Dans les débats actuels, le penseur écossais Adam Smith (1723-1790) est très souvent réduit au seul rôle de « pré penseur » du néolibéralisme économique et on ne retient de son œuvre que son livre sur la richesse des nations. Cette approche est réductrice à plusieurs égards. En premier lieu, elle oublie que Smith fut un philosophe moral – successeur de Francis Hutcheson à la chaire de philosophie morale de Glasgow –, dont l’œuvre maîtresse, la Théorie des sentiments moraux, semblait lui tenir particulièrement à cœur, car il l’a révisée à plusieurs reprises entre 1759, date de la première publication, et 1790, date de sa mort et de la parution de la sixième édition de l’ouvrage.
Réductrice, l’approche l’est aussi du fait qu’elle néglige certains aspects de la pensée économique de Smith. Ne citons ici que sa critique des marchands et manufacturiers favorables à l’établissement d’un système monopolistique : pour lui, il est clair que l’État doit intervenir afin de garantir une véritable libre concurrence. Même s’il milite en faveur d’une réduction du rôle de l’État dans la vie sociale et économique, il existe néanmoins des différences importantes entre sa pensée et les théories néolibérales actuellement en vogue. Dans cet article, je ne reviendrai pas sur ces aspects de la pensée smithienne déjà étudiés par d’autres auteurs. Je voudrais plutôt aborder un thème qui est rarement traité : la pensée militaire de Smith.
- La sympathie
Il est un fait que nous jugeons les sentiments et le comportement des autres. Dans son œuvre, Smith s’intéresse à deux types de jugement : celui concernant la propriété ou l’impropriété d’un certain sentiment ou comportement et celui concernant le mérite ou le démérite d’autrui. Ainsi, nous jugeons impropre qu’un adulte porte le deuil d’un canari pendant un an mais nécessaire qu’un individu ayant volontairement blessé autrui soit sanctionné pénalement.
Dans ce contexte, Smith pose la question suivante : sur quoi se fonde la légitimité ultime de ces jugements ? Autrement dit : qu’est-ce qui me donne raison de juger tel comportement, ou tel sentiment, approprié ou inapproprié et tel autre comportement méritoire ou déméritoire ? Et le comportement en question ne doit d’ailleurs pas être seulement celui d’un autre, mais peut également être le mien.
C’est pour trouver une réponse à ces questions qu’il introduit la figure du spectateur impartial – que l’on retrouve déjà chez Francis Hutcheson, par exemple. Lorsque mon jugement porte sur une autre personne dont le sort n’est d’aucune manière lié au mien, je suis en quelque sorte naturellement ce spectateur impartial, c’est-à-dire que je n’ai pas à faire d’efforts pour vaincre une quelconque partialité en moi. J’imagine alors être à la place de l’autre et par là aussi j’imagine comment je réagirais si j’étais à sa place et si je regardais ce qui m’arrive de l’extérieur. Smith parle à ce propos de sympathie et estime que tout être humain en est capable. Alors de deux choses l’une : soit j’estime que je ressentirais ce que l’autre ressent et que j’agirais comme l’autre a agi, soit j’estime que je n’aurais pas ressenti ce qu’il ressent ou que j’aurais agi différemment. Dans le premier cas, je jugerai appropriés le comportement et les sentiments de l’autre, alors que dans le second cas, je les estimerai inappropriés. De même, le comportement est méritoire ou déméritoire dans la mesure où il sera approuvé ou désapprouvé par le spectateur impartial.
Lorsque mon jugement porte sur mes propres sentiments et sur mon propre comportement, je dois faire un effort sur moi-même pour adopter le point de vue du spectateur impartial. Je dois jeter un regard extérieur sur moi-même afin de voir si mes sentiments et mon comportement sont dignes d’approbation ou méritent d’être désapprouvés. Ce faisant, je deviens une sorte d’homme abstrait ou universel, c’est-à-dire que je fais abstraction de ce qui me caractérise et de ce qui peut rendre mon jugement partial. Lorsqu’il m’arrive un malheur, je dois me demander quels sentiments produira en un autre non concerné la vue de mon malheur et je dois m’efforcer de faire en sorte que mes propres sentiments soient à l’unisson des siens.
