Dans la mémoire collective, la guerre d’Indochine se résume bien souvent à la défaite du corps expéditionnaire français à Diên Biên Phu le 8 mai 1954 et à l’héroïsme des soldats qui y ont pris part : « Diên Biên Phu est bien autre chose qu’une défaite dont les conséquences, seules, auraient pu faire passer le nom à la postérité. Considérée en elle-même, cette bataille a aussi frappé les imaginations par le poids symbolique qui s’en dégage : désormais, pour tous les combattants d’Indochine et leurs proches, pour tous ceux qui font profession du métier des armes, pour tous les Français enfin dont le patriotisme s’alimente encore des vertus du soldat, cette bataille à l’issue malheureuse compte parmi les plus belles manifestations de l’héroïsme et du sacrifice1. »
Nous aimerions, dans cet article, interroger cette « autre chose », non du point de vue d’une doxa convenue qui fait de la bataille de Diên Biên Phu le symbole de l’héroïsme, mais du côté de la praxis, comme y invitait l’historien Michel de Certeau qui souhaitait un redynamisme de la pensée en « l’enrichissant de la traversée de l’expérience »2. Partir de la figure de l’autre et de son discours pour tenter de saisir un passé révolu. Cette démarche intellectuelle nous a permis de mettre en avant différentes figures du soldat de la guerre d’Indochine.
Tout d’abord, celle du soldat courageux, prêt à se battre jusqu’à la mort pour sa patrie. Cette première figure, construite au cœur même de la bataille, est celle qui a été véhiculée par les premiers témoins et qui a perduré jusqu’à nos jours. Une nouvelle figure va se superposer à celle-ci au début des années 1990. Son origine pourrait être issue de la communauté des anciens prisonniers français de la guerre d’Indochine qui, par le biais de l’affaire Boudarel3, ont alors accès à l’arène publique. Derrière de nombreux arguments relevant du champ politique apparaît en effet dans leurs discours la figure d’un soldat humanisé, qui n’hésite pas à mettre en avant ses souffrances. Une libération de la parole qui n’avait pu s’effectuer auparavant. Laure Cournil explique, en effet, que les soldats de Diên Biên Phu n’avaient pas conscience de leur héroïsation : « Les soldats ont fait leur travail, avec un courage et une bravoure extraordinaires, disent tous les témoins entendus, mais sans héroïsme conscient, sans rechercher la gloire. Au contraire, leurs premiers sentiments au moment de l’arrêt des combats sont plutôt mêlés d’une forme d’humiliation voire de honte, selon les témoignages4. »
Il existe bien un décalage entre le vécu de ces soldats et la reconstruction qui en a été faite, qui s’explique notamment par une volonté de légitimer ce combat et de signifier que tous ceux qui y ont perdu la vie ne sont pas morts pour rien. De ce fait, la défaite devient un enjeu important et explique le besoin de créer la figure du soldat-héros, car si « elle n’a rien d’exemplaire en elle-même, elle est bien à même de fonder un héritage et de susciter des vocations héroïques »5. À l’inverse du soldat-héros, le soldat-humanisé tend à apparaître dans une déconstruction de l’événement qui perd peu à peu de sa force idéologique. Il retrouve en quelque sorte une « pureté » émotionnelle qui lui redonne une place parmi la communauté des humains.
Cette « autre chose » que nous cherchons à comprendre pourrait donc bien être cette transformation de la figure du soldat. Mais comment expliquer ce passage de la figure de soldat-héros à celle d’un soldat-humanisé ? Se cache-t-il quelque chose derrière ? Est-il lié à une stratégie dans la lutte pour la reconnaissance conduite par les anciens combattants de la guerre d’Indochine ou serait-il révélateur d’un nouveau paradigme mémoriel de ce conflit ? Pour répondre à ces différentes questions, nous allons nous focaliser sur la mémoire collective de la guerre d’Indochine de 1954 à nos jours en nous intéressant à la manière dont les acteurs ont reconstruit ce conflit.
