N°15 | La judiciarisation des conflits

Jean-Claude Barreau, amiral Jean Dufourcq, Frédéric Teulon
Paroles d’officiers
Paris, Fayard, 2010
Jean-Claude Barreau, amiral Jean Dufourcq, Frédéric Teulon, Paroles d’officiers, Fayard

Le propos de cet ouvrage constitue en fait une réflexion d’ensemble sur l’exercice du métier d’officier dans notre société contemporaine. Il est soutenu par ces « paroles d’officiers ». Mais il s’agit de militaires peu ordinaires. Ce sont en grande majorité des officiers généraux ou supérieurs, tous issus des grandes écoles militaires, ayant pour la plupart servi dans des formations de combat : une élite militaire combattante ayant atteint, ou en passe d’atteindre, des postes de haute responsabilité.

Destiné au grand public, l’ouvrage se lit aisément. Il s’ouvre sur le constat d’une armée française diverse et bouleversée par les réformes et les changements subis depuis trois ou quatre décennies. Il s’achève par une réflexion sur l’action militaire au xxie siècle, après s’être attardé sur le rôle de l’officier, sa place dans la société, les conditions de l’exercice de son métier, l’éthique militaire ou l’« expérience du combat ».

On peut toutefois regretter que cette réflexion n’ait pas la rigueur et la précision documentaire des études qui furent publiées sur les officiers par le passé 1. Elle comporte des poncifs, des approximations, quelques généralisations hâtives. Ainsi de cette surprenante affirmation : « Partageant au quotidien la vie de ses hommes, l’officier ne peut pas prétendre être ce qu’il n’est pas » (p. 95) ! La perspective historique fait défaut : elle est pourtant indispensable pour comprendre aujourd’hui la parole du militaire. Enfin, faute de méthode et de documentation, les auteurs prennent parfois les dires de ces officiers pour du bon pain. Un jugement partiel et partial de l’un d’eux est ainsi considéré comme un « éclairage précieux et lucide sur les candidats aux trois niveaux de recrutement » ! Traitant des « jeunes sous-officiers », cet officier ne prend en considération que ceux qui ont été formés directement à l’École nationale des sous-officiers d’active. Il passe sous silence la majorité des jeunes sergents (55 %), laquelle est composée par ceux qui ont commencé « tout petits » (selon leur expression), comme militaire du rang, et auxquels leur ancienneté en service procure autorité et compétence. De même avance-t-il que ses pairs qui sont passés par le rang ou qui sont issus de l’École militaire interarmes « ont un niveau scolaire généralement très moyen (juste le bac) » et qu’« ils ont rarement ouvert un livre » (pp. 64-66) ! Ces jugements à l’emporte-pièce d’un officier issu de Saint-Cyr n’ont rien de « lucides » : ils renvoient d’abord à une logique dominante de la sélection des chefs par le diplôme plutôt que par l’expérience et ils traduisent par ailleurs une rivalité qui travaille discrètement le corps des officiers de l’armée de terre, entre ceux du recrutement externe (Saint-Cyr) et ceux du recrutement interne.

Ces réserves étant faites, cet ouvrage présente un caractère tout à fait original : il constitue un témoignage précieux de l’état d’esprit actuel d’une élite militaire combattante. À lire ces pages, le lecteur tant soit peu averti de la chose militaire ressent une double impression.

En premier lieu, celle d’une protestation implicite ! Certains des aggiornamentos récents de l’institution militaire sont mis en question, et plus particulièrement ce processus de « banalisation » et de civilisation qui travaille les armées depuis plus de deux décennies. Cette protestation brandit une conception traditionnelle de l’officier. « La fonction d’officier demeure largement immuable », écrivent les auteurs, et « la mission première des officiers sera toujours de commander au combat » ! (p. 103). Le métier d’officier, impliquant « la responsabilité directe de l’action qui engage la vie des hommes » (p. 93) avec pour finalité de « gagner le combat » (p. 137), exige « des formations spécifiques et des tempéraments hors du commun » (p. 97). On pourra sourire de ces affirmations ronflantes. Mais comment, derrière l’emphase ne pas percevoir une contestation radicale des mutations d’une institution que certains observateurs assimilent maintenant à une « structure de service public » 2. D’une manière peut-être désuète et nostalgique, s’élevant contre des « dérives gestionnaires et bureaucratiques » de l’institution, contre la confusion entre commandement et management (pp. 95-101), cet ouvrage proclame implicitement qu’une armée n’est pas une entreprise comme une autre !