Dans ce cadre, Smith développe une théorie des vertus. L’homme parfaitement vertueux allie deux types de vertus : les vertus aimables et bienveillantes d’une part, les vertus héroïques et grandes de l’autre. Parmi ces dernières, on notera surtout la maîtrise de soi, vertu capitale chez Smith, car ce n’est que dans la mesure où je maîtrise mes passions que je peux les amener à un niveau permettant au spectateur impartial de s’identifier à elles et donc d’approuver mon comportement.
La théorie morale de Smith accorde ainsi une grande importance à la manière dont les uns et les autres se voient. Chacun, selon lui, recherche constamment l’approbation d’autrui. Or il ne peut trouver cette approbation que s’il y a sympathie, c’est-à-dire si autrui peut partager mes sentiments. Pour que cette approbation ait une valeur, il faut que le spectateur qui approuve soit impartial. Ce spectateur impartial pourra être soit un homme réel de chair et d’os dont j’entends le jugement, soit un homme hypothétique que j’imagine me jugeant, soit Dieu, le juge ultime.
- Spectateur partial et spectateur impartial en cas de guerre
L’un des cas où nous ne réussissons pas à sympathiser avec les sentiments d’autrui est celui où ceux-ci soit atteignent un degré trop élevé – de la haine pour quelqu’un qui n’a fait que nous bousculer involontairement –, soit n’atteignent pas un certain degré – une indifférence complète vis-à-vis de celui qui a martyrisé nos enfants. Un autre cas, et c’est lui qui nous intéressera plus particulièrement, est celui de la guerre.
« Les instruments de guerre sont agréables à contempler, et ce bien que leur effet immédiat semble être de la même façon la douleur et la souffrance. Mais il s’agit de la douleur et de la souffrance de nos ennemis, pour lesquels nous n’éprouvons aucune sympathie. Par rapport à nous, ils sont immédiatement en relation avec les idées de courage, de victoire, d’honneur » (Théorie des sentiments moraux, I, ii, 3, 4). Smith compare les instruments du chirurgien à ceux du militaire et constate que, contrairement aux premiers, les seconds sont agréables à contempler, et ce malgré le fait que les deux types d’instruments soient synonymes de douleur et de souffrance. Il s’agit donc de trouver une explication pour cette différence d’appréciation. Pour Smith, c’est parce que nous nous identifions à nos soldats qui remportent la victoire en les utilisant que la contemplation des armes – de nos armes, faudrait-il préciser – produit en nous un sentiment agréable. Nous ne les associons donc pas à la douleur et à la souffrance, mais à la victoire et à l’honneur. Dans La Richesse des nations, Smith revient sur le sujet et constate que ceux qui, dans de grands empires, vivent loin des champs de bataille, s’amusent de lire dans les journaux les exploits de leurs troupes. Et il ajoute : « Pour eux, cet amusement compense la petite différence entre les impôts qu’ils paient en temps de guerre et ceux qu’ils étaient habitués à payer en temps de paix » (V, ii, 37) Le retour de la paix leur est même désagréable, car ils perdent ainsi à la fois ce qui les amusait et ce qui nourrissait leurs rêves de gloire.
Pour celui qui doit subir directement les souffrances causées par la guerre et par les armes, ces dernières ne seront pas toujours agréables à contempler. Et elles ne le seront pas non plus pour celui qui, étant impartial, n’éprouvera pas de joie à l’idée de la victoire qu’elles permettent de remporter et qui verra aussi qu’elles ne produisent pas que des idées de victoire, de courage…
Smith constate qu’en cas de conflit entre deux nations, les citoyens de l’une ne recherchent pas l’approbation des citoyens de l’autre, mais uniquement celle de leurs propres concitoyens. Et celle-ci est relativement vite trouvée, car ils éprouvent les mêmes sentiments envers l’adversaire ou l’ennemi. Si je retrouve ma haine dans la haine de tous ceux qui m’entourent, elle m’apparaîtra vite justifiée. Ce qui fait dire à Smith qu’en situation de conflit, « le spectateur partial est à portée de main ; le spectateur impartial à une grande distance ».
Dans le monde réel, selon lui, le spectateur impartial est constitué par les citoyens des nations neutres. Pour obtenir un jugement impartial sur l’opportunité et la légitimité de la guerre, le citoyen d’une nation en guerre ne devrait donc pas considérer la situation du point de vue du citoyen de la nation rivale, mais de celui du citoyen d’une nation neutre. Celui-ci ne réussira le plus souvent pas à éprouver pour la nation qui m’est ennemie les sentiments de haine que j’éprouve pour elle ; il n’approuvera donc pas mon attitude. Dès lors, si je veux obtenir l’approbation du spectateur impartial, il est nécessaire que je revoie ma haine à la baisse.
