Pierre, Paul et Jacques ont donné rendez-vous au colonel X à l’entrée du restaurant collectif du camp français de Warehouse à Kaboul. Pierre est directeur d’hôpital, Paul est fonctionnaire de catégorie A au ministère de l’Éducation nationale et Jacques est juge au Parquet de Paris. Que font-ils à Kaboul ? Ils consolident l’État afghan.
Ce récit est de la fiction… pour l’instant. En effet, tous les spécialistes des conflits internationaux, qu’ils soient militaires, politiques ou journalistes, sont unanimes : les militaires seuls ne gagnent pas les guerres contemporaines. Car les engagements actuels ne visent pas à détruire un ennemi identifié, mais à restaurer un État de droit dans sa pleine souveraineté. Et pour cela l’action militaire, après une première phase de combats plus ou moins intensifs, ne sait faire que de la sécurisation. L’intervention d’acteurs civils est devenue incontournable.
Toutefois, la définition de l’« acteur civil » diffère en fonction des points de vue. Si on est fonctionnaire, on dira qu’il s’agit de l’acteur public institutionnel, c’est-à-dire les ministères et les opérateurs comme l’Agence française de développement (afd). Si l’on vient du privé, on pensera aux entreprises, aux ong ou aux médias. Dans le jargon de l’Union européenne, cela se rapporte aux piliers police et justice, par opposition au volet militaire. Enfin, les Anglo-Saxons entendent sociétés issues d’un partenariat public-privé (ppp).
Avec un temps de retard sur les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne, la France se dote actuellement d’un outil permettant d’employer ses civils, surtout des fonctionnaires, à rétablir la paix dans les États faillis. Cette stratégie a été baptisée « politique interministérielle de gestion civilo-militaire des crises extérieures ». Son institution ne cherche pas seulement à régler la question afghane, mais aussi à pérenniser une nouvelle approche du règlement des prochains conflits.
Cet article a pour but d’évoquer l’arrière-plan politico-militaire, de décrire sommairement la mise en place en cours de cette stratégie interministérielle et, enfin, de réfléchir à ses conséquences pour les intérêts de l’État. Bien qu’il soit crucial, le financement de cette stratégie d’influence, politique et technique à la fois, est volontairement laissé de côté, ainsi que d’autres aspects de ce dossier complexe, aux ramifications nombreuses.
- Retour sur des considérations militaires et géopolitiques
Les armées de l’otan et des États-Unis sont entrées en Afghanistan, et en Irak, sans véritable plan de sortie réfléchi. Cette lacune a engendré d’énormes difficultés à pacifier ces pays et à y établir des États stables et autonomes. Pour conjurer l’enlisement militaire, la conférence internationale de Londres a, au mois de janvier 2010, orienté les efforts vers une intensification de l’afghanisation, c’est-à-dire de la prise en charge par les Afghans eux-mêmes de leur avenir. Mais pour que celle-ci soit possible, il est nécessaire d’assister davantage le gouvernement afghan et de redonner à ce pays détruit par trente années de guerre des moyens matériels, financiers et doctrinaux. C’est ce que le jargon militaro-diplomatique a baptisé sous le vocable d’« approche globale ». Dans la théorie, il s’agit d’une stratégie de règlement de crise optimisée par la collaboration et la coordination dans tous les domaines, diplomatique, sécuritaire, économique, social et culturel. Tous les participants partagent un objectif politique commun. Ils multiplient entre eux les interfaces dont le réseau serré doit accélérer la responsabilisation du centre de pouvoir de l’État assisté, depuis une éventuelle phase de prévention jusqu’à la sortie de crise.
L’approche globale est le fruit de la remise en cause du concept militaire américain des années 1990, mis à mal par les insurrections irakienne et afghane. Ce concept reposait sur la supériorité technologique et la maîtrise de l’information : frappes ciblées à distance, technocratisme d’une planification d’actions fondées sur des « effets » et concept du « zéro mort ». L’approche globale remet donc le facteur humain au cœur de la problématique guerrière. Elle replace les actions de stabilisation au milieu des activités politiques de la société : recréation des outils sécuritaires (armée et police), rénovation des prérogatives régaliennes, reconstruction de l’économie, soutien à la renaissance de la société civile…
En outre, l’approche globale conduite par une nation n’est pas une action unilatérale. Elle s’inscrit la plupart du temps dans une action collective au sein d’organisations internationales dont l’effet global dissout les efforts nationaux, quand ceux-ci sont déployés sans effort de « faire-savoir ». Les alliances internationales sont à l’œuvre sur tous les théâtres d’opérations. Mais force est de constater que le leader actuel est harassé : Washington sollicite ses alliés pour obtenir d’eux plus de moyens et d’hommes. « La quête d’un multilatéralisme peut être associée à l’idée que les États-Unis cherchent à partager les coûts politiques, financiers et humains de leurs interventions extérieures, avec les alliés les plus appropriés car défendant leurs intérêts propres », écrit Barthélemy Courmont1. Il est évident que l’approche globale doit elle aussi se partager. Après son retour dans le commandement intégré de l’otan, et dans un contexte de proximité de vues avec Washington, la France se doit de se doter d’une structure pour s’approprier l’approche globale.