- La figure du soldat-héros : un topique de la guerre classique
Les premiers à avoir occupé le terrain de la mémoire sont les grands chefs militaires. Mais très vite, des écrivains combattants ou des grands reporters ont poursuivi le travail, magnifiant la figure du soldat-héros à un point tel que dans son roman Le Soleil se lèvera, écrit en 1959, Roger Delpey, ancien combattant et correspondant de guerre, présente les parachutistes comme des êtres venus d’un autre monde : « Je regarde tous ces jeunes hommes que les casques, les harnachements et les armes brillantes transforment en êtres d’un autre monde6. »
De son côté, l’écrivain combattant Jean Lartéguy, dans son roman Le Mal jaune publié en 1962 et qui revient sur les derniers instants de l’Indochine française après la défaite de Diên Biên Phu, met en scène le lieutenant de Kervallé, dernier représentant d’une certaine noblesse militaire empreinte de virilité, d’héroïsme, de courage et d’abnégation, qui va devenir l’archétype du soldat d’Indochine. Voici comment le décrit Jérôme, un journaliste venu couvrir la fin de la présence française à Hanoï : « À une table voisine de la sienne, il remarqua un lieutenant de parachutistes qui buvait seul, le nez dans son verre. Le soldat était grand et fort avec des cheveux noirs, drus et bouclés, qui mangeaient son front étroit. La bouche était large et rouge, et la mâchoire carrée7. » Un peu plus loin dans le roman, on apprend que de Kervallé n’a pas été fait prisonnier à Diên Biên Phu, qu’il a réussi à s’échapper à travers la jungle. Un soldat certes vaincu mais qui garde une certaine conception de l’honneur et ne sait rien faire d’autre que de se battre : « Non, ce n’était pas trahir le souvenir des camarades morts à Diên Biên Phu que de continuer à servir dans l’armée. Plus grave aurait été de se résigner à une vie médiocre. Qu’importent les chefs qui vous commandent et la cause pour laquelle on se bat, puisque l’on peut retrouver dans la brousse d’Afrique ou les sables du Maroc les mêmes camarades, car ils renaissent aussi nombreux qu’ils meurent, les longues patrouilles, le combat rapide et brutal, qui justifient en quelques minutes de longs mois de beuverie et d’inutilité8. » Cette description reprend plusieurs topos de la figure du guerrier telle qu’on se la représente régulièrement. Pour Jean Lartéguy, un soldat n’a pas le temps de penser à ses souffrances, ou seulement les soirs de beuverie. En outre, il possède une vision téléologique de son métier puisqu’il en connaît la fin : tout ce qui peut lui arriver n’est que pure contingence.
Dans Le Mal jaune toujours, Jean Lartéguy fait référence aux soldats français de retour des camps Vietminh, mais ne cherche pas à les décrire. Malgré l’expérience extrême qu’il vient de vivre, le soldat français d’Indochine prisonnier garde toujours une certaine fierté : « Jérôme avait remarqué un homme jeune, au crâne rasé, qui gardait dans son allure et dans son port de tête une certaine fierté. Il n’avait pas le regard avide de ses camarades qui ne lâchaient pas des yeux les mains des infirmiers9. » Le faible, la figure de la souffrance, c’est l’autre, l’étranger : « Elles jouaient avec leurs nattes autour d’un prisonnier nord-africain livide, dont les lèvres noires s’ouvraient sur une bouche blanche d’aphtes. Julien vint s’asseoir sur un petit banc à côté du prisonnier. Le Nord-Africain ne laissait filtrer que quelques sons rauques et déformés10. »
Cette figure du soldat-héros, véhiculée à la fin de la guerre d’Indochine, laisse peu de place à l’expression des souffrances : le vrai soldat est celui qui accepte son sort sans sourciller, faisant don de lui-même à une cause supérieure. Elle trouve son apogée dans l’œuvre cinématographique de Pierre Schoendoerffer et, en particulier, dans son film Diên Biên Phu sorti en 1992, qui traite principalement de la bataille, de l’intensité des combats, mais aussi de la démission des autorités politiques et militaires de Paris et d’Hanoï. Le scénario est un balancier qui oscille mécaniquement entre ces deux pôles. L’intérêt que nous pouvons porter à ce film réside dans la mise en scène des soldats. Le capitaine de Kerveguen (interprété par Patrick Catalifo), par exemple, semble être la transposition à l’écran du lieutenant de Kervallé de Jean Lartéguy. Il possède les mêmes caractéristiques et le même sens de l’honneur. Son discours à Simpson, correspondant de guerre américain (joué par Donald Pleasence), l’illustre parfaitement : « Un soldat accepte de se faire tuer pour remplir sa mission, c’est dans son contrat, à notre solde. C’est... c’est notre honneur. Seulement un soldat a horreur qu’on l’envoie à la mort pour rien, par connerie, par incompétence, par veulerie ; ça nous dégoûte. Réaction de professionnel, on n’aime pas être gaspillés. Tu comprends ce que je veux dire. Regarde, tous ces gars-là vont être gaspillés. Du pain pour les canards et ils le savent tous ! Tous ! Et pourtant ils sont tous volontaires pour aller se faire gaspiller une dernière fois. Ils se bousculent au portillon. Voilà ce que je voulais que tu vois. Dis-le, il faut que ce soit dit, même si t’es trop con pour le comprendre, dis-le. »