L’absence du spectateur impartial, ou du point de vue du spectateur impartial, a pour effet une violation fréquente des normes les plus élémentaires de la justice : « Les traités sont violés ; et leur violation, pour autant qu’elle apporte un avantage, ne jette pas de déshonneur sur le violateur. L’ambassadeur qui trompe le ministre d’une nation étrangère est admiré et applaudi » (Théorie des sentiments moraux, iii, 3, 42). Acte qui, si nous le commettions à l’égard d’un concitoyen, attirerait sur nous la désapprobation générale voire le ressentiment, mais qui suscite l’approbation lorsqu’il est perpétré à l’encontre de quelqu’un avec qui notre nation est en guerre. Notre honneur tient alors dans l’approbation de facto de nos concitoyens et nous oublions de nous demander si nous sommes vraiment dignes d’une telle approbation. Cette dernière question ne saurait obtenir de réponse objective et impartiale que si nous adoptons le point de vue du spectateur impartial. Et pour ce dernier, il ne peut y avoir de différence entre la violation d’un traité conclu avec un ennemi et celle d’un contrat conclu avec un citoyen ; dans les deux cas, le violateur mérite la désapprobation, si ce n’est une sanction.
Smith suggère également que les guerres civiles laissent moins de place au spectateur impartial que les guerres internationales, de sorte que les atrocités qui y sont commises sont encore pires. S’il estime que même dans de telles situations il existera toujours quelques personnes qui seront au-dessus de la mêlée, il pense toutefois qu’elles seront des objets de mépris et de dérision pour les fanatiques de chaque bord. Or ce sont elles qui incarnent le jugement vrai concernant l’honneur et le déshonneur des actions.
- Vertus aimables et vertus héroïques en cas de guerre
Les vertus aimables nous portent à être bienveillants envers autrui ; les vertus héroïques, elles, ont pour objet la maîtrise de soi. Faire preuve de vertus aimables, c’est notamment compatir avec celui qui souffre et se porter à son secours. Elles fleurissent surtout dans un climat de tranquillité et de sécurité : les hommes sont d’autant plus bienveillants qu’ils sont à l’aise et qu’ils se sentent à l’abri de la misère.
Si Smith affirme que ce qui nous rend naturellement apte à acquérir un type de vertu nous rend aussi naturellement apte à acquérir l’autre type, il se voit néanmoins obligé de remarquer que les situations ne sont pas identiques et qu’il peut arriver que la possession des vertus héroïques nous rende à la longue incapables de faire preuve des vertus aimables. C’est à cet endroit qu’il mentionne le soldat : « Comme son devoir peut fréquemment requérir de ne pas demander quartier, il peut parfois être de son devoir de ne pas donner quartier ; et l’humanité de l’homme qui s’est plusieurs fois vu dans la nécessité de se plier à ce désagréable devoir souffrira plus que probablement une forte diminution » (Théorie des sentiments moraux, iii, 3, 37). Le soldat doit parfois, si ce n’est même souvent, tuer des civils, ou du moins accomplir des actes qui auront pour conséquence – non nécessairement voulue, mais néanmoins acceptée comme « dégât collatéral » – la mort de ces derniers. Il devra donc surmonter ce qui en lui pourrait le pousser à les épargner, c’est-à-dire précisément les vertus aimables. À la longue, il finira par s’habituer à tuer et ses vertus aimables en seront diminuées, voire elles se tairont et n’auront plus aucune influence sur son comportement.
L’attitude de Smith vis-à-vis de la guerre est pour le moins ambivalente. S’il est parfaitement conscient du fait qu’elle oblige celui qui la mène à faire taire ses vertus aimables et bienveillantes et, par là, à sacrifier une partie de ce qui pourrait faire de lui un homme parfaitement vertueux, il sait que la guerre est le lieu le plus approprié pour faire émerger les vertus héroïques. Dans ce contexte, il n’hésite pas à déclarer incomparables sous le point de vue du mérite les « mortifications futiles d’un monastère » et les « peines et hasards ennoblissants de la guerre » (Théorie des sentiments moraux, iii, 2, 35). Le moine mène certes une vie austère et peut même aller jusqu’à s’infliger des souffrances physiques, mais tout cela n’a, pour Smith, aucune valeur sociale, contrairement à la dure vie que mène le soldat. Il est dès lors incompréhensible pour lui que certaines personnes respectent plus le moine inutile que le soldat utile. Aux yeux de Dieu, le soldat mérite bien plus d’être honoré que le moine. La supériorité de l’idéal militaire sur l’idéal monastique est donc reconnue par Dieu lui-même.