Dans le chapitre consacré à « l’expérience du combat » (pp. 129-153), on peut lire que « le combat […] implique de tuer si nécessaire » ! (p. 130). On y retrouve une antienne qui trame le discours militaire contemporain : elle proclame la vocation de l’officier à « donner la mort » et à la « recevoir » (pp. 130, 137). Il y est encore question de « vaincre par la rupture militaire » de « supériorité tactique », d’intensité du combat (pp. 133, 135, 140, 145)… Mais quel sens donner à ces évidences, à cette péroraison sur le combat alors que, depuis un demi-siècle, jamais le soldat français n’a aussi peu donné la mort, alors que jamais l’armée française n’a aussi peu souvent livré combat ? Ces combattants engagés dans d’innombrables opérations extérieures furent le plus souvent sacrifiés sur l’autel de la paix et durent subir des coups sans en rendre. Combattre leur fut interdit sauf dans de rares cas ! Certes, comme l’observe justement un officier, depuis peu, l’engagement en Afghanistan remet « l’officier français à sa place de chef de guerre » (p. 235). Mais l’affaire est récente. Et naguère, le soldat n’éprouvait nul besoin de gloser sur la nature du combat, sur la mort, qu’elle soit donnée ou reçue. Pour plagier Jean Baudrillard, cette mystique du combat que ce chapitre transpire ne désigne-t-elle pas « ce dont on est séparé » 3, comme l’expression d’une protestation pour des officiers dont la vocation était de commander au combat et qui, ayant trop souvent subi le feu de l’Autre, ne purent que rarement y répondre ?

La seconde impression réside dans un désenchantement. « Les métiers militaires s’éloignent inexorablement des préoccupations du quotidien des Français », déclare l’un de ces officiers (p. 57). Les auteurs en viennent à conclure que « les exigences hors normes du combat » deviennent peu compatibles avec « une société qui refuse la mort et qui est habituée à vivre en situation de sécurité contrôlée » (p. 132). « À quoi cela nous sert-il de demeurer une puissance militaire si le reste s’écroule ? », interroge un officier (p. 206) ! Désenchantement encore dans une nostalgie de la conscription (p. 55), dans une « perte de prestige » et dans le « déclassement » de l’officier (p. 107), mais aussi dans ce constat frappant : l’augmentation progressive d’un taux de suicides des militaires que, non sans raison, les auteurs attribuent à l’affaiblissement de ces liens de sociabilité qui, jusqu’à présent, caractérisaient la société militaire (pp. 119-124).

Comment ne pas s’attarder sur ce chapitre consacré aux rapports entre « les officiers et le pouvoir politique » ? Bien sûr, on y proclame l’attachement du soldat à la loyauté républicaine, mais on y précise : « Encore faut-il que les décisions prises par l’État soient acceptables par les citoyens de plein exercice que sont les officiers » ! Et les auteurs de citer cette parole : « L’État est légitime tant qu’il sert la Nation. Quand cette condition n’est plus respectée, l’officier doit […] fixer les limites de son indéfectible loyauté » (pp. 171-172). La charge est lourde ! Elle se nourrit de doutes sur la légitimité de certaines interventions militaires, sur la compétence des politiques et sur leur capacité à assumer la responsabilité de leurs décisions. Plus profondément, c’est le scepticisme des officiers vis-à-vis de l’intérêt que la classe politique porte à son armée qui est mis en avant, avec en final cette interrogation : « L’armée française est-elle en train de devenir une armée pontificale ? » (p. 194).

Trop peu rigoureux, cet ouvrage ne doit pas être considéré comme une enquête. Ce n’est même pas un essai ! C’est néanmoins un précieux document : le témoignage, en 2010, de la contestation latente d’une élite militaire combattante devant l’absence d’horizon d’une armée française qu’ils ont au cœur.


La justice des vainqueurs : de... | Danilo Zolo