Le lieutenant-colonel Rémy Porte est un habitué de la Grande Guerre : il la connaît comme chercheur (il est spécialiste des services automobiles militaires et de la mobilisation industrielle), comme éditeur (il a établi une réédition annotée des passionnants mémoires de Falkenhayn) et comme directeur, avec François Cochet, d’un Dictionnaire de la Grande Guerre 1914-1918 à vocation encyclopédique. Il ne s’interdit pas non plus, toujours dans le cadre de ce premier conflit mondial, d’être l’auteur de synthèses bienvenues sur des sujets méconnus, du destin contrasté des colonies allemandes aux évolutions complexes de la guerre menée par les Alliés au Proche-Orient.
La diversité de ses intérêts et la richesse de son expérience le qualifient pleinement pour proposer aujourd’hui une chronologie générale et commentée de la Première Guerre mondiale, du 28 juin 1914 (l’attentat de Sarajevo, p. 29) au 28 juin 1919 (signature du traité de Versailles, pp. 602-603, avec deux entrées supplémentaires, les 29 et 30 juin 1919, p. 603). Il présente ses choix méthodologiques, raisonnables et équilibrés, dans un bref avant-propos (pp. 21-22 ; André Martel, qui signe la préface, y ajoute quelques considérations fort pertinentes, pp. 11-12) et conclut son imposant travail par une courte réflexion sur l’Europe d’après la guerre mondiale (pp. 605-607).
Le système adopté est parfaitement lisible : à une date donnée correspondent une ou (souvent) plusieurs entrées étatiques, géographiques, parfois thématiques, signalant des faits en rapport avec la guerre, au sens le plus large. Rémy Porte a en outre voulu accompagner « l’évocation d’un grand nombre d’événements […] d’une citation » significative, tirée des archives ou des témoignages d’acteurs du conflit (d’horizons variés) ou encore de la presse (p. 21). André Martel le relève à juste raison (p. 11) : le résultat dépasse de beaucoup la simple chronologie et se rapproche de la chronique, sans complètement y verser, car la chronique suppose un récit continu qui n’entre nullement dans le projet de Rémy Porte.
C’est sans doute en le comparant à ses devanciers que se définit le plus fortement l’apport de ce travail. Référons-nous ainsi à la déjà ancienne Chronologie de la guerre mondiale de Félix Debyser, parue en 1938 chez Payot (263 pages). F. Debyser, dont il convient au demeurant de souligner les éminents mérites, énumère des séries de faits secs, en noir et blanc, dans une problématique néopositiviste, là où Rémy Porte, partant souvent des mêmes faits, parvient à les situer, dans une multiplicité de microcontextualisations, en couleurs, à travers le jeu fascinant des citations : le gain est considérable, d’autant que Rémy Porte, sans jamais négliger l’essentielle trame politicostratégique, sait introduire les nouveaux points de vue de l’historiographie, mettant par exemple en valeur la dimension culturelle du conflit (p. 102, 23 octobre 1914, la déclaration de l’Académie des sciences portugaises contre les universitaires allemands ou p. 428, 9 septembre 1917, la construction rétrospective dans la presse française de la légende des taxis de la Marne). Rémy Porte veille aussi à restituer la dimension véritablement mondiale de la guerre, à faire sa place à chacun des belligérants, à toutes les zones géopolitiques impliquées, ce dont témoignent les entrées de l’index terminal, très fourni (pp. 611-645), indispensable complément de la chronologie.
Ce livre possède d’ailleurs une double vertu heuristique, dès la première lecture : il démontre le rôle nécessaire et structurant de la chronologie dans l’écriture de l’histoire, mais aussi que celle-ci ne saurait s’y réduire et que les processus d’intelligibilité du passé doivent prendre en compte bien d’autres facteurs.
Une seule réserve sérieuse : il est dommage (même si on comprend pourquoi, la place étant limitée et l’ouvrage déjà imposant) que les citations ne soient pas référencées alors qu’il n’est pas toujours aisé d’en retrouver l’origine. Signalons également deux peccadilles : le gouvernement Viviani n’a pas été mis en minorité avant de se retirer (p. 234, 28 octobre 1915) ; le Dictionnaire de la Grande Guerre (codirigé par Rémy Porte) mentionne trois importantes conférences à Kreuznach (les 23 avril, 17-18 mai et 9 août 1917, p. 612) ; on ne les retrouve pas toutes dans la Chronologie commentée… (seulement celle du 23 avril 1917, p. 386, et une allusion assez obscure à la seconde conférence de Kreuznach le 27 décembre 1917, p. 458).
