Longtemps considéré comme la principale vertu masculine, le courage peut s’apparenter à un trait de caractère désignant la capacité de l’homme dans l’action à surmonter sa peur face au danger. La notion de courage n’est dotée que de connotations positives, à l’inverse d’autres concepts proches comme l’audace ou la témérité, dont le moteur d’action n’est pas la peur mais le désir ou l’orgueil.
André Loez a évoqué le dualisme opposant la lâcheté au courage. Celui-ci en constitue-t-il pour autant la signification inverse ? La notion de courage aurait ainsi été créée en opposition à la lâcheté, notion fortement péjorée, car offensante pour la dignité et la fierté de l’homme.
Le courage renvoie d’emblée aux sentiments d’empathie et d’admiration, non seulement parce qu’il est connoté de valeurs positives, mais aussi parce qu’il prend consistance dans le regard et le jugement de l’autre. En l’absence de spectateur, en effet, l’acte courageux peut passer inaperçu et s’évanouir dans le déroulement factuel. Il est donc mis en lumière par le regard porté sur lui, donnant du relief à l’acte agi, grandi par l’émoi qu’il suscite dans l’esprit de son public. Car le courage est bien le fruit d’une émotion partagée, une émotion collective mue par un référentiel commun fondé sur des idéaux de vertus humaines et de bravoure portés par le groupe.
Aussi l’acte courageux n’est-il plus tout à fait l’acte agi en tant que tel, mais un acte sublimé par son contexte environnemental et temporel. Il dépasse la portée initiale de ses intentions dans l’ici et le maintenant. À y regarder de plus près, le spectateur ne perçoit ainsi que les contours du courage. Par ailleurs, l’énoncé du courage ne vient jamais de celui qui le met en acte. Il n’existe pas au moment de sa réalisation ; il ne paraît qu’après coup. Dès que l’on entend parler de lui, nos sens s’éveillent et se mettent en action ; c’est le début de sa création. Le courage ne vit et ne subsiste que parce qu’il autorise la légende collective ; l’homme courageux sert d’exemple pour les autres. Aussi, que se cache-t-il derrière l’acte courageux, en particulier au sein du milieu militaire qui en constitue le terreau fertile ? Il semble que l’observation minutieuse des coulisses du courage nous livre des secrets insoupçonnés…
- La fanfaronnade courageuse
Ce court chapitre nous permettra d’introduire la problématique des mythomanes dans les armées. Il convient tout d’abord de se méfier du courage apparent. Celui-ci peut en effet dissimuler de fausses postures visant à retirer les bénéfices d’une attitude jugée courageuse par autrui. Ainsi, depuis l’officialisation de la mort d’Oussama Ben Laden aux États-Unis, de faux anciens combattants prétendent avoir appartenu au corps des seals, alors qu’il n’en est rien. Les membres de cette unité d’élite, sélectionnés à l’issue d’un entraînement d’une rare intensité, ne sont que quelques milliers. Un pasteur méconnu a porté l’insigne de ce groupe sur sa poitrine en prétendant avoir subi avec bravoure le supplice de la noyade à l’entraînement. Imposture. Jusqu’au jour où il se fait arrêter et condamner pour infraction à la loi fédérale du Stolen Valor Act (littéralement « vol d’acte valeureux ») à une peine d’un an de prison ferme. Car l’imposture est un crime : s’afficher en tant que vétéran avec des décorations non méritées constitue une violation de la loi fédérale. Ainsi, plusieurs cas récents d’usurpation d’identité ont conduit leurs auteurs à des peines d’emprisonnement ou de travaux collectifs, en particulier lorsque ceux-ci avaient tiré profit de leur prétendu statut.
Ces faux actes valeureux prennent racine à la lueur de ce que la société considère comme du ressort du courage. La recherche de la valorisation de soi et de la reconnaissance entretient nécessairement la genèse de telles impostures. Mais leur révélation constitue un outrage pour la collectivité qui se sent bernée, voire insultée. Car la valeur courageuse se respecte. Elle se mérite, elle distingue les hommes les uns des autres. Voler la gloire du courageux est une offense à l’ordre établi, aux normes sociales. C’est un acte outrageux qui bouleverse la paix individuelle et collective parce qu’il trompe l’homme sur un plan avant tout émotionnel. Il met ainsi en péril la cohérence sociale.