Dans un passage de ses Leçons de jurisprudence, Smith constate que dans les sociétés antiques, la guerre était la seule chose honorable : « Dans L'Odyssée, on demande parfois à Ulysse, sous la forme d’un affront, s’il est un pirate ou un marchand. À cette époque on jugeait le marchand odieux et méprisable. Mais un pirate ou un brigand, comme il s’agissait d’un homme faisant preuve de bravoure militaire, était traité avec honneur » (527). Au cours des deux millénaires et demi qui séparent l’époque de L'Odyssée de celle de Smith, les choses ont changé. Dans les principaux traités de droit des gens des xviie et xviiie siècles, les pirates sont considérés comme des ennemis du genre humain et les opérations militaires menées à leur encontre ne sont pas soumises aux lois de la guerre, c’est-à-dire qu’ils peuvent être traités comme de véritables hors-la-loi et donc aussi comme hors de la protection de la loi. En ce qui concerne le marchand, les choses sont en cours de changement. On notera que dans sa Théorie des sentiments moraux, Smith évoque l’idéal type d’une société de marchands, en contraste avec une société fondée sur la bienveillance mutuelle (II, iii, 2) : elle est uniquement fondée sur l’utilité et sur le strict respect de la justice, comprise comme le respect des contrats et de la propriété. Selon Smith, une telle société peut fonctionner, mais on n’y atteindra pas le bien-être que l’on peut atteindre dans une société fondée sur la bienveillance et la bienfaisance. Lorsqu’il veut présenter des personnages dignes d’admiration, donc honorables, il mentionne généralement des militaires, des législateurs ou des philosophes, mais jamais des marchands. Smith reste encore ancré dans une société qui valorisait les traits aristocratiques plutôt que ceux que l’on pourrait qualifier de bourgeois.
- De la guerre juste
C’est dans les Leçons de jurisprudence, sous le titre du droit des gens (Law of Nations), que nous trouvons le traitement le plus systématique de la guerre (545 ss). Smith commence par chercher les justes causes d’un conflit et arrive à la conclusion que tout ce qui, dans une société politique, peut faire l’objet d’un juste procès peut être considéré comme une juste cause de guerre. S’il existait une juridiction internationale, les États pourraient s’adresser à elle, tout comme les citoyens s’adressent à leurs juridictions nationales respectives lorsqu’ils estiment être les victimes d’une injustice. Le choix est donc simple : soit on condamne les États victimes à subir passivement ce qu’ils estiment être une injustice, soit on les autorise à se faire justice eux-mêmes.
Dans ce contexte – quoiqu’il traite de la matière sous la rubrique du jus in bello –, Smith justifie une guerre préventive lorsqu’il semble clair que la nation ennemie préparait une attaque. De même qu’un particulier peut tout faire pour empêcher un bandit de le tuer, une nation peut tout faire pour se défendre d’une menace imminente.
Si la violation d’un droit parfait est une cause de guerre juste, elle ne permet pas encore à elle seule d’établir la limite jusqu’à laquelle peuvent s’étendre les actions belliqueuses des deux parties en conflit. En d’autres mots, on ne peut pas automatiquement déduire les normes du jus in bello d’une simple considération du jus ad bellum.