Nous retrouvons ici tous les différents topos du guerrier : un soldat viril, courageux, ayant le sens de l’honneur et du devoir. S’y ajoute la dimension sacrificielle relevant presque du vocabulaire du martyrologue. Cette idée de sacrifice est d’ailleurs très présente tout au long du film. Nous retrouvons ici l’image de soldats venus d’un autre monde, qui paraissent presque irréels tant ils ne sont enclins ni à la peur ni à la souffrance. Celles-ci ne se voient que sur les blessés qui agonisent, mais non sur ceux qui combattent. Lorsqu’un soldat français déserte et rejoint les « rats de la Nam Youn »11, il s’entend dire, alors qu’il est blessé en ramassant un colis, par un soldat venu le récupérer pour l’amener à l’infirmerie : « Il n’y a pas de Français chez les rats. » Ce déserteur trouve la rédemption en se confessant à un aumônier et en avouant sa faute aux autres soldats présents dans l’infirmerie. Ce « repenti », une fois pardonné, retrouve son « honneur » en acceptant malgré sa blessure de retourner se battre. Cet exemple est révélateur d’une particularité des films de Pierre Schoendoerffer : il y a très peu de place pour les faibles.
Pierre Schoendoerffer, comme les écrivains combattants qui ont reconstruit ce conflit, a tenté d’inscrire le soldat-héros de la guerre d’Indochine dans le panthéon des héros nationaux. Nous pouvons, en effet, retrouver dans son œuvre le schème de l’héroïsme mis en avant par Jean-Pierre Albert dans La Fabrique des héros12 : un groupe est en difficulté, sa survie est en cause ; un personnage se lève et tente quelque chose ; il réussit ou il échoue, et il s’avère à plus ou moins long terme que son action allait dans le sens de l’histoire. Si nous transposons ce scénario à la guerre d’Indochine, nous pouvons voir la nation française en danger face à l’avancée du communisme. Les soldats se lèvent pour sauver la France, prêts à se sacrifier pour des valeurs qui les transcendent. Malgré la défaite, leur combat était juste. Chez Pierre Schoendoerffer, nous ne sommes jamais très loin du modèle christique qui a inspiré nombre de gestes héroïques et qui explique la construction par les mémorialistes d’une litanie guerrière.
- La construction d’une litanie guerrière
Cette figure du soldat-héros, véritable doxa officielle de la guerre d’Indochine, s’amplifie encore avec l’élaboration d’hagiographies des grands noms de ce conflit, tels le général de Lattre de Tassigny ou le général Bigeard. Nous en arrivons à la construction d’une véritable religion militaire avec ses dogmes, ses héros et ses martyrs. La stratégie étant, semble-t-il, pour ces mémorialistes, de domestiquer les maux de la guerre, de les intégrer dans une structure signifiante, dans des continuités de la grande histoire des armées. À l’image donc de la religion, le genre hagiographique va être utilisé pour raconter la vie de ces héros. Un genre littéraire qui se différencie de la biographie, comme l’explique François Dosse : « Le genre hagiographique est porteur d’une structure spécifique, avec ses héros dont l’origine généalogique est la métaphore de la grâce divine. À l’opposé de la biographie qui suit le rythme d’une évolution, l’hagiographie “postule que tout est donné à l’origine”. La vocation implique une constance et la fin ne fait qu’accomplir les promesses du commencement13. » Ainsi, dans L’Aventure, Lucien Bodard peint un général de Lattre galvanisé par une force supérieure, quasi mystique, et qui hypnotise ses hommes par son aura : « De Lattre, comme hypnotisé, comme poussé par une force supérieure, descend de son podium, seul, lentement, marche après marche, pour regarder ses soldats dans les yeux. […] De Lattre lui-même a son regard de fixité et d’intensité totales, le regard d’aigle des grandes occasions. Ses mâchoires sont crispées et des veinules saillent sur son front. De sa main gantée, presque inconsciemment, il fait un signe comme pour encourager ses gladiateurs. […] Comme de Lattre sait incarner l’intensité de la passion guerrière ! […] Le Roi Jean est pleinement conscient. C’est son premier “quitte ou double”. Son premier grand pari. Car, à n’importe quel prix, il lui faut faire une apparition magique, pour subjuguer les cœurs et les âmes avant de relancer les corps ressuscités dans les tueries14. » Nous avons bien ici un soldat magnifié, poussé par une « force supérieure » capable de ressusciter les corps dans les tueries !
