L’action militaire est empreinte d’une contradiction fondamentale qui peut être résumée dans deux citations. La première est du maréchal Lyautey : « Autour de chacun d’eux, nos troupiers construisent des routes, défrichent des jardins, véritables pionniers de civilisation et de progrès. […] Partout où nous avons planté notre drapeau, c’est la résurrection. […] Derrière nos troupes les communications s’ouvrent, la vie industrielle surgit, […] nous restaurons et nous construisons. […] Partout où notre drapeau se dresse, les populations accourent se mettre à son abri, sachant qu’il les libère de l’anarchie et leur apporte la paix, la protection et le bien-être1. » La seconde est du général de Gaulle : « Mais, tôt ou tard, prévue ou non, déclenchée à dessein ou bien subie avec horreur, voici la guerre ! Au premier éclair des épées, l’ordre des valeurs se trouve bouleversé. Sortant de la pénombre, le chef militaire est investi, tout à coup, d’une autorité effrayante. En un clin d’œil, ses droits, comme ses devoirs, atteignent leurs extrêmes limites. La vie des autres est mise à sa discrétion2. »
Le militaire, tel Janus, a deux visages, civilisateur d’un côté, guerrier de l’autre. Et s’il accepte les deux missions parfois simultanément, il n’aime pas remplir la seconde contraint par les cadres et les conditions de la première. Or le défi juridique des opérations d’aujourd’hui réside dans un constat : le droit des conflits armés classique est devenu obsolète. Certes ses principes fondamentaux ne sont pas remis en cause, mais les conditions de son application ne sont plus réunies dans les opérations que l’armée française conduit actuellement. Le paradigme qui permettait d’appréhender intellectuellement les conflits armés de jadis s’est transformé. De guerre, il est devenu gestion de crise. Ainsi le champ d’application classique de ce droit d’exception tend à se rétrécir de jour en jour alors que, paradoxalement, s’ouvrent de nouveaux domaines d’application de la conflictualité.
- Le droit des conflits armés classique est devenu obsolète
Les conventions de Genève du 12 août 1949 constituent la base du droit applicable en temps de guerre, le jus de bello ou in bello. Leur principe est fondé sur la stricte discrimination entre le combattant et le non-combattant. Le combattant est un militaire professionnel ou volontaire issu d’une armée régulière, d’une milice ou d’une levée en masse. Il est revêtu d’un uniforme et porte ses armes ouvertement. Il peut tuer ou blesser légitimement comme il peut être lui-même tué ou blessé. Il peut être détenu sous le statut de prisonnier de guerre simplement dans le but d’ôter, par son absence, des capacités à l’ennemi. À partir du moment où il est hors de combat ou qu’il a remisé son arme et quitté l’uniforme, il rejoint la catégorie des personnes expressément protégées : les civils (4e convention), les blessés (1re convention), les naufragés (2e convention) ou les prisonniers (3e convention).
Or, aujourd’hui, ces caractéristiques ont disparu des champs de bataille. L’adversaire peut prendre son arme la nuit venue et redevenir un paisible berger dès l’aube. Il peut disposer le long d’une route ou dans un marché bondé, des engins explosifs improvisés qu’il commande à l’aide d’un téléphone portable ou d’une télécommande infrarouge de téléviseur. Il est ainsi à même de tuer ou de blesser de manière atroce non seulement nos soldats, mais aussi de nombreux civils de son propre camp, des enfants, des vieillards, des femmes…
Ces mêmes conventions de Genève, ainsi qu’un certain nombre de textes internationaux ultérieurs, déterminent des cibles légitimes et des cibles illégitimes. Sont légitimes celles dont la destruction ou la neutralisation par la force procure un avantage militaire certain. Sont illégitimes celles qui sont de nature fondamentalement civile, et parfois expressément protégées tels les hôpitaux ou les objets appartenant au patrimoine culturel et religieux3.
