Écrire la biographie d’un homme au parcours si varié n’est pas chose facile. L’exercice est encore plus délicat lorsque l’objet de l’étude est un personnage aussi controversé que Jean Lartéguy, « macho colonialiste » pour les uns, « généreux » et « pudique » pour les autres. Et le projet demande encore plus de prudence lorsque l’auteur se définit lui-même comme « confident intime » du sujet. C’est assez dire si ce livre doit être lu avec soin. L’Indochine y occupe une place importante, comme l’indique cette phrase qui témoigne à jamais de l’engagement d’une vie : « On ne sait jamais quand on revient d’Extrême-Orient ni dans quel état. Moi je n’en suis jamais revenu. »
Une vie exceptionnelle : commando de la France libre, officier, journaliste de guerre, auteur à succès, Jean Lartéguy est, avec son célébrissime Les Centurions, « à l’origine d’innombrables vocations militaires ». Né en 1920 d’un père ancien combattant et militant nationaliste, Lucien Osty s’engage dès l’automne 1939 et suit bientôt un peloton d’élèves-officiers avant de réussir le concours d’entrée à Saint-Cyr au moment où les armées allemandes écrasent les résistances françaises : « Dans ces heures fiévreuses de la défaite, Lucien Osty découvre sa double nature de soldat et de rebelle. L’aventure de la guerre ne le lâchera plus. » Un peu d’errance, les prisons espagnoles, l’arrivée en Angleterre, l’engagement dans la France libre et la formation précèdent le débarquement, la campagne de France, la Libération. Désigné pour suivre un stage dans une école d’officiers au printemps 1945, il préfère quitter l’armée comme sous-lieutenant. Rapidement, il est plus ou moins recruté par les services spéciaux et séjourne à Téhéran, sous couverture de journaliste. Journaliste qu’il va devenir effectivement, tandis que son appartenance formelle aux services de renseignement français reste sujette à caution. C’est alors que paraissent dans Le Parisien libéré les premiers articles signés Jean Lartéguy. C’est Max Corre, patron de Paris-Presse-L’Intransigeant, qui lui propose de devenir « officier-reporter » pour décrire aux Français la guerre de Corée. Lartéguy y rencontre en particulier un chef mythique, Monclar, général de corps d’armée réengagé volontaire comme simple lieutenant-colonel, mais, s’il fait son devoir et gagne au passage une nouvelle citation, il ne parvient pas à faire sienne cette guerre : « C’est pour cela que cette guerre est sinistre : parce que personne ne fait sa guerre à lui et que le technocrate a remplacé l’entraîneur d’hommes. » Blessé, il séjourne un temps au Japon et, dès son retour en France, écrit Du sang sur les collines, publié en 1954, qui, réécrit, deviendra Les Mercenaires. Désormais, c’est l’Indochine qui l’envoûte. Non seulement il suit les opérations, mais participe même à certains coups de main : « Pour les militaires, Lartéguy n’est pas un journaliste comme les autres. Courageux, présent au feu, c’est un des leurs. » Le drame de Dîen Bîen Phu est un choc et se développe le sentiment que l’armée a été lâchée par le politique : « Les Français ne pensent plus qu’à s’enfermer dans leur petit pays, leurs petites villes, leurs petites maisons et, comme des vieillards, ils ne regardent plus le monde qu’à travers leurs fenêtres… Ils veulent leur retraite, toucher des pensions et qu’on les laisse épousseter leurs vieilles gloires. La France capitule, par égoïsme, par paresse, pour qu’elle puisse s’endormir dans une douillette décadence. » Il tire de ces expériences la matière de nouveaux romans, qui seront autant de succès, et observe maintenant les progrès du Vietminh au Sud et au Laos.
La guerre se poursuit désormais en Algérie, où il se montre sévère pour tous, y compris pour l’armée française, et critique « la culture développée de l’esprit de boutique ou de chapelle ». Il ne passe rien à de Gaulle : « Ce fut la cause d’une cassure durable entre la France et son armée et, peut-être plus grave encore, d’une perte de foi et de caractère tout aussi longue chez beaucoup de chefs militaires. » Seuls les hommes comme Bigeard, un des modèles des Centurions, trouvent grâce à ses yeux : « Chez les officiers américains, le livre devient peu à peu un livre culte. » Grand reporter reconnu, il est contacté pour rejoindre l’oas, ce qu’il refuse. Il ne prend parti ni pour ni contre et s’efforce de rester un journaliste neutre malgré ses amitiés. Et cette pirouette : « Officier honoraire de l’armée française, je suis devenu pacifiste depuis que l’on perd toutes les guerres. » Pendant de longues années, il alterne écriture de romans et rédaction d’articles à partir de toutes les zones de guerre ou de crise, le Liban, le Vietnam, Cuba, la Bolivie où il se laisse un temps fasciner par le mythe de Che Guevara. Israël puis à nouveau l’Extrême-Orient l’appellent et ce sera L’Adieu à Saigon, « chronique au jour le jour de la fin du Sud-Vietnam ». L’homme vieillit et c’est bientôt la fin des voyages et des aventures.
Une vie plus dense qu’un roman. Une aventure humaine comme on en connaît peu en cette seconde moitié du xxe siècle. Une succession d’expériences d’abord comme militaire puis aux côtés des militaires. Un regard à la fois aimant et critique. Une biographie qui passionnera les amateurs et apportera quelques éléments utiles aux historiens.