Que se cache-t-il derrière les fausses postures militaires ? La falsification semble rendue possible par la médiatisation des affaires de « héros ». Il n’y a probablement de courage que parce qu’il y a un public, un auditoire pour manifester une admiration. En miroir du courage, il y a les « autres » : le regard social empreint du répertoire culturel, historique et politique de la société. Sans ce miroir social, l’acte en lui-même ne peut être doté de la valeur courage et l’imposture ne peut se produire.
Le courage doit donc être considéré avec circonspection. Derrière chaque acte brillant de témérité peut se cacher l’imposture motivée par des bénéfices secondaires, mais aussi bon nombre d’autres positions moins glorieuses. Le courage est un costume de lumière à l’ombre duquel peut s’enraciner la duperie, l’illumination, la faute ou encore la honte.
- L’illumination dangereuse
Le comportement à la guerre peut parfois revêtir un aspect très irrationnel. Tel est le cas plutôt singulier d’un homme hospitalisé au cours de la Première Guerre mondiale pour des troubles du comportement. Voici le récit que l’on fait de lui : « Le jeune soldat s’est fait remarquer sur la ligne de front par une témérité hors du commun. Il est convaincu que la guerre n’est qu’un simulacre, un spectacle mis en scène devant lui avec des acteurs dont les blessures ne sont que de subtils maquillages. Il affirme que ses propres blessures sont fictives, que les obus sont inoffensifs et, sur le front, il s’amusait à les pointer du doigt sans s’inquiéter. » Une telle attitude aurait sûrement suscité émoi et admiration face à l’audace manifestée, si le soldat n’avait pas alerté son entourage à force d’actes irrationnels et de propos délirants. Sous des aspects de fanfaronnade courageuse se cache ici l’illumination délirante d’un soldat probablement heurté, traumatisé par une guerre qu’il ne comprend pas, et dont il se défend par une fiction joyeuse et enlevée, bien plus acceptable. Cette posture pseudo-courageuse semble motivée par le désir de survivre, de résister à une guerre marquée par l’horreur et l’absurdité.
Le danger apparent de cette histoire ne réside pas tant dans la prise de risque du jeune soldat que dans le regard que la société porte sur lui. Il y a tromperie, entourloupe sur les motivations prêtées à ses actes. Une tromperie certes involontaire, mais suffisamment séduisante pour qu’on s’y laisse prendre. Ainsi, les hommes sont naturellement gourmands de ces figures courageuses. Une gourmandise qui flirte étroitement avec l’aveuglement. Un aveuglement dangereux, car il insensibilise le spectateur à ce qui se joue en arrière-plan : la lutte éperdue, folle, d’un homme pour sa survie. Là où nous devrions percevoir un signal de détresse, nous voyons la débâcle courageuse d’un homme inaccessible à toute compassion humaine car déjà aux portes de l’héroïsme... L’illumination est donc double ; elle habite à la fois le soldat fou et son public. La première est pathologique, défensive et délirante. La seconde est le résultat d’un effet de fascination collective ; là où l’homme pense être juste et clairvoyant, il finit par tromper les autres mais aussi parfois lui-même.
L’acte courageux peut aussi dissimuler d’autres combats. C’est le cas de la parade motivée par des élans mystiques. Combien d’exemples avons-nous de personnages animés par une telle exaltation face aux dangers les plus menaçants ? Ne peut-on penser à Jeanne d’Arc, figure courageuse de l’histoire qui, à une certaine époque, a su s’imposer avec force et véhémence pour faire entendre ses certitudes ?