Ce travail de reconstruction mémorielle permet de souder la communauté des anciens combattants autour de valeurs communes dans une société française qui ne s’est jamais vraiment intéressée au conflit indochinois et à ses combattants. C’est donc peut-être par réaction qu’apparaît cette figure du soldat-héros qui n’a de cesse d’être sublimée, idéalisée, figure intemporelle et sans faiblesse. Mais progressivement, une autre figure du soldat va émerger, plus humaine. Elle naît à la périphérie de la doxa officielle, dans ses zones d’ombre, et va avoir pour origine la communauté des anciens prisonniers français.
- Une nouvelle figure du soldat, plus humanisée
Cette nouvelle figure du soldat-humanisé n’est pas née ex nihilo. Si, en ce qui concerne la guerre d’Indochine, elle prend corps au début des années 1990 dans un contexte favorable au statut de victime15, elle coexistait déjà avec la figure du soldat-héros, mais à ses marges. Elle présente un caractère individuel là où l’autre figure présente un caractère collectif.
Retrouver les traces de cette figure nous oblige à utiliser des chemins de traverse et à sortir des sentiers battus de l’historien en adoptant un regard pluriel et en n’hésitant pas à braconner dans d’autres champs disciplinaires. Notre hypothèse de départ était que la figure d’un soldat-humanisé de la guerre d’Indochine était issue de la communauté des anciens prisonniers français. Pour y répondre, nous avons constitué un corpus constitué de romans, de témoignages écrits, de travaux d’historiens, d’entretiens et de rencontres que nous avons eus avec d’anciens prisonniers. Notre idée était de ne pas utiliser d’archives publiques, notamment celles des armées, afin de nous focaliser sur l’expérience des acteurs et sur ce qu’ils peuvent nous raconter avec leurs mots et leurs systèmes de référence. Notre regard s’est notamment porté sur les arguments qui s’expriment et se modifient (ou se réajustent) avec le temps. Nous voulions percevoir les différentes couches de sédimentation dans la construction du discours des anciens combattants.
Nous sommes partis de l’hypothèse que les acteurs possédaient des compétences critiques, c’est-à-dire « la faculté d’élaborer des prises pour agir sur un processus ou pour s’en forger une représentation adéquate »16. Ainsi, en faisant le choix de ne pas étudier les archives publiques, nous nous tenions au plus près de la logique mémorielle des acteurs-témoins. Nous nous sommes également intéressés à la force des arguments, notamment ceux qui se sont révélés au moment de l’affaire Boudarel, afin d’observer leur portée sur la représentation mémorielle de cette guerre. L’objectif était celui défini par Francis Chateauraynaud : « Suivre la formation, lente et graduelle, de nouveaux arguments, et la manière dont ils affrontent les contraintes liées aux situations d’énonciation qu’ils traversent. Et comme les arguments ne circulent pas seuls dans le ciel des représentations, suivre leur trajectoire suppose d’identifier les acteurs qui les créent, les portent, les contestent ou les modifient pour leur donner une portée maximale17. » Ce travail lent et minutieux a, à notre sens, permis une véritable prise en compte des méandres que la mémoire utilise avant de devenir histoire.