Ces distinctions sont faciles à faire lorsqu’elles sont clairement et délibérément mises en avant par les belligérants par des signes ou des caractéristiques prévues par le droit. Mais le cas de l’homme en armes qui rentre chez lui, dans sa famille, ou celui de la bande armée qui s’arrête chez un paysan pour passer la nuit ou qui traverse une rue passante et populeuse ne sont pas vraiment couverts.
De ce droit de Genève, au cœur du comportement de nos armées civilisées, il ne reste que deux choses : un droit codifié, promu au rang de droit coutumier, et quatre principes. En effet, lorsqu’on fait face à des adversaires qui ne respectent pas les normes énoncées par Genève, voire qui, pour certains, n’en connaissent même pas l’existence, un artifice de juriste consiste à les transformer en droit coutumier applicable à toute personne qui se veut être un combattant digne de ce nom4. Le procédé a certains avantages. Il permet, notamment, de pouvoir invoquer ce droit devant les juridictions pénales pour des personnes qui ne présentent pas les caractéristiques du combattant telles que décrites plus haut, mais qui se comportent comme tel. L’artifice est assez dissuasif à moyen terme ; toutefois, il n’est pas certain que cela favorise son application dans l’immédiat.
Par ailleurs, faute d’appliquer le droit des conflits armés à la lettre, le chef militaire comme l’exécutant peuvent, dans leur prise de décision, se reposer sur quatre principes :
- la proportionnalité, qui consiste à veiller à ce que les pertes ou les dégâts causés par l’action militaire ne soient pas excessifs au regard de l’avantage global, militaire, mais aussi stratégique et politique, recherché ;
- la discrimination, qui consiste à distinguer les combattants des non-combattants, principalement civils mais aussi blessés, naufragés, prisonniers et personnel religieux ou de santé ;
- la nécessité militaire, qui se mesure à l’avantage militaire que l’on peut tirer de l’action et qui, outre la discrimination et la proportionnalité, inclut aussi la notion d’utilité ;
- l’humanité, qui comprend les principes des droits de l’homme qui existent dans le droit des conflits armés et qui incluent, entre autres, l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, l’interdiction du génocide et de l’esclavage.
Si le chef militaire passe les ordres qu’il donne et l’exécutant les actes qu’il accomplit au filtre de cette grille de lecture, leurs chances de se tromper sont minimales. Ce filtre reste toutefois très aléatoire. Comment repérer des combattants qui se fondent à volonté dans la population civile ? Quelle proportionnalité et quelle discrimination appliquer contre des engins explosifs improvisés ? Des critères subjectifs et difficiles à maîtriser.
Cela explique pourquoi, dans aucun des conflits armés que mène l’armée française, le droit de Genève ne s’applique. Celui-ci, issu des quatre conventions originelles, ne prend effet que lorsque le conflit est déclaré de jure ou de facto entre deux États. Certes, l’article 3, commun aux quatre conventions, et les deux protocoles additionnels5 ont étendu à des conflits armés non-internationaux certains principes du droit international humanitaire, mais ils ne leur transfèrent pas la totalité de ses normes, loin s’en faut.
