendre. Naguère partout visibles, nos armées œuvrent désormais dans une discrétion qui est à la fois la conséquence de la professionnalisation, souvent la condition de leur engagement et toujours le meilleur signe de leurs réussites.
Je précise ici que la professionnalisation des armées est une évolution plus qu’une révolution. Hier nos armées étaient déjà professionnelles. Aujourd’hui, ce sont d’abord des armées de volontaires, dans lesquelles s’engage une part importante de notre jeunesse, souvent d’ailleurs pour une durée qui n’est pas forcément plus longue qu’à l’époque du service militaire. Pour tous ces jeunes, le patriotisme est une réalité vécue, comme il doit l’être pour nous tous.
Ainsi, chaque jour de l’année, que ce soit dans le silence des mers, dans les étendues du Sahel ou dans le ciel de France, loin de l’agitation des villes qui nous sont familières, ou bien au contraire au milieu de nos activités, sans que l’on s’en rende toujours compte, nos armées œuvrent à notre sécurité.
La vocation des armes a toujours appelé un courage hors du commun, mais on mesure ici ce qu’elle demande aujourd’hui de dévouement et d’abnégation lorsque la reconnaissance de la nation emprunte des voies moins éclatantes qu’autrefois.
Le 14 Juillet, cependant, nos soldats sortent de l’ombre où ils se maintiennent le reste de l’année pour veiller sur la tranquillité de la nation. En ce jour de fête, c’est la nation qui contemple ses armées. Dans la fierté des missions accomplies, avec aussi la conscience du sang qui a été versé, la nation leur rend l’hommage du peuple, qui se rassemble autour d’elles, sur les Champs-Élysées et dans l’ensemble des foyers de France.
Nos soldats, pour un instant loin des théâtres, extérieurs ou nationaux, à distance des dangers qui forment la toile de fond de leur engagement, retrouvent alors le contact de leurs concitoyens, qu’ils servent au quotidien. Ce faisant, les Français prennent conscience que les unités qui défilent devant eux incarnent la grandeur d’un service invisible, celle de penser toujours à eux, sans jamais se faire valoir. C’est pourquoi, en ce jour si singulier où elles viennent à leur rencontre, ces dernières trouvent l’expression naturelle d’une profonde reconnaissance.
Le défilé, c’est donc la nation qui se retrouve, à travers la rencontre de deux fiertés, celle des soldats, dévoués à notre pays, et celle de l’ensemble des Français, qui portent ce dévouement au cœur. Mais c’est en même temps, et je veux également le souligner, une ouverture sur le monde.
Chaque 14 Juillet est l’occasion de célébrer le message de paix porté par nos armées. Il y a là un paradoxe, mais il ne doit pas nous égarer : le temps des ambitions conquérantes est passé depuis longtemps et la seule conquête que nous ambitionnons est celle de la paix. Cette dernière, cependant, demande autant de volonté que de pragmatisme et elle nécessite souvent d’en passer par la présence des armes. Nous qui avons la chance de vivre dans un espace maintenant pacifié – l’Europe –, nous ne devons oublier ni le chemin que nous avons parcouru, les épreuves que nous avons traversées, ni le reste du monde qui ne cesse de changer, souvent hélas dans le sens d’un durcissement de l’environnement stratégique dans lequel la France et l’Europe évoluent. À travers nos armées, nous gardons donc les yeux ouverts.
Nos soldats agissent au service d’une paix dont l’Histoire nous a enseigné le prix. À chaque fois que nous intervenons, ce sont les intérêts de la nation et nos valeurs qui sont en jeu. Ces valeurs, qui nous unissent, sont ouvertes ; elles sont généreuses ; elles n’excluent pas les autres.
Voilà le patriotisme du 14 Juillet : il retrouve la patrie dans la nation. Historiquement, « l’amour sacré de la patrie », comme le chante La Marseillaise, est le socle sur lequel s’est construite la nation. Mais aujourd’hui, c’est la nation, avec son territoire, sa langue, son État, qui s’impose à tous comme un fait, et c’est peut-être la patrie que nous devons cultiver, c’est-à-dire ce sentiment ouvert d’appartenance collective, qui nous rassemble autour d’un héritage essentiel.
Assister au défilé ou le regarder à la télévision, c’est donc s’inscrire dans une communauté – la plus forte qui soit – qui ouvre son regard et puise dans le passé des raisons d’envisager l’avenir ensemble. Lorsque nos soldats s’avancent sur les Champs-Élysées, c’est forts de la mémoire de combats anciens qui se prolongent jusque dans les engagements présents.
Le 14 Juillet n’apparaît ainsi pas sans cette patine que lui donne l’Histoire : de l’enthousiasme populaire du 14 Juillet 1919 au silence des quatre années de l’Occupation, la cérémonie récapitule ses significations passées dans une geste qui s’offre au présent, sans exclusive, et réactive le serment du peuple français de défendre sa souveraineté, y compris par l’ultima ratio des armes.