- Un collectif qui emprisonne la parole
Les premiers récits d’anciens prisonniers français des camps Vietminh sont publiés alors que la guerre d’Indochine n’est pas encore terminée. Ainsi, en 1953, Claude Goëldhieux raconte son expérience de la captivité dans un livre intitulé Quinze mois prisonniers chez les Viêts18. Fait prisonnier en octobre 1950 après la bataille de la rc4, il est libéré début 1952. Pour son récit, il utilise la première personne du pluriel et se fait le porte-parole des autres prisonniers. Ce « nous » sert également à montrer que, malgré la rééducation politique qui prônait la délation, provoquant inexorablement le délitement du lien entre soldats, l’esprit de camaraderie a survécu. L’auteur livre très peu de chose sur la manière dont il a vécu lui-même cette épreuve, très peu de traces d’émotion. Elle surgit pourtant par endroits, au moment où le « je » se libère du « nous ». Il raconte, par exemple, la maladie d’un camarade qu’il ne peut supporter : « Plusieurs fois, dans les jours qui suivirent, j’essayai de donner à Flers la volonté de vivre, l’obligeant à marcher, à se laver. Il ne se rétablit jamais tant qu’il fut au camp, mais se fit un ami d’un autre malade moins atteint que lui. Ensemble, ils prirent l’habitude de vivoter au centre d’un petit univers très simple. Je les laissai alors, pour ne pas leur imposer ma présence trop vivante et parce que je n’eus pas le courage et la patience de me plonger plus longtemps dans leur misère, dans leur état de morts vivants19. » Aveu de faiblesse donc de la part de ce parachutiste. La toute dernière phrase de son récit exprime également une souffrance liée à la perte de camarades, mais il reste très sobre : « Gagnaud... Le Quéroët... Flers... Néllot... Lalant... Je pense à vous20. »
L’utilisation d’un « nous » désignant un collectif montre, comme le soulignait Claire Mauss-Copeaux dans son étude sur les appelés en Algérie, « l’importance du groupe dans la vie quotidienne du soldat »21. Mais cet usage exprime peut-être davantage ici la difficulté à raconter une expérience extrême, à dévoiler son « moi ». C’est tout le thème du livre de Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie : peut-on raconter l’horreur des camps nazis ? « Pourtant, un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément22. »
Pour éviter d’être le sujet du livre, d’autres anciens prisonniers ont choisi la fiction. C’est le cas de Jean Pouget qui dans le Manifeste du camp n° 1, publié en 1969, romance la captivité des officiers français prisonniers après la bataille de la rc4. Si ce roman met en avant les conditions difficiles de la captivité, son objectif semble être une compréhension des choix des officiers français tenus de choisir entre la « résistance » jusqu’à la mort ou bien la « soumission » permettant une amélioration des conditions de vie dans le camp. Toutefois, dans ces choix apparaît déjà la figure d’un soldat-humanisé qui essaye de se sortir de cette situation et de vivre. Le personnage de Martial Le Riantec est à ce sujet intéressant dans la mesure où il choisit de résister jusqu’au bout, en soldat, mais finit par mourir comme un animal : « Depuis un an, le capitaine Le Riantec, l’officier le plus ancien du camp et le guide désigné pour cette marche, maintenait l’ordre classique par son exemple. L’ordre classique était tout entier contenu dans cette attitude, ce geste infime : refuser de signer les manifestes. Cette nuit, Martial comprenait qu’ils avaient épuisé toutes les ressources, toutes leurs ruses. Il savait maintenant que les prisonniers du camp n° 1 signeraient le prochain manifeste. Tous ne signeraient pas mais beaucoup... la plupart. Et ils le signeraient parce qu’ils ne voyaient pas pourquoi refuser d’approuver la fraternité des peuples de la paix. Ils signeraient aussi parce que l’autre solution était de crever de liquéfaction. Ils avaient accepté la mort en acceptant de servir dans l’armée. Ils auraient encore accepté de mourir pour la gloire ou pour l’exemple. Mais la lente agonie d’un dysentérique au bord d’une fosse à merde n’avait rien de glorieux ou d’exemplaire23. »
Le Riantec se rend compte au moment de mourir que sa posture a été vaine et comprend le choix qui va être fait par les autres officiers. L’image des soldats-héros transcendés par une « force supérieure » tend à s’estomper pour faire place à un soldat qui se questionne sur l’existence et sur son propre sort.
Cette première littérature de prisonniers d’Indochine reste engluée dans un « nous » collectif qui l’empêche encore de faire une place prépondérante à la figure du soldat-humanisé. L’affaire Boudarel, qui éclate dans l’opinion publique en février 1991, va permettre une libération de la parole en laissant la place au registre de l’émotion et des sentiments.