Or l’histoire nous montre que les conflits armés ne sont pas tous des conflits entre États. Le groupe d’observation des conflits d’Uppsala, en Suède estime en effet que le nombre de conflits armés interétatiques s’est largement amoindri, voire quasiment éteint6. Déjà, les guerres coloniales avaient démontré une certaine obsolescence du droit de Genève. La communauté internationale avait déjà estimé devoir les réviser et ajouter un protocole relatif à la protection des victimes de conflits armés non-internationaux. Ce protocole a toutefois été bien peu opérant dans les conflits qui ont suivi la guerre froide. Les conflits d’aujourd’hui ont largement perdu leur dimension et leur origine politiques. Leurs causes sont désormais multiples, souvent irrationnelles et parfois confuses. En tout état de cause, ils ont perdu la caractéristique mise en exergue par Clausewitz : « La continuation de la politique par d’autres moyens. »
La motivation des acteurs qui les mènent, terroriste, soldat perdu ou criminel, se situe dans des sphères autres. Le terroriste peut avoir des objectifs aussi bien politiques que religieux ou crapuleux, tous se mélangeant dans des proportions diverses. Ses actes contiennent à la fois de la frustration sociale, un besoin de reconnaissance, une exploitation avisée des tendances suicidaires inhérentes à l’être humain et une dimension criminelle non négligeable de par les procédés employés et ses intentions premières. Le soldat perdu, mercenaire ou guerrier d’occasion, est celui qui ne sait pas faire autre chose que se battre. C’est le résultat d’une régression, d’un retour vers le reître ou vers le lansquenet de la guerre de Trente Ans. Il n’existe que par son statut de guerrier et y trouve une grande satisfaction sociale. Le criminel, lui, est celui qui protège par la violence des activités pénalement répréhensibles et qui crée des conflits armés sans posséder d’ambition politique particulière. Tant que ses activités continuent, la guerre se poursuit. Tel est le cas des conflits qui se déroulent à l’heure actuelle en Amérique latine ou en Afrique centrale voire en Afghanistan, où trafics illicites et actes de guerre se mélangent intimement.
- Un changement de paradigme
La charte des Nations Unies bouleverse également le paradigme de la guerre classique. Désormais, la force n’est plus employée pour détruire l’adversaire mais pour « maintenir la paix et la sécurité internationale », autrement dit pour faire cesser la violence. Après de nombreuses tentatives sémantiques – interposition, imposition, rétablissement ou maintien de la paix –, le choix des autorités multinationales s’est porté sur le terme « gestion de crise », qui, depuis 1990, sert de référence aussi bien à l’onu qu’à l’otan et à l’Union européenne.
À l’onu, cette « gestion de crise » est décrite par le rapport Brahimi de 1999 qui tire les conclusions des conflits des années 1990 et qui guide, depuis, l’action de l’organisation. À l’otan, elle est devenue la justification essentielle de l’organisation, passée ainsi du statut d’alliance défensive à caractère régional à celui d’organisation de gestion de crise beaucoup plus globale. À l’Union européenne, elle est au cœur de la politique de sécurité et de défense commune, dont les instruments comprennent un volet militaire, un volet civil avec des instruments « police », « État de droit », « protection civile » et « administration civile », et un soutien politique et structurel très puissant de la Commission. Cette vision se développe aussi en Afrique par le biais de l’Union africaine ou des organisations sous-régionales et, peu ou prou, sur les autres continents.
Il n’est plus besoin d’un conflit « menaçant la paix et la sécurité internationales » au sens de la charte pour intervenir. La crise peut être gérée dès son apparition par le déploiement d’instruments ad hoc à la demande du Conseil de sécurité, dans le cadre d’accords bilatéraux ou à la demande du pays en crise.
Toutefois, la résolution de la crise peut nécessiter un conflit armé dont la définition, vraiment très minimale, est donnée par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie à travers l’arrêt Tadic : « Un conflit armé existe chaque fois qu’il y a recours à la force armée entre États ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés, ou entre de tels groupes au sein d’un État. »
Cette définition ne dépend plus du droit et ses conditions de réalisation sont plutôt vagues. Elle est difficile à mettre en œuvre en raison de son amplitude et des difficultés qu’entraîne son interprétation. Ainsi, la limite entre conflit armé et troubles internes définie par le protocole 2 additionnel aux additionnel aux conventions de Genève est de plus en plus ténue7. Elle repose essentiellement sur une mesure d’intensité très subjective et source de débats techniques, et surtout politiques, infinis.