En Afghanistan, l’approche globale a été marquée, en 2004, par la création d’un grand état-major américain dont la vocation est de reconstruire la capacité sécuritaire autonome de l’État afghan : le commandement interallié de transition pour la sécurité en Afghanistan (Combined Security Transition Command-Afghanistan, cstc-a). Armée et police sont les deux grands piliers de cette restauration. L’ambassade des États-Unis pilote cette transition sécuritaire, de même qu’elle soutient le gouvernement d’Hamid Karzaï et qu’elle pilote des efforts de reconstruction civile, spécialement à Kaboul. En parallèle, la France poursuit une démarche similaire mais minimaliste dans laquelle l’armée participe à la formation des élites militaires afghanes et l’ambassade conduit des projets de développement. En 2009, la mission Lellouche a souligné la pertinence de ces actions, mais a déploré le manque de coordination de l’aide au développement. La France, jusqu’à maintenant, a surtout contribué à des missions de la politique européenne de sécurité et de défense (pesd) dans les fonctions de police et de justice. Mais comme le souligne le préfet Dussourd, l’approche globale ne se limite pas à ces deux volets : « [Tout aussi fondamentale est la nécessité] de déployer des experts dans le domaine de la reconstruction et du rétablissement des services vitaux pour la population : santé, éducation, agriculture, routes… »
Résumons. Les conflits récents ont démontré que seul le volet civil de gestion des crises permettait de clore l’intervention militaire. L’outil militaire classique et hypermoderne ne peut venir à bout partout et durablement des oppositions rencontrées, surtout quand leur support idéologique est étranger à l’Occident. Les États-Unis ont besoin de leurs alliés pour participer davantage à leur effort de guerre et favoriser leur désengagement militaire. Voilà au moins trois raisons pour la France de s’investir dans le développement d’une politique interministérielle de gestion des crises extérieures. Par ailleurs, elle ne peut demeurer à la traîne de ses alliés pour acquérir ce nouvel outil de soft power. Enfin, les armées en opérations côtoient de nombreux acteurs civils avec lesquels la meilleure coordination est facteur d’efficacité. Une nouvelle politique de gestion des crises extérieures ne peut être que civilo-militaire.
- La genèse d’une politique française
de gestion des crises extérieures
Faisant suite à la parution du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, le premier rapport du préfet Dussourd est publié au mois de février 2009, révélant les lacunes du volet civil de la participation nationale à la résolution des crises internationales. Effet direct d’une réunion interministérielle qui s’est tenue au mois de mai 2009 afin de décider de la mise en œuvre d’une stratégie interministérielle d’action et de moyens, le second rapport (octobre 2009) vise à apporter des propositions concrètes pour y remédier. Un groupe de travail interministériel est aussitôt constitué pour faire émerger une task force au ministère des Affaires étrangères et européennes (maee), désigné pilote de la gestion des crises extérieures.
Il faut souligner la rapidité avec laquelle tout se met en place, signe de l’importance accordée au plus haut niveau à ce dossier. C’est en effet Claude Guéant qui a mandaté le préfet Dussourd. Les réunions interministérielles se succèdent pour donner un contour au projet : financement, organisation et stratégie sont tour à tour abordés et structurés, non sans laisser des zones d’ombre, tant le sujet est nouveau et délicat en pleine période de réforme de l’État. La fusée aura trois étages. Le premier est celui du conseil de défense (ou comité restreint), qui définit la politique à suivre, sous la présidence du chef de l’État. Le deuxième est un comité de pilotage de haut niveau constitué par le sgdsn, le secrétariat général du maee, et des hauts fonctionnaires de la Défense et de la Justice dont la responsabilité sera de définir des priorités ou de valider des stratégies-pays. Le troisième niveau est constitué par la task force elle-même, chargée notamment de gérer les viviers et de définir les financements.