- L’affaire Boudarel et l’évolution de la figure du soldat
Avant le déclenchement de cette affaire, les années 1980 voient naître dans le champ psychiatrique une transformation du statut de la victime, qui de « culpabilisée » devient « victimisée ». Cette modification du regard va être le terreau fertile à l’émergence de la figure d’un soldat-humanisé dans l’espace public.
Auparavant, la victime devait en quelque sorte se justifier et prouver par son récit qu’elle avait subi un traumatisme. Pour les psychiatres, il s’agissait de débusquer les simulateurs, notamment dans le domaine militaire, où ces derniers étaient renvoyés au front. Un premier changement s’opère avec les rescapés de la Shoah, en particulier quand Elie Wiesel, lors d’un symposium sur le thème « Valeurs juives dans le futur d’après l’Holocauste » en 1967, revendique fièrement sa singularité de victime : « C’est là précisément le renversement opéré en 1967 : la honte d’être victime est retournée contre le monde qui l’inflige, et la tare de jadis est activement transformée en un emblème fièrement arboré24. »
Le second changement a pour origine le retour des combattants de la guerre du Vietnam aux États-Unis (1964-1973). Nombre d’entre eux présentent un comportement agressif, voire antisocial. À tel point que le psychiatre américain Chaïm Shatan réinvente alors la névrose de guerre sous le vocable de Post-Vietnam Syndrome (pvs) : reviviscence traumatique, état d’alerte permanent, impression de n’être pas compris, agressivité, troubles des conduites, le tout se résumant en une « transformation de la personnalité ». Pour obtenir réparation, anciens combattants et psychiatres luttent contre l’administration des Vétérans qui, devant l’ampleur de ce syndrome, est finalement obligée d’ouvrir des centres de diagnostic et de traitement, de recevoir les plaintes et de distribuer les compensations. Par la suite, dans les années 1980, ce Post-Vietnam Syndrome va être fondu dans le Post-Traumatic Stress Disorder (ptsd) à l’occasion de l’introduction de cette labellisation dans la classification psychiatrique. Cette nouvelle classification a profondément fait évoluer la psychiatrie et le regard porté sur les victimes : « La psychiatrie, en effet, a évolué et, avec elle, la condition de victime. Vers 1980, cette discipline a subi une profonde rupture de pensée qui a eu pour effet de transformer les rapports entre les victimes et leurs cliniciens. Avec la création d’une nouvelle catégorie clinique, le Post-Traumatic Stress Disorder (ptsd) ou état de stress post-traumatique, et la naissance d’une discipline, la victimologie, les psychiatres, disposant désormais d’outils d’identification et de qualification, ont pu mondialiser cette notion25. » Désormais, la victime n’a plus à se justifier. Le simple fait d’avoir vécu un événement traumatique et de présenter des signes cliniques de ptsd suffit à être défini comme telle.
Ce bouleversement va avoir des conséquences sur la reconstruction du passé par les mémoires collectives, puisque le traumatisme va s’imposer comme une forme d’appropriation originale des traces de l’histoire et comme un mode de représentation dominant du rapport au passé. De ce fait, comme le soulignent Didier Fassin et Richard Rechtman, « la mémoire collective s’inscrit comme un rapport traumatique au passé par lequel le groupe s’identifie comme victime à travers la reconnaissance d’une expérience partagée de violence subie. Au-delà des différences de contexte, une même trame morale se dessine : la souffrance y fonde une cause, l’événement y nourrit une relecture de l’histoire »26. Ce nouveau contexte victimaire bénéficie à la communauté des anciens prisonniers français du Vietminh, d’autant plus que l’affaire Boudarel leur donne une visibilité dans l’opinion publique qu’elle n’avait pas jusque-là. Les mots employés par les acteurs-témoins pour raconter leur expérience évoluent également et se situent désormais davantage dans le registre de l’émotion affirmant les contours de la figure du soldat-humanisé.
Cette affaire Boudarel27 éclate dans l’opinion publique en février 1991 et prend très vite une ampleur médiatique considérable. Elle confronte d’anciens prisonniers français de la guerre d’Indochine à Georges Boudarel, maître de conférences à l’université Paris-VII, qui avait rejoint le Vietminh en décembre 1950 et exercé la fonction de propagandiste auprès des prisonniers français dans plusieurs camps, en particulier au camp 113. Au-delà de la controverse et des divers arguments politiques, ce qui nous intéresse ici, c’est de chercher les évolutions dans la manière de raconter l’expérience de la captivité.