- Le petit théâtre de la faute
Les missions militaires ont pour particularité d’exiger du soldat une endurance à toute épreuve. Ainsi en témoigne l’histoire d’un jeune soldat envoyé en « mission charnier » en Côte d’Ivoire. Le principe de cette mission n’est pas banal : il s’agit de « ramasser » les corps de personnes assassinées, corps dissimulés, évitant ainsi à leurs bourreaux de laisser des traces de leurs actes. Le devoir de sépulture vise à restaurer une dignité humaine aux personnes défuntes, parfois aussi à enquêter sur les circonstances de leur mort. Le jeune soldat était plutôt fier d’avoir été désigné pour participer à une telle mission. Ils n’avaient été que deux à être choisis parmi une centaine de soldats. Il décrit toutefois un malaise croissant au cours de l’exercice. Initialement gonflés par la solennité de la responsabilité qui lui est confiée, ses sentiments vont progressivement faire place à un désarroi sans nom. Car l’épreuve est de taille sur le plan psychologique. Les corps, appartenant parfois à de très jeunes individus, sont décharnés, mutilés, déshumanisés. Il faut les « prendre », les porter vers la fosse commune, les recouvrir, puis assister à la prière de l’aumônier militaire. Une fois celle-ci arrivée à son terme, l’exercice est fini. Il ne reste plus rien. Rien sauf, peut-être, l’horreur, l’absurdité et l’effroi. Le jeune soldat éprouve un sentiment d’inachevé. Quelque chose de profondément désagréable, d’innommable, reste enfoui au fond de lui.
Le jeune homme exerce sa mission avec brio. Professionnel, rigoureux, il tient bon. Mais son retour en France est marqué par un isolement progressif et une tendance à l’enfermement contrastant avec un hyper-investissement dans le travail lui permettant de rester à distance de ses proches. D’un tempérament sociable et enjoué, il devient timide, solitaire et triste. Il perd toute confiance en lui. Initialement, il avait ressenti le besoin de « s’élever dans la hiérarchie militaire » et avait intégré une école de sous-officiers. Mais du jour où l’armée le cite pour la décoration de la croix de la valeur militaire, tout bascule. Il quitte brusquement l’école, refuse la décoration censée rendre hommage à son courage et retourne vivre chez ses parents. Il ne remettra plus jamais les pieds dans un régiment. Concernant la mission, il ajoute : « Je ne me pardonnerai pas d’avoir toujours eu la tête haute. Le fait qu’on me félicite pour ça m’était insupportable. » Il se sent illégitime, en désaccord avec lui-même, pire, objet de sa propre duperie. La culpabilité exprimée spontanément par des propos manifestant la faute, le regret et l’impossible pardon, est mise au jour. Car c’est elle qui tient les rênes de notre homme. Elle se glisse au cœur de ses émotions, de ses agissements et de sa bravoure. C’est encore elle qui l’éloigne de son monde, le détruit, le grignote peu à peu.
Cette histoire illustre de manière malheureusement dramatique la terrible illusion portée par des actes considérés comme courageux par l’institution militaire. L’illusion en est d’autant plus forte que tout le système des valeurs militaires repose sur elle. Les médailles et les décorations en sont des démonstrations exemplaires. La médaille impose le respect. Elle incarne le principe d’identification entre deux militaires. Elle est le soldat. C’est elle qui régit les interactions au sein de l’institution. Elle en constitue le langage, le socle fondamental. Elle siège à l’origine des systèmes de codification institutionnelle dont elle représente le verrou initial. Cette codification interne permet au système de fonctionner. Aussi, il n’est pas question de la remettre en cause. Toutefois, la force de sa constitution est inversement soumise à la hauteur du risque de sa falsification. En effet, autant les décorations militaires ont du sens et de la valeur au sein de l’armée, autant il est aisé de les usurper et d’endosser la figure du héros tant convoitée. La faille de ce système est incommensurable. Tellement énorme qu’on ne la voit pas. Elle rend le milieu militaire vulnérable à l’erreur et à l’imposture parce qu’elle met en évidence l’attachement disproportionné qu’il voue aux apparences.