En outre, la gestion de crise a pour objectif stratégique de faire reculer la violence. Il n’est donc plus question pour le chef militaire de répondre au défi que lui lance son ennemi par la supériorité matérielle ou technologique, mais de faire en sorte que celui-ci renonce à la violence de lui-même soit par l’action, soit par la dissuasion ou la persuasion. C’est donc bien de supériorité morale qu’il s’agit ; ce qui caractérise la victoire est désormais l’adhésion à des valeurs réputées universelles dans une situation apaisée.
De ce fait, la gestion de crise est intégrée. Elle oblige à une cohérence politique et stratégique de tous les instruments. En son nom, les valeurs et les règles que prône le militaire doivent être les mêmes que celles du juge de l’État de droit ou du policier. Autrement dit, le comportement du soldat doit se conformer au mieux à celui exigé par l’État de droit.
Le cadre juridique dans lequel nos militaires sont donc amenés à évoluer est très proche de celui du droit commun. Certes, comme en Afghanistan, les résolutions du Conseil de sécurité leur donnent une marge de manœuvre suffisamment importante pour que la force soit employée, mais, de facto, ils doivent se restreindre fortement afin de ne pas compromettre l’objectif stratégique qui est d’éradiquer la violence et de mettre en place nos valeurs, État de droit et démocratie.
Il en résulte que les opérations militaires qui sont menées à l’heure actuelle se rapprochent de plus en plus d’opérations de police musclées. Pour ce qui est du terrorisme, l’interprétation est partagée. Si la lutte contre ce mode d’action est considérée comme essentiellement policière en France métropolitaine, y compris pour le plan vigipirate, elle est une mission militaire en Afghanistan. De même, au Kosovo, la plus grande partie des missions confiées aux armées tourne autour de la notion de contrôle de foule, c’est-à-dire de maintien de l’ordre.
La lutte contre la piraterie soutient aussi cette ambiguïté. De par la convention de Montego Bay, la piraterie est un crime de droit commun passible des tribunaux pénaux. Toutefois, compte tenu de son ampleur et de l’intensité des moyens déployés par les pirates dans le golfe d’Aden, il a fallu faire appel à des moyens militaires. Il s’agit donc d’une mission de police menée par l’instrument militaire de l’Union européenne avec une chaîne hiérarchique militaire et sous couvert d’une résolution du Conseil de sécurité.
Les « combats » d’aujourd’hui ne sont donc pas les mêlées d’hier où la violence était sans limites, où le gagnant était celui qui arrivait à détruire les forces de l’adversaire ou à les neutraliser suffisamment pour lui imposer sa volonté. Le vainqueur est désormais l’ensemble des nations réunies sous la bannière de l’onu qui réussissent à faire revenir un État ou une contrée dans le concert normal et pacifique des relations internationales. Le terme « imposer » laisse donc de plus en plus la place au terme « convaincre ».
Malgré cela, plusieurs épisodes paroxystiques comme, par exemple, les attaques de l’aviation ivoirienne à Bouaké en 2004, celles simulées de l’aviation israélienne sur les positions françaises au Liban en 2006 ou l’embuscade d’Uzbeen en août 2008 ont montré qu’il fallait, à certains moments, garder intacte la capacité de combattre. Or la meilleure façon de la conserver est de laisser au commandement militaire une liberté d’action à travers ses règles d’engagement et de maintenir un dialogue permanent entre les autorités politique, stratégique et militaire afin de pouvoir constamment les adapter à la situation. D’un côté, le chef militaire fait valoir ses besoins en matière d’usage de la force nécessaire à l’accomplissement de sa mission. De l’autre, le responsable politique et stratégique détermine le niveau de violence acceptable pour réaliser au mieux ses objectifs.
Toutefois, afin de prévenir toute situation isolée et inattendue, il faut aussi ménager des « lucarnes » juridiques permettant au chef militaire d’assumer pleinement le défi qui lui est lancé par son adversaire sans répondre d’une responsabilité pénale inopportune et inhibitrice.