Pour le ministère de la Défense, ce projet revêt des enjeux capitaux : il faut absolument en être, mais sans y laisser des plumes. L’état-major des armées (ema), associé aux réunions, définit donc des « lignes rouges » qui circonscrivent le périmètre des intérêts de la Défense. En tout premier lieu, la chaîne de commandement pour la conduite des opérations militaires doit être préservée avec ou malgré les intérêts propres du maee. Deuxièmement, le budget des opérations extérieures ne doit pas servir à alimenter la politique interministérielle des crises. Troisièmement, les effectifs de la réserve opérationnelle, vivier employé pour les opérations extérieures, ne doivent pas être ponctionné. À ces trois lignes, il faut en ajouter une, non écrite, qui veut que les armées ne soient utilisées à des tâches non militaires que de manière exceptionnelle. Bien que celles-là soient professionnalisées depuis 1997, le vieux démon du soldat corvéable à merci hante encore les esprits des officiers supérieurs et courtise ceux des hauts fonctionnaires.
Au ministère de la Défense, dans les organismes chargés d’y réfléchir, état-major des armées, délégation aux affaires stratégiques (das) ou centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (cicde), une doctrine s’élabore peu à peu afin de définir ce que peut et ce que doit être la gestion de crise internationale à la française, intégrable et compatible avec ce qu’il se fait chez les alliés, à l’otan ou au sein de l’Union européenne.
Pendant ce temps, au début du mois de janvier 2010, une réunion au maee organise la task force et définit ses principes généraux de fonctionnement. Le groupe aura une structure permanente légère et modulaire, en trois cercles concentriques. Il sera constitué d’agents permanents formant le secrétariat, d’agents pré-identifiés des directions concernées du maee mobilisables sur ordres et de points de contacts désignés dans les administrations et chez les opérateurs concernés. Un chef, dont il est convenu qu’il sera choisi au sein du ministère de l’Intérieur, de l’Outre-Mer et des Collectivités territoriales (miomct), est désigné au début du mois de février. Il s’agit de Mme Dara Sin, déléguée à l’action internationale et européenne (daie), qui possède une solide expérience des relations internationales et des situations de crise complexes. La task force aura un rôle aussi préventif que curatif. Agir concrètement est une priorité. Les acteurs de la politique interministérielle de gestion de crise doivent se connaître, se parler et s’organiser.
Un groupe de travail transverse chargé de gérer une crise étrangère existe déjà au maee. Il s’agit de la cellule Afghanistan-Pakistan (afpak), mise en place sous l’impulsion du député Pierre Lellouche, nommé au mois de mars 2009 représentant spécial pour l’Afghanistan et le Pakistan, et qui, en 2008, dans son rapport parlementaire, avait déjà signalé la faiblesse de notre implication dans la reconstruction civile de l’Afghanistan. La cellule afpak a-t-elle vocation à intégrer la nouvelle task force qui se met en place ? Ne serait-ce pas un premier pas de concrétisation de la rationalisation ? L’organisation de la nouvelle task force est complexe. Subordonnée organiquement à la direction générale politique (dgp) du maee, elle dépend aussi du centre de crise par sa capacité à se rattacher au plus vite à la gestion à chaud de toute nouvelle crise.
À la réflexion, on peut regretter que le secrétariat général à la Défense et à la Sécurité nationale (sgdsn) ne soit pas le niveau de fusionnement des travaux interministériels, puisque celui-ci, placé sous l’égide du Premier ministre, est constitutionnellement interministériel. On l’aura saisi, les enjeux pour les différentes administrations sont importants.
- Quels enjeux pour les armées et le service public ?
Entrons dans des considérations plus prospectives. Actuellement, les travaux relatifs à la montée en puissance de la task force et de cette nouvelle stratégie se poursuivent. Derrière les mots et les idées prometteurs, le réel peut s’avérer difficile à mettre en œuvre.
L’envoi en mission de fonctionnaires civils dans des pays instables ou des zones de non-droit n’est pas simple. Des policiers ou des fonctionnaires de la Défense le font déjà, et à leur honneur. Mais les trouver en nombre suffisant tout en remplissant les critères de compétence est difficile. Alors, élargir leur nombre et l’ouvrir à d’autres ministères est-il réaliste ? Ce travail nécessite en effet des hommes et des femmes disponibles et expérimentés, des personnes qui doivent avoir envie de servir leur pays avec du courage physique et moral, posséder le goût de l’aventure et du départ, s’accommoder de situations matérielles inconfortables et, surtout, pouvoir gérer leur situation personnelle et familiale pendant une longue absence. Certes la majorité des fonctionnaires est constituée d’hommes et de femmes disponibles et professionnels. Toutefois, au pays merveilleux des trente-cinq heures et des loisirs portés au niveau des droits acquis, la remise en question des avantages, des vacances et des week-ends, de la routine et du confort des conditions de travail, des garanties statutaires est-elle sérieuse ? Le préfet Dussourd préconise une révision indispensable des statuts et des traitements qui rende possible cette réforme. Cela sera-t-il suffisant ? En outre, la sécurité du personnel engagé est un problème épineux. Posons la question abruptement : comment réagiraient l’opinion publique et les médias français à la mort de dix fonctionnaires civils français lors d’un attentat dans un pays lointain où ils travaillaient à restaurer un État failli ?