- Le masque du courage : de l’imposture à la honte
La vie de Thomas Edward Lawrence, plus connu sous le nom de Lawrence d’Arabie, est à elle seule une illustration exemplaire des vicissitudes du courage. Lawrence est un jeune Britannique volontaire et déterminé. Son destin est marqué par une ascension fulgurante sur le plan militaire. Ce jeune officier va en effet se démarquer par une détermination et une bravoure hors du commun. En 1916, les Saoudiens se soulèvent contre les Turcs. En réponse au caractère insolent et provocateur que le jeune homme affiche envers ses supérieurs, Lawrence est missionné pour assurer localement la liaison entre le roi saoudien et le ministère britannique. Contre toute attente, il se montre non seulement intrépide sur le terrain, mais très efficace dans ses actions, allant souvent au-delà de ce qui lui est demandé. Ainsi, il affronte le désert interdit avec hardiesse, il apaise les conflits entre les tribus arabes et se déjoue habilement des pièges turcs, conduisant le peuple arabe naturellement à la victoire. Il fait preuve d’une témérité sans faille, irraisonnée, parfois même dangereuse. Il suscite l’admiration des Bédouins qui le considèrent comme un des leurs. Exposé dans une tunique blanche bédouine aux yeux d’un journaliste de passage, Lawrence devient malgré lui célèbre dans la presse de l’époque. Mais le destin tragique du héros est déjà en route. Sa vie bascule en effet à l’issue d’un voyage à Damas. La témérité et la bravoure dont il fait preuve atteignent des limites extrêmes, jouxtant les frontières de la folie. Lors des combats, il s’expose à des risques croissants, au mépris du danger et de sa propre intégrité. Élevé au rang de héros, au-delà même des postures de courage les plus prestigieuses, il semble se vouer désormais à une lutte désespérée pour s’extraire de ce qu’il est devenu malgré lui. Il s’isole, change de nom, accepte des postes dégradants, renonce à son grade de colonel et refuse toutes les distinctions qui lui sont attribuées. Il suscite la mise à l’écart et le rejet. Son attitude dérange. Il va trop loin.
Alors que la gloire, le succès et la considération avaient jusqu’à présent unanimement émaillé son parcours de vie, Lawrence ne supporte plus ce qu’il est. Il souffre d’un sentiment d’illégitimité abyssale et d’un désir inavoué de mortification. L’auto-agressivité et la prise de risque illimitée constituent de vaines tentatives pour échapper au destin dans lequel son public l’enlise. Le séjour à Damas, marquant la rupture de comportement du jeune homme, met en lumière des faits, marqués d’une violence inouïe, qu’il aurait subis. Dans certains de ses ouvrages, il fait notamment allusion à la nuit de Deraa où, dans des circonstances mal élucidées, il aurait été capturé et violenté par des soldats turcs à travers des actes répétés de flagellation et de viol.
Le valeureux héros en est réduit à compenser la faille de son imposture par des conduites mortifères, proportionnellement inverses aux démonstrations de courage dont il a pu faire preuve. Les actes d’apparence courageuse n’ont ainsi pas le sens qu’on voudrait bien leur donner. Lawrence d’Arabie est l’acteur principal d’un petit théâtre d’ombre et de lumière où le public articule les ficelles de l’héroïsation à tout prix, au détriment des fragilités humaines de sa marionnette, car la légende ne lui en saurait gré. Ce sont pourtant bien les sentiments de honte et de culpabilité qui animent notre marionnette, déjà délestée des rênes de son destin. Notre acteur déchu n’a point d’autre choix que de mourir. La mise en scène est macabre et spectaculaire. Cette histoire nous montre à nouveau à quel point nous pouvons nous tromper sur la nature véritable des conduites courageuses. Celles-ci auront toutefois eu du sens au regard de l’histoire des hommes. Car l’intrépidité sans borne de Lawrence d’Arabie, prise pour un courage surhumain, aura entraîné l’ensemble des Bédouins vers la victoire contre les Ottomans et, d’une certaine façon, changé la face du monde.
- L’illusion du courage
ou comment la duperie s’infiltre en société
Léopold Jimmy, quant à lui, est ce que l’on peut appeler un mythomane inséré. Dénué de toute expérience militaire véritable, il endosse successivement les rôles de porte-drapeau d’une association patriotique d’anciens combattants d’Indochine lors de l’hommage « aux morts pour la France », de capitaine de l’armée de l’air, arborant fièrement et en toute impunité la croix du combattant, l’insigne de chuteur opérationnel, celui du troisième niveau commando ou encore celui des commandos de l’air. Mû par une confiance totale en sa fiction, il n’en est pas à son premier coup d’essai. C’est un habitué du port illégal d’uniformes, de grades et de brevets militaires, ainsi que de décorations en tout genre. Il pousse même le vice jusqu’à s’exposer médiatiquement aux côtés du ministre de la Défense du moment. Ses agissements, multiples et itératifs, étonnants par la complaisance qu’ils suscitent auprès de leur public, auraient cessé après quelques années dans les suites de plaintes portées par d’anciens combattants. Dupée par la parade courageuse que le faux militaire distille à chaque manifestation publique (médailles glorifiantes, uniforme avec galons d’officier ou encore croix du mérite…), l’institution militaire semble contourner ses propres failles. Car le plus étonnant dans cette histoire, c’est que, bien que connu des autorités militaires, aucune suite judiciaire ne semble avoir jamais été donnée à l’encontre de l’imposteur. Comme s’il s’agissait d’une plaisanterie aimable, que le port illégal d’uniforme ou de médaille ne justifiait pas la condamnation. On en rirait presque ! Quelle crédulité nous anime parfois ! L’imposteur nous deviendrait attendrissant, presque sympathique…
Le blog « Secret Défense » animé par Jean-Dominique Merchet, un journaliste qui s’occupe des questions militaires depuis plus de vingt ans, a accueilli la vox populi sur cette affaire. Ainsi en témoignent les commentaires des internautes : « La photo de groupe où l’on voit [la ministre] entourée de ses charlots devrait être agrandie et conservée aux archives : un vrai bonheur ! » « J’ai été sous son commandement, pour un mytho que l’on traite [comme tel] aujourd’hui, je n’ai jamais vu un commandement [aussi] parfait, effectué comme du papier à musique, avec rigueur, discipline devant les hautes autorités militaires, civiles et devant tous les commissaires de la flamme. Un mytho qui a un esprit de commandement, lors des honneurs militaires pour les anciens combattants ! » D’autres en font un exemple moralisateur : « L. Jimmy est un de ces Français amoureux de notre outil de défense. C’est plutôt bien par les temps qui courent, non ? » Le public va même jusqu’à encourager ses compétences mensongères : « L. Jimmy, lancez-vous en politique, vous avez tout ce qu’il faut pour [réaliser] une belle carrière ! » Une autre position des plus étonnantes consiste à s’attarder non pas sur l’aspect répréhensible de ses actes, mais plutôt sur les défaillances institutionnelles qui ont chaleureusement ouvert les bras à l’imposture : « Aux chasseurs de mythos : ne nous trompons pas de coupable… Vous vous attaquez à quelqu’un fier de ses valeurs qui n’a rien usurpé. »
Aussi surprenant que cela puisse paraître, les réactions face à ce fait divers sont loin de fustiger le falsificateur. Bien au contraire, du statut de manipulateur menteur et opportuniste, l’imposteur se retrouve propulsé à celui de victime malheureuse éconduite par un système institutionnel défaillant qui aurait dû mieux se prémunir de tels agissements et qui ne vient finalement que mettre en évidence ses failles. Que dire dans ce contexte de notre sens critique au sujet du courage ? Une fois l’homme courageux reconnu, il semble en effet bien difficile de le faire descendre de son piédestal. Quelle ténacité à préserver le courage une fois qu’il a été nommé ! Car il s’agit bien du désir inavoué de fermer les yeux sur ce qui pourrait faire chuter le mythe. La société a besoin de fictions pour fonctionner. Et le mythomane est le volontaire désigné pour faire vivre coûte que coûte la fable. Il nous est autant nécessaire que le courage nous aveugle.