La définition de ces lucarnes passe par deux actes de « dé-judiciarisation ». La première consiste à définir des « épisodes de guerre » dans lesquels le droit des conflits armés s’appliquerait de facto ; la seconde à ne pas considérer la mort au combat comme une mort suspecte8. Il faut laisser au commandement la faculté d’apprécier s’il y a eu des infractions à la loi pénale, et de porter plainte, le cas échéant, au titre de son obligation de dénonciation (article 40 du code de procédure pénale).
L’armée française cherche à être la plus vertueuse possible à travers le respect du droit et de l’éthique. C’est une question d’honneur, mais aussi de discipline au sens le plus noble du terme. Des réflexions intenses ont lieu sur ce sujet9.
- Une fermeture et une ouverture simultanées
Enfin, les opérations actuelles nous conduisent vers un mouvement contradictoire de fermeture et d’ouverture qu’il faut appréhender d’un point de vue juridique. Le droit issu de la charte des Nations Unies a eu pour effet de resserrer le spectre des conflits armés en éradiquant quasiment les conflits interétatiques. Ainsi, deux autres obstacles à l’expression de la violence illimitée sont apparus dans l’après-Seconde Guerre mondiale. D’une part, la mise en place récente de juridictions ad hoc puis permanentes de répression des crimes liés à la guerre, d’autre part, l’élimination des armements dont les effets sont indiscriminés, disproportionnés ou qui s’éloignent trop de la stricte nécessité militaire. Mais les champs des conflictualités s’ouvrent vers d’autres perspectives qu’il nous appartient sinon de limiter, au moins de contrôler juridiquement.
Dès la Première Guerre mondiale, la communauté internationale a pensé à judiciariser la détermination des responsabilités du conflit. Ainsi, en 1919, l’article 231 du traité de Versailles10 affirmait abruptement la « responsabilité de l’Allemagne ». Après la Seconde Guerre mondiale, les cours de Nuremberg et de Tokyo ont été chargées de cette tâche. Leur apparence juridictionnelle n’empêcha pas de les qualifier de « justice des vainqueurs », mais un véritable effort a été fait pour que leurs conclusions demeurent encore pertinentes aujourd’hui. Ainsi, les définitions de génocide ou de crime contre l’humanité sont directement issues de leurs jugements.
Aujourd’hui, la mise en place de cours pénales internationales chargées de réprimer de manière universelle les crimes graves liés aux conflits armés11 contribue à structurer encore plus le champ juridique des opérations extérieures. Après la mise en place de tribunaux ad hoc comme les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie ou pour le Rwanda, d’une cour pénale internationale permanente, a été créée par le statut de Rome de 1998 la Cour pénale internationale (cpi) de La Haye. Elle punit a posteriori et construit un droit pénal international dont l’application appartenait auparavant aux États, qui ne faisaient pas nécessairement preuve de bonne volonté en la matière. Son existence a un effet dissuasif contre ce genre de crime, effet qui contribue à limiter encore plus l’intérêt politique des conflits armés et à promouvoir les solutions pacifiques.
Mais ces juridictions ad hoc ou permanentes ne sont pas universelles. La compétence de la cpi, par exemple, ne s’applique qu’aux États signataires de son statut. De plus, elles sont lentes à prendre des décisions : Slobodan Milosevic est ainsi décédé au cours de son procès, laissant l’opinion publique internationale dans un grand état de frustration. De plus, elles coûtent cher aux États qui les soutiennent. Malgré ces défauts, elles comblent le vide judiciaire qui entourait jusqu’à présent l’issue des conflits armés, et créent ce que l’on appelle techniquement le jus post bellum.
Dans un second temps, un effort de maîtrise des armements, entamé dès la fin de la Première Guerre mondiale, s’est intensifié à partir du début des années 1990, c’est-à-dire à la fin de la guerre froide. Ses progrès sont notables même s’ils ne peuvent être qualifiés de satisfaisants.