Un sujet important dans ce contexte est le traitement des innocents, et plus particulièrement de ceux qui le sont par ignorance. Se référant au dernier conflit ayant opposé la France à l’Angleterre, Smith constate que « pas un sur vingt, tant des Français que des nôtres, ne connaissait quoi que ce soit des offenses qui avaient été commises » (Leçons de jurisprudence, 547). Ne connaissant pas ces offenses, ils ne pouvaient pas les empêcher. Peut-on alors les tenir pour responsables et les punir ? Selon Smith, ni la justice ni l’équité ne permettent un tel traitement. Ce qui ne signifie pas qu’il veuille l’interdire, mais qu’il faudra trouver un autre fondement. Ce sera la nécessité naturelle. La nature a créé les hommes de telle manière que lorsque le gouvernement français commet une offense contre l’Angleterre, le ressentiment des Anglais ne se tourne pas seulement contre le gouvernement mais contre toute la nation. « En raison d’une faculté aveugle et qui ne distingue pas, mais qui est naturelle à toute l’humanité, [tous les citoyens français] deviennent les objets d’un ressentiment déraisonnable » (Leçons de jurisprudence, 547). Pour Smith, nous pensons que la nation est un objet raisonnable de notre ressentiment ; il prend cependant ses distances par rapport à une nature dont la fin principale ne semble pas tant être la justice, du moins pas dans l’immédiat ou le court terme, que la cohésion sociale.
Ce ressentiment s’explique également par le fait que les responsables sont le plus souvent impossibles à atteindre. Pour obtenir son droit, une nation qui a subi une offense est alors obligée de s’en prendre aux biens, voire aux personnes qui ne sont pas protégées, mais qui ont néanmoins un lien avec les responsables, la nationalité. Nous ne nous en prendrions pas à ces hommes et à ces femmes si la nature ne nous faisait pas éprouver du ressentiment à leur égard.
Smith ne cherche aucunement à embellir quoi que ce soit : « Dans une guerre, il doit toujours y avoir la plus grande injustice, mais c’est inévitable » (Leçons de jurisprudence, 548). La nécessité est double. L’injustice est nécessaire ou inévitable parce que la nature nous a faits comme nous sommes, c’est-à-dire prêts à éprouver du ressentiment vis-à-vis d’étrangers parfaitement innocents. Quelques rares individus mis à part, ce ressentiment nous tient, pour injuste qu’il soit. Mais l’injustice est également nécessaire pour espérer pouvoir rétablir la justice en gagnant la guerre. Celui qui respecte scrupuleusement les règles de la justice n’obtiendra pas justice là où il n’y a pas de juge pour juger, ce qui est le cas dans le cadre des relations internationales.
Toujours dans le contexte du jus in bello, Smith constate qu’au fil des siècles et des progrès de la civilisation, les guerres, tout en restant des lieux d’injustice inévitables, se sont humanisées. Cela se remarque notamment dans le traitement des prisonniers. Il attribue à la papauté le mérite d’avoir permis cette humanisation des conflits – du moins de ceux entre nations chrétiennes.
Mais Smith est aussi conscient de l’existence de motifs économiques au déclenchement des conflits. Plutôt que de pratiquer une politique de la terre brûlée, il est plus rationnel pour une armée de ne rien détruire afin de pouvoir profiter de la récolte. Et un état-major intelligent aura aussi le souci de payer les paysans. Car ceux-ci, s’ils savent qu’ils seront payés, chercheront à produire autant que possible. Alors que par le passé une guerre signifiait souvent la ruine et la misère pour les paysans des territoires envahis, elle tend de plus en plus à conduire à leur enrichissement.
- Le respect mutuel entre nations
Dans La Richesse des nations, Smith aborde la question de la conquête de l’Amérique par les Européens qu’il juge injuste. Selon lui, ceux-ci ont profité de leur force militaire pour commettre des injustices en toute impunité. Et il est d’avis que tant que durera une telle asymétrie, les nations les plus faibles ne réussiront pas à se faire respecter par les nations les plus puissantes. Mais cette asymétrie n’est pas fatale. Elle pourrait disparaître un jour et il n’est pas exclu que « les habitants de tous les différents quartiers du monde puissent arriver à cette égalité de courage et de force qui, en inspirant une peur mutuelle, peut seule transmuer l’injustice des nations indépendantes en une sorte de respect pour les droits des unes et des autres. Mais rien ne semble plus approprié pour établir cette égalité de force que cette communication mutuelle du savoir et de toute sorte d’améliorations qu’un commerce étendu de tout pays à tout pays amène naturellement, ou plutôt nécessairement, avec lui » (II, IV, vii, 80).
Pour Smith, toutes les nations ont les mêmes droits et devraient avoir les mêmes possibilités de garantir le respect de ces droits. Dans le monde où il vécut, la garantie effective du respect de ces droits ne pouvait pas résider dans de simples