Ainsi, il est possible d’observer, dans les différents récits qui se situent après l’affaire Boudarel, un recentrage de l’énonciation sur le sujet qui semble se libérer quelque peu du collectif. Si les témoignages sont toujours en grande partie racontés à la première personne du pluriel, les réflexions personnelles se font plus fréquentes. Prenons l’exemple de celui de Louis Stien, lieutenant au 1er bataillon étranger de parachutistes qui fut fait prisonnier lors de la bataille de la rc4 en 1950. Lors d’une de ses tentatives d’évasion, il croit un instant devoir tuer un enfant qui passe près de lui, chose qu’il ne peut pas imaginer : « Dans la journée, une voix d’enfant appelle des bêtes avec de grands cris chantants. Elle s’approche et je suis rempli d’angoisse. Cette évasion est ma dernière chance, ce sera la réussite ou mon exécution, et je suis cette fois-ci décidé à tuer. Je tuerais sans problème un bô dôï ou un milicien, j’assommerais un civil, je garroterais une femme. Mais un enfant, je sais que je ne pourrais rien lui faire. Je le sais depuis exactement le 18 août 194928. » S’il retient précisément cette date, c’est qu’il a été traumatisé, à ce moment-là, par la découverte de deux enfants vietnamiens blessés, ce qui lui inspire cette réflexion : « Et là, j’ai détesté la guerre, ceux qui la décident et qui ne la font pas. Parce qu’ils causent l’insupportable, faire souffrir ou mourir des enfants29. »
Autres témoignages faisant une place importante aux souffrances et aux traumatismes, ceux publiés en 2005 par l’Association nationale des anciens prisonniers internés et déportés d’Indochine (anapi) dans un ouvrage intitulé Les Soldats perdus. Un des témoins, Jean Carpentier, qui servait dans l’aéronavale et qui fut prisonnier après la chute de Diên Biên Phu, précise en introduction la difficulté qu’il a eue à revenir sur cet événement traumatique, même si ce travail lui a finalement fait du bien : « Le rédiger m’a fait replonger dans des souvenirs que je voulais oublier à tout prix. Mais finalement, cela m’a aidé ; en m’obligeant à écrire certaines choses, il me semble les avoir un peu effacées, et ça m’a fait du bien30. » Un passage de son texte exprime la souffrance à être plongé dans l’horreur des camps : « Une autre terrible épreuve s’est produite, début août 1954. Cette épreuve m’a profondément marqué. » Avec d’autres camarades, il devait en effet creuser des tombes. Ce travail très pénible faisait perdre beaucoup de forces ; Jean Carpentier avait donc décidé de ne creuser qu’à un mètre et de mettre deux corps par trou. Mais après quelques jours de pluie, les corps remontèrent, entraînant la colère des autorités du camp : « C’était vraiment l’horreur parce qu’il fallait creuser environ huit ou dix trous, cette fois à un mètre quatre-vingts, puis déterrer les corps pour les remettre dans ces trous. Je me sentais responsable parce que j’étais à l’origine de cette très mauvaise idée. Nous avons découpé un de nos pantalons pour en faire des masques pour l’odeur, mais c’était inutile. Certains corps étaient en terre depuis un mois environ, c’était l’horreur. » Un peu plus loin, il précise : « Cette expérience de la mort au quotidien marque l’esprit et l’âme d’une façon indélébile, et cette succession d’épreuves rend sensible à la pitié, à la bienveillance, mais exclut toute indulgence pour certaines “petitesses”. C’était pénible à vivre. Voilà31. »
Les témoins ont semble-t-il désormais plus de facilité à parler en leur nom propre, à évoquer des événements traumatisants. Si le contexte est favorable à ce changement, n’oublions pas non plus que plus on s’éloigne de l’événement traumatique, en l’occurrence, ici, la captivité, plus le témoin ose revenir sur son expérience qu’il avait bien souvent refoulée. Mais il n’empêche que ce nouveau contexte traumatique modifie les manières de raconter et, de fait, transforme les représentations mémorielles.