L’arme nucléaire y a un statut un peu paradoxal : c’est une arme apocalyptique par nature mais qui est à l’origine de la plus grande période de paix que l’humanité ait connue. Malgré le symbole de souveraineté que représente sa possession, de grands efforts ont été faits pour la limiter. Après la démonstration par l’absurde du président Kennedy sous l’acronyme mad12 se sont développées toutes sortes d’initiatives à vocation universelle, traités d’interdiction des essais nucléaires (ctbt) ou de limitation des vecteurs et des accessoires nécessaires à son utilisation. Ils ont été complétés par des initiatives bilatérales d’interdiction de possession ou de transit (grands traités bilatéraux comme start I, start II et bientôt celui que s’apprêtent à signer les États-Unis et la Russie), ou de limitation géographique (traité de Pelindaba pour l’Afrique, de Rarotonga pour l’Océanie, de Tlatelolco pour l’Amérique latine et de Semipalatinsk pour l’Asie centrale), qui affirment, peu ou prou, la dénucléarisation de zones entières. Enfin, le traité de non-prolifération cherche à éviter que la possession de l’arme nucléaire ne s’étende.
Par ailleurs, de nombreuses armes classiques ont également été interdites. L’usage des armes chimiques a ainsi été proscrit dès 1925, mais leur production et leur commerce ne l’ont été qu’en 1993 (convention du 13 janvier). Puis viennent les armements biologiques (en 1984, pour la France), ceux qui génèrent des effets traumatiques excessifs ou qui frappent sans discrimination comme les éclats non-localisables, les mines, pièges et autres dispositifs, des armes incendiaires, des armes laser, des restes explosifs de guerre (convention du 10 octobre 1980), des mines antipersonnel depuis 1997 avec la convention d’Ottawa et des armes à sous-munitions avec la convention d’Oslo de 2008. Enfin, il y a le désarmement régional auquel nous participons, le traité sur les forces conventionnelles en Europe (fce) par exemple.
Au final, ces traités peuvent paraître très abstraits et leurs obligations extrêmement diverses. Mais ils ont des conséquences directes sur les opérations : ils interdisent au militaire d’employer de tels armements et limitent les risques que nos soldats en rencontrent sur le terrain.
Or si les procédés et les armes qui peuvent être utilisés en temps de guerre se trouvent aujourd’hui limités, les champs d’expression de la conflictualité augmentent avec le progrès social et technologique. Ainsi, trois domaines réclament une régulation de manière urgente : les sociétés militaires privées, le bouclier antimissile et la cyberdéfense, soit parce que des incidents se sont déjà produits, soit à cause de la mondialisation, soit parce que le domaine devient de plus en plus vital à notre civilisation et à nos États.
La prolifération des sociétés militaires privées trouve son origine dans le mouvement actuel de rationalisation de la dépense militaire. Nombre de fonctions qui avaient été confiées à des soldats à cause du faible coût de la conscription sont désormais plus rentables si elles sont externalisées, c’est-à-dire déléguées à des entreprises privées. Cette tendance a gagné tous les théâtres d’opérations et toutes les armées, notamment chez les Anglos-Saxons. Or les membres de ces sociétés peuvent être amenés à user de la force et à évoluer, alors qu’ils sont civils, dans des lieux réputés être des cibles légitimes au sens de la convention de Genève. La problématique ainsi posée est multidimensionnelle, financière, sociale, juridique... Outre le droit international humanitaire, elle concerne le droit du travail, le droit des sociétés, le droit des contrats, le droit de la sécurité sociale et pose notamment le problème de l’extension aux civils qui accompagnent la force des privilèges, immunités et priorités de juridiction prévus par le statut des militaires. Les réponses ne sont pas évidentes et seule une certaine pratique apportera des solutions claires.