Réforme des statuts et transformation des mentalités dans la fonction publique : voilà incontestablement deux gros chantiers, dignes des travaux d’Hercule. On comprend mieux la crainte de l’état-major d’une mainmise sur l’élite des trente mille réservistes pour alimenter cette nouvelle exigence. Il en va de même pour l’implication des gendarmes, dont on connaît la disponibilité et le professionnalisme, qui sont dorénavant gérés par le miomct. Or ces derniers sont déjà fortement sollicités : dissolutions et restructurations en cours, engagements croissants en métropole et à l’étranger (Kosovo, Côte d’Ivoire, Haïti, Afghanistan). Le préfet Dussourd évoque donc le déploiement d’experts privés ou de jeunes retraités, qui pourrait pallier les problèmes de réduction des effectifs qui prévaut dans la révision générale des politiques publiques (rgpp).
Une autre solution partielle pourrait être de profiter du savoir de ceux qui ont l’expérience des situations de crise à l’étranger : les militaires. Pierre Lellouche évoquait cette éventualité dans une interview accordée à Jean Guisnel en mars 2009 : « Nous recherchons donc des gens un peu aventureux, qui seront soit des réservistes militaires, soit de jeunes retraités. Surtout, ils auront envie de faire œuvre utile en donnant un coup de main au peuple afghan2 ! »
Les militaires, par définition, connaissent bien les situations de crise où règne l’état insurrectionnel, les pays dangereux où l’on ne se déplace qu’avec la plus grande prudence en s’évertuant à conquérir les cœurs et les esprits par le respect des us et coutumes, et ont un certain regard sur l’étranger. Ils savent que lorsque les armes se sont tues, le retour à une situation normale passe par les voix et les regards, les attitudes et les comportements. Pour gagner la confiance de ses interlocuteurs étrangers, souvent ouverts et bien disposés, mais toujours réalistes et facilement méfiants, il faut du temps en échanges et palabres, acclimatation et apprivoisement. Cette qualité humaine, cette intelligence de situation sont des dispositions personnelles et une expérience qui s’acquiert. Les militaires savent aussi que le greffon des doctrines occidentales prend mal sur l’armée afghane et que seules la grande politesse des soldats afghans et la conscience de l’intérêt qu’ils tirent de leur patience les empêchent de nous le refuser. Et ils ont aussi développé des qualités incontestables de planificateurs et d’organisateurs, parfois avec peu, toujours avec des moyens comptés. Un des officiers supérieurs en charge du dossier au ministère de la Défense l’a souligné : « L’individu est au cœur des sujets. »
Si la gestion interministérielle des crises est « civilo-militaire », son centre de gravité est actuellement plus civil que militaire. Seuls deux cadres du ministère de la Défense participeront à la task force. Il est vrai que le chantier est surtout du côté civil. Mais est-ce logique ? La perte d’influence que l’institution connaît inquiète les militaires. Et voilà que la menace d’une mainmise civile sur les théâtres de crise se profile. Menace ou opportunité ? Toutes les crises ne réclament d’ailleurs pas une présence militaire. Il est frappant de constater à quel point, en Afghanistan, les soldats et les civils américains vivent et travaillent plutôt bien ensemble. Question de culture patriotique sans doute et de culture de l’efficacité. Leur volonté de réussir ensemble est impressionnante, même si leur action n’est pas exempte de reproches. Dans une France des replis communautaires et des guerres de chapelle, une telle synergie est-elle objectivement concevable ? S’appuyer davantage sur les militaires semble être une solution pour placer cette ambition de rayonnement sur de bons rails.
Les militaires n’arrivent pas face à des civils toujours totalement néophytes en la matière. Si la plupart des fonctionnaires ne vont à l’étranger que pour leurs vacances, certains opérateurs parapublics s’exportent déjà, et parfois dans des pays chaotiques. Ils y côtoient des entreprises privées venues faire des affaires.