Si ce nouveau contexte victimaire pousse chaque groupe à revendiquer sa part de souffrance et à réclamer réparation pour les douleurs passées, il s’avère qu’il permet aussi « autre chose », puisqu’une relecture de certains événements qui avaient pu être occultés ou, nous l’avons vu avec la figure du soldat-héros, être mythifiés par les acteurs-témoins, devient possible. Il focalise, en outre, un recentrage sur la parole du témoin. Ce dernier opère davantage de manière introspective en se détachant d’un « nous » qui l’emprisonnait dans des représentations mémorielles. Cette figure victimaire serait donc une propédeutique à l’émergence de la figure d’un soldat-humanisé, sujet à souffrance et à questionnements. Ce passage est le fruit d’une libération de la parole qui a pu s’effectuer à travers l’affaire Boudarel et qui a permis un début de reconnaissance dans l’opinion publique.
1 Michel David, « Diên Biên Phu, le sacrifice pour l’honneur », in Le Sacrifice du soldat, Paris, cnrs édition/ecpad, 2009, p. 50.
2 François Dosse et Michel de Certeau, Le Marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002, p. 127.
3 L’affaire démarre en février 1991, lorsque Georges Boudarel, alors maître de conférences à l’université Paris-VII, est dénoncé par Jean-Jacques Beucler, ancien ministre, pour son rôle dans les camps Vietminh. L’affaire prend très vite une ampleur médiatique et va confronter une partie des anciens prisonniers français du Vietminh à Georges Boudarel et à ses soutiens issus du parti communiste français.
4 Laure Cournil, « Les soldats de l’armée française à Diên Biên Phu. 20 novembre 1953/7-8 mai 1954 », in 1954-2004. La Bataille de Diên Biên Phu entre Histoire et mémoire, Paris, Publication de la Société française d’histoire d’outre-mer, 2004.
5 Patrick Cabanel, Pierre Laborie, Penser la défaite, Toulouse, Privat, 2002, p. 26.
6 Roger Delpey, Le Soleil se lèvera, Paris, Société nouvelle des éditions Valmont, 1959, p. 15.
7 Jean Lartéguy, Le Mal jaune, Paris, Presses de la Cité, 1962, p. 49.
8 Idem, p. 182.
9 Idem, p. 80.
10 Idem, p. 81.
11 Souvent privés de leurs chefs, ces « rats de la Nam Youn », selon l’expression consacrée pendant la bataille, avaient abandonné un combat dont ils ne comprenaient plus la raison et s’étaient constitués en petits groupes autonomes, en menant une vie totalement parallèle, avec ses règles internes et ses dangers. Ils se réfugiaient dans des abris souterrains, qu’on appelait le « bidonville de Diên Biên Phu », sur les berges de la rivière Nam Youn.
12 Jean-Pierre Albert, « Du martyr à la star. Les métamorphoses des héros nationaux », in La Fabrique des héros, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1998, p. 17.
13 François Dosse et Michel de Certeau, op. cit., p. 233.
14 Lucien Bodard, La Guerre d’Indochine. L’enlisement, l’humiliation, l’aventure, Paris, Grasset, 1997 (1re éd. 1967 pour L’Aventure), pp. 697-698.
15 Voir Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007.
16 Francis Chateauraynaud, Argumenter dans un champ de forces. Essai de balistique sociologique, Paris, Éditions Petra, 2011.
17 Idem, pp. 85-86.
18 Claude Goëldhieux, Quinze mois prisonniers chez les Viêts, Paris, Julliard, 1953.
19 Ibidem, pp. 105-106.
20 Ibidem, p. 242.
21 Claire Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie. La parole confisquée, Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 191.
22 Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 23.
23 Jean Pouget, Le Manifeste du camp n° 1, Paris, Fayard, 1969, p. 406. Jean Pouget n’a pas été fait prisonnier lors de la bataille de la rc4, mais suite à la bataille de Diên Biên Phu. Il ne se met donc pas en scène dans ce récit.
24 Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 2002.
25 Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière, Le Temps des victimes, Paris, Albin Michel, 2007, pp. 35-36.
26 Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007, p. 30.
27 Sur cette affaire, voir Katryn Edwards, « Traître au colonialisme ? The Georges Boudarel Affair and the Memory of the Indochina War », in French Colonial History, vol. 11, 2010, pp. 193-209.
28 Louis Stien, Les Soldats oubliés. De Cao Bang aux camps de rééducation du Vietminh, Paris, Albin Michel, 1993, p. 229.
29 Ibidem, p. 231.
30 Jean Carpentier, « Voilà... », in Les Soldats perdus. Prisonniers en Indochine 1945-1954, Paris, Indo éditions, 2005, p. 106.
31 Ibidem, pp. 128-129.