Le bouclier antimissile est aussi une question, introduite par le Livre blanc, qui pose des problèmes juridiques importants. Ainsi, dans ce domaine et au vu des moyens dont elle dispose, la France ne peut œuvrer qu’au sein d’une coalition menée par les Américains. Des questions fondamentales se posent alors : à partir de quel moment et sur quels critères met-on en œuvre ce bouclier compte tenu des différences essentielles sur l’interprétation de la légitime défense entre les deux rives de l’Atlantique ? Dans quelle mesure pourra-t-on l’employer pour garantir la clause de solidarité du traité de Lisbonne ? En dehors des questions technologiques et politiques, les interrogations juridiques posées par ce type d’armement sont extrêmement ardues au temps de la mondialisation et de la solidarité croissante entre les nations.
Enfin, l’Est du continent nous a dévoilé le dernier champ de bataille en date : le cyberespace. Un certain nombre de faits, comme les attaques massives contre les installations informatiques d’anciens pays satellites de la Russie, ont montré les vulnérabilités profondes de notre civilisation de l’information. Ces menaces sont bien réelles. Or le Livre blanc demande d’assurer la mission de « lutte informatique offensive », c’est-à-dire des attaques ciblées sur les installations informatiques d’un éventuel adversaire, un domaine juridique encore en grande partie vierge. Les questions que nous pouvons nous poser sont multiples : toute atteinte au cyberespace est-elle d’ordre criminel ou peut-il y avoir un cyberconflit armé ? Comment définir un cybercombattant ?
Les interventions militaires posent donc de plus en plus de questions juridiques. Alors que le droit des conflits armés était, en apparence, un droit relativement simple, dont les circonstances d’application étaient juridiquement bordées, nous évoluons désormais dans des domaines de plus en plus structurés au plan juridique et de plus en plus proches du droit commun. Paradoxalement, face au succès du droit international pour limiter progressivement les conflits, de nouvelles perspectives s’ouvrent dont les conséquences ne sont pas encore pleinement appréhendées. Malgré cela, le leitmotiv du juriste opérationnel reste identique. Et pour essayer de répondre à Lyautey comme à de Gaulle : il faut tout faire pour que le militaire puisse remplir sa mission en toute sérénité dans un environnement juridique de plus en plus contraignant.
1 Maréchal Lyautey, Paroles d’action, Paris, Armand Colin, 1927, p. 293.
2 Général de Gaulle, Le Fil de l’épée et autres écrits, Paris, Plon, 1990, p. 213.
3 Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflits armés, La Haye, 14 mai 1954.
4 Jean-Marie Henckaerts, Louise Doswald-Beck, Droit international humanitaire coutumier. T. I, Règles, Paris, Bruylant, 2006.
5 Protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (protocole 1), Genève, 8 juin 1977. Protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949, relatif à la protection des victimes de conflits armés non-internationaux (protocole 2), Genève, 8 juin 1977
6 Peter Wallensteen (entretien avec), « Typology of Armed Conflicts », International Review of the Red Cross, vol. 91, n° 873, mars 2009, p. 7.
7 « Situations de tensions internes, de troubles intérieurs, comme les émeutes, les actes isolés et sporadiques de violence et autres actes analogues, qui ne sont pas considérés comme des conflits armés. »
8 En cas de découverte d’un cadavre, qu’il s’agisse ou non d’une mort violente, mais dont la cause est inconnue ou suspecte, l’officier de police judiciaire qui en est avisé informe immédiatement le procureur de la République, se transporte sans délai sur les lieux et procède aux premières constatations.
9 Cf. Benoît Royal, L’Éthique du soldat français. La conviction d’humanité, Paris, Economica, 2008.
10 « Les gouvernements alliés et associés déclarent, et l’Allemagne reconnaît, que l’Allemagne et ses alliés sont responsables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les gouvernements alliés et associés et leurs nationaux en conséquence de la guerre qui leur a été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses alliés. »
11 Il s’agit des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et du crime de génocide.
12 Mutual Assured Destruction (« Destruction mutuelle certaine »).