Militaires, fonctionnaires et intervenants privés sont amenés à collaborer à la résolution des crises. Leurs intérêts tantôt divergent, tantôt convergent. Prenons l’exemple des opérateurs français de la coopération internationale. Plusieurs agences chargées d’assister des pays étrangers dans leur développement existent déjà. Leur variété confirme que la grande faiblesse de la stratégie civilo-militaire est la coordination interministérielle. L’agence française pour le développement est sous la tutelle du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Emploi (minefe), du minaee, du miomct et du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire (miinds). Ubifrance est placée sous celle du secrétariat d’État chargé du Commerce extérieur. France coopération internationale (fci) est un groupement d’intérêt public spécialisé dans la gouvernance, dans la sphère du Premier ministre qui nomme son président. Enfin, civipol est une société qui promeut les savoir-faire du miomct et soutient les exportations de matériels pour la sécurité publique. Chacune possède ses statuts et a développé sa propre logique, ses propres intérêts. La réflexion actuelle sur la révision de la stratégie d’influence française est une opportunité unique. Ne serait-ce pas l’occasion de fusionner tous ces opérateurs dans une unique agence française sous tutelle du Premier ministre ?
Le préfet Dussourd pointe du doigt une des principales limites de l’influence extérieure française : la désunion de ses forces. C’est pourquoi il plaide en faveur de la création d’une agence unique. Cette désunion pourrait en outre profiter à des opérateurs totalement privés. La France possède de nombreuses sociétés privées de conseil ou de sécurité. Certaines sont déjà sollicitées par de grandes entreprises pour former leur personnel aux risques rencontrés dans les pays en crise. Néanmoins, le préfet Dussourd souhaite aussi que cette nouvelle stratégie permette de promouvoir l’accès aux marchés pour les entreprises privées. L’avantage de les intégrer très en amont des projets est de s’assurer de la cohérence des actions menées dans un but stratégique. En effet, des initiatives maladroitement conduites pourraient brouiller le message diplomatique et nuire à l’action globale de la France.
Toutefois, collaboration public-privé étroite ne signifie pas forcément convergence des vues. Par exemple, la réalisation d’une mission pour des militaires assistés par des sociétés privées peut poser des problèmes. Cas concret : à Kaboul, les militaires américains paient la société militaire privée américaine Military Professional Resources Inc (mpri) pour réécrire et transmettre aux Afghans de nouvelles doctrines d’emploi militaires. Les soldats américains ont l’ordre de faire vite et bien afin de favoriser l’engagement afghan dans les meilleurs délais et leur propre désengagement. mpri, elle, a une tout autre logique : faire de l’argent – le glissement des calendriers et les reconductions de contrats se négociant en millions de dollars.
Faut-il donc constituer une agence d’État ou bien une agence mixte sur un modèle de partenariat public-privé ? Faut-il favoriser l’émergence d’agences privées comme l’Agence des États-Unis pour le développement international (usaid) ? Si, en France, la primauté de l’État pour l’action extérieure est de mise, on peut s’interroger sur la portée de la réforme générale des politiques publiques sur cette constante.
- Conclusion
Les armées doivent davantage se coordonner avec les acteurs civils pour résoudre les crises et les conflits. C’est un fait. L’extension du nombre et du genre des acteurs civils concernés suggère une révolution culturelle qui risque d’être longue à venir. Celle-ci commande un processus de dialogue entre la Défense et le maee, entre tous les autres ministères concernés, mais aussi entre l’État et les partenaires privés. Une telle synergie appelle aussi la définition pour chaque intervention extérieure d’un mandat politique clair, qui ne doit pas être une contrainte, mais doit fédérer des postures dans un esprit plus que dans une lettre stricto sensu appliquée.
En définissant une politique interministérielle de gestion civilo-militaire des crises extérieures et en créant une task force au maee, il s’agit pour la France de réaliser un outil national de rayonnement adapté, optimisé et rationalisé. Utilisable dans un cadre strictement national, il est bien sûr destiné à être surtout employé dans un cadre multinational, ONU, Union européenne, voire otan. Celle-ci s’interroge d’ailleurs aussi sur sa politique d’approche globale et sur la pertinence de se doter d’une structure supplémentaire purement civile.
Cet article est loin d’avoir abordé tous les aspects de la politique de gestion civilo-militaire des crises. Éludé ici et pourtant capital, le financement n’est pas la moindre des difficultés. Qui paiera ces « Suisses » ? Comment mieux montrer que l’argent de la France est bien investi dans les crises étrangères ? Cette dernière question, soulevée par les rapports Lellouche et Dussourd, démontre paradoxalement l’importance rémanente du rayonnement national à une époque de mondialisation, de confirmation des structures internationales et d’affaiblissement des États.