Ces imperfections mineures ne remettent pas en cause les très solides qualités d’ensemble de cette somme qui a toutes les chances d’atteindre son ambitieux objectif : « Permettre aux amateurs, aux curieux comme aux étudiants et aux spécialistes de retrouver à la fois le détail des faits, les cohérences et les ruptures dans leur succession et l’environnement qui était le leur » (p. 22).
François Lagrange
Le conflit israélo-arabe
Alain Dieckhoff
Paris, Armand Colin, 2011
Alain Diekhoff, directeur de recherche au Centre d’étude des relations internationales et professeur à Sciences-Po Paris, n’a pas cessé depuis son livre sur Les Espaces d’Israël. Essai sur la stratégie territoriale israélienne (Presses de Sciences Po, 1989), d’appliquer à la terre déchirée de Palestine sa recherche sur l’invention des nations et sur les identités nationales en mouvement.
Ce nouvel ouvrage ne paye pas de mine : cent quatre-vingt-deux pages dans une collection au format de poche qui pose « Vingt-cinq questions décisives ». Une sorte de vademecum banal ou de pense-bête, pourrait-on croire. Mais il a emporté l’adhésion de l’ensemble du jury du Prix d’histoire de Verdun, à l’unanimité, parce qu’il nous persuade que voilà bien, là-bas, « la guerre de Cent Ans moderne », qui défie toutes les évolutions géostratégiques et culturelles du monde, et qui, au fil des ans, récuse la négociation de bonne foi. L’approche d’Alain Diekhoff est raisonnée, séculière, dépassionnée débarbouillée de toute arrière-pensée idéologique ou religieuse, tant, en fier universitaire, l’auteur sait que le savoir aide, que l’intelligence historique n’est pas un vain mot et que l’on a rien à perdre en tentant de comprendre.
Pourquoi donc cette longévité et cette impasse à répétition ? Pourquoi dont Juifs et Arabes s’affrontent-ils en Palestine depuis cent ans ? La réponse d’Alain Diekhoff à cette première question va à l’essentiel. D’abord, dit-il, parce qu’il y a eu en Palestine, depuis la fin du xixe siècle, une rencontre singulière entre deux projets nationaux portés, l’un par des Juifs, l’autre par des Arabes. D’une part, la force du sionisme, qui prônait la reconstruction d’une nation juive, dans un cadre étatique, en Palestine ; de l’autre, un Orient arabe dans une phase d’agitation nationale que l’arrivée des premiers immigrants juifs n’a fait qu’exaspérer, puis dans une phase de panarabisme que la création, dite « impérialiste », de l’État d’Israël a bousculé. Voici, d’emblée, « la même terre objet d’une double convoitise ». L’entrée sur la scène palestinienne d’acteurs internationaux extérieurs, onu ou grandes puissances européennes, de mandat en résolutions onusiennes, puis l’antagonisme américano-soviétique par temps de guerre froide n’ont pas modifié cette donne initiale : « La confrontation est nationale, donc politique. » Mais, nouvelle donne, de la guerre des Six Jours de 1967 à l’irruption de l’Iran dans le jeu depuis les années 1990, cette confrontation porte de plus en plus « sur une terre qui, pour les trois monothéismes abrahamiques, est tenue pour sainte parce qu’elle recèle une dimension spirituelle ». Dès lors, deux fondamentalismes s’affrontent : le juif, pour développer par la colonisation la présence juive sur l’intégralité de la Terre d’Israël, porté de mieux en mieux par le Likoud ; le musulman, en réponse, de Frères musulmans en Hamas de 1987, qui rêve d’une Palestine islamique de la mer au Jourdain. Dès lors, « cette double politisation du religieux complique singulièrement la recherche d’une solution raisonnée au conflit, car elle entretient une recherche de l’absolu qui n’admet pas les compromis ».
Tout est dit et le traitement de vingt-quatre autres « questions décisives » confirme la justesse de cette proposition initiale. Il y a donc encore beaucoup à faire pour faire mesurer aux protagonistes qu’un jour les vertus de la paix pourraient l’emporter sur celles de la guerre. Hélas, l’actualité la plus brûlante montre que ce jour sera lointain.