L’histoire regorge de cas d’impostures plus ou moins graves, parfois grandioses. Le milieu militaire, probablement parce qu’il rend possible l’accès à des actes héroïques qui forcent le respect et l’admiration, est particulièrement propice à leur déploiement. Ainsi l’illustre le fait suivant. Un homme de cinquante-quatre ans est convoqué au tribunal correctionnel pour un délit peu courant : port illégal de costume, de décoration et d’uniforme militaire. Il est interpellé alors qu’il se fait passer pour un commandant lors d’une cérémonie militaire, arborant de multiples médailles usurpées. C’est un homme sans histoire, dont l’expérience militaire se limite au service, terminé avec le grade de caporal-chef, et à des engagements ponctuels dans l’armée de l’air. L’homme n’en est pas à son premier fait d’imposture : il serait parvenu à adhérer à l’Union nationale des parachutistes et aurait déjà paradé dans des uniformes de commandants au cours de précédentes cérémonies militaires. « Passionné de la chose militaire », il aurait ressenti envers les officiers rencontrés dans son métier de serveur « une jalousie, une envie irrépressible […] d’entrer dans cette peau pas faite pour lui ». Comment a-t-il pu se procurer aussi facilement costumes et médailles ? Comme le mentionne son avocat, il semble en tout cas que « la grande muette lui [ait] tendu la main en ouvrant bien peu les yeux ».
- Le point aveugle
En conclusion, on pourrait se demander si l’évocation du mot « courage » n’est pas le corollaire d’un aveuglement associé à la croyance obstinée en un scénario fictif. La scène s’ouvre sur le jeu d’un acteur désigné malgré lui pour endosser le rôle principal. Celui qui brille de mille feux, qui étincèle sur son public admiratif face au courage illusionnant, téméraire et dangereux qu’il distribue en abondance. Celui-ci révèle toutefois des surprises étonnantes… Dissimulant des agissements bien moins nobles, le courage est le costume de lumière qui cache la misère sombre d’une réalité implacable. Délire, honte, folie, culpabilité, faute et outrage en sont les mauvaises herbes. Elles se cachent, trompent et persistent avec ténacité malgré une volonté acharnée de les extraire du jeu. Elles représentent les incontestables fragilités humaines qui constituent notre chair. Elles font partie de nous, nous définissent et nous ancrent dans une réalité bien désolante.
Le courage ne se déclare qu’après coup. Il est le résultat de processus inconscients, voire d’une « insouciance » collective. Il n’est pas dans le présent. Il est déjà transformé, dénaturé dans le passé. Il ne s’énonce même pas dans le futur. Ce qui le rend insaisissable, légendaire et profondément trompeur. Mais la duperie nous échappe inexorablement. Nous nous la dissimulons par précaution, convaincus que nous sommes du bien-fondé de nos propos. Il semble manifeste que la société renonce de principe à poursuivre les falsificateurs, alors même qu’elle en est la première victime. Car le mythe et la fable la rendent particulièrement vulnérable. Ils l’ensorcèlent, la cajolent, la satisfont, car ils s’insinuent adroitement dans les failles de nos systèmes imparfaits de codification.
Ne soyons pas dupes de ce qui est mis en jeu dans la notion de courage. Nous avons largement étayé à travers les histoires évoquées le désordre mental, mais aussi la falsification et l’usurpation de l’acte courageux. Nommer le courageux, c’est le bâillonner, l’empêcher de dire une vérité qui dérange. Ainsi en témoigne l’effondrement de notre valeureux soldat quand on lui remet la médaille. Il s’agit là manifestement d’un point d’ombre. Paradoxalement aveuglant. On brandit le courage à la place de ce que l’on se refuse de voir. L’insupportable fragilité humaine, l’intolérable faille.
Le seul vrai courage serait-il le sacrifice à l’état pur ? Le don de soi ? Nous abordons là le champ litigieux, un peu décalé et bien vaste de l’authenticité de nos actions. Un don peut-il être véritablement dénué de tout intérêt ? Avant de nous égarer sur les pistes du mensonge en société, il convient de préciser que le courage est peut-être tout simplement du côté de celui qui ne le demande pas. Un acte dans l’instantané, déjà insaisissable, impossible à intercepter sans outrepasser la taille de son modeste déploiement originel. Au fond, un changement de perspective suffirait peut-être à nous faire prendre conscience de notre erreur. Encore faut-il disposer des compétences nécessaires pour le mettre en œuvre.