N°22 | Courage !

Jean-Marc Le Page
Les Services secrets en Indochine
Jean-Marc Le Page, Les Services secrets en Indochine, Nouveau Monde éditions

Le livre de Jean-Marc Le Page lève le voile sur un aspect peu connu de la guerre d’Indochine. Certes, la dimension « renseignement » n’est pas totalement absente d’autres écrits sur ce conflit, mais elle est généralement invoquée en incidente, bien souvent pour souligner ses limites et, donc, plus ou moins explicitement, sa part de responsabilité dans la défaite finale. « L’archipel du renseignement » indochinois fait ici, pour la première fois, l’objet d’une étude extrêmement détaillée. Trop détaillée d’ailleurs, pourrait peut-être estimer le néophyte tant la généalogie des services est parfois difficile à suivre au fil des quatre cent cinquante pages. C’est que, contrairement à ce que le mot « secret » du titre volontairement accrocheur semble annoncer, Jean-Marc Le Page ne se limite nullement à l’histoire du sdece, mais s’intéresse bien à celle de l’ensemble des « services de renseignement pendant la guerre d’Indochine de 1945 à 1954 », titre de la thèse qu’il a soutenue à l’Institut d’études politiques de Paris en mai 2010.

Les services de renseignement en Indochine ne seraient pas directement responsables de la défaite. En dépit du manque récurrent de moyens, d’imperfections dans l’organisation et d’inévitables tensions internes, la lutte entre le sdece et les autorités militaires d’Indochine étant une constante du conflit, l’auteur conclut à la qualité globale de l’appareil de renseignement. À l’appui de cette affirmation, il consacre notamment un chapitre au désastre de la rc4 où, en octobre 1950, l’armée française subit un revers majeur face à un adversaire très inférieur en nombre. L’historien démontre que les services ont bien fait leur travail – les interceptions techniques étaient claires et recoupées par du renseignement d’origine humaine –, mais qu’ils ne sont pas parvenus à convaincre le « client ». Cette défaite emblématique ne procèderait donc pas d’un manque de renseignements mais d’une conjonction de facteurs – routine, ignorance, sous-estimation de l’adversaire – dont la responsabilité est à imputer au commandement. Certes la rc4 provoque une prise de conscience quant à la nécessité de développer l’outil qui, de fait, atteint sa plénitude de fonctionnement après 1951 grâce aux actions successives des généraux de Lattre, Salan et Navarre. L’auteur regrette néanmoins que, faute d’une véritable culture du renseignement, le haut-commandement se soit le plus souvent passé d’un moyen qui fonctionnait pourtant globalement bien. Au passage, Jean-Marc Le Page réhabilite la figure du général Navarre, selon lui incompris parce que n’appartenant pas au sérail des baroudeurs et, injustement désigné comme le bouc émissaire de la défaite. Il le décrit au contraire comme un homme courageux, ayant tenté d’insuffler une véritable « mystique du renseignement ».

Deuxième aspect extrêmement passionnant et tout à fait novateur, l’auteur consacre deux chapitres à décrire le quotidien de l’officier de renseignement en Indochine : recrutement, contrôle et formation des sources ; méthodes de travail pour assurer la liaison et récupérer le renseignement ; constitution d’équipes de recherches ; procédés de contre-espionnage et d’intoxication des services adverses. La description des petites et grandes magouilles élaborées pour trouver les fonds nécessaires aux actions de manipulation n’est pas sans une certaine saveur : « affaire de l’opium », trafic de piastres, sous-traitance de maisons de jeu, fonds provenant de la prostitution… Au bilan, et de façon somme toute moins anecdotique, il décrit surtout un travail de fourmi, un travail de l’ombre, un travail ingrat loin des traditionnelles images d’Épinal. L’analyse méticuleuse de nombreuses archives lui permet en outre de tenter le portrait-robot de la source type : notable, catholique, agissant par vengeance ou par besoin d’argent. Enfin, s’il n’évite pas la délicate question du recours à la torture, il met en lumière la position extrêmement claire du haut-commandement sur le sujet et conclut à une réprobation quasi générale du recours à ces méthodes jugées barbares et contreproductives. Le chapitre suivant, consacré au renseignement vu du côté Vietminh, donne, par effet de contraste, encore plus de relief à la description microsociologique du quotidien de l’agent. Il met par ailleurs en lumière l’asymétrie profonde entre, d’un côté, une capacité de renseignement très pointue, techniquement élaborée mais foncièrement inadaptée à la guerre révolutionnaire et, de l’autre, un dispositif aux moyens rudimentaires mais faisant du peuple le rempart contre l’adversaire, de chaque habitant un agent de renseignement en puissance.

Au bilan, sur la forme, l’articulation de l’ouvrage est un peu déroutante : le fil conducteur est globalement chronologique (du « retour » à la « vietnamisation du renseignement »), mais certains chapitres sont clairement thématiques (sdece ou moyens air et Marine), voire chrono-thématiques (action avec les alliés). Le passage du macro (le renseignement du niveau politico-stratégique) au micro (le quotidien de l’agent) peut également étonner, mais le procédé n’est pas déplaisant, qui permet d’entrecouper les longs développements argumentés, typiques du travail universitaire, d’exemples concrets à l’humanité criante. Sur le fond, l’ouvrage conclut à la qualité des services de renseignement qui, s’ils n’ont pas su trouver une solution au problème spécifiquement créé par la guerre révolutionnaire, ont répondu aux attentes du commandement.

Le livre permet d’enrichir la connaissance que nous avons de la guerre d’Indochine. On peut souhaiter, avec l’auteur, qui constate que de nombreuses mesures élaborées en Indochine trouvent ensuite application et développement en Afrique du Nord, qu’un travail de la même nature soit conduit sur les services de renseignement en Algérie entre 1954 et 1962.


Un été de feu au Liban | Général (2S) Alain Pellegrini
Michel Merkel | 14‑18. Le sport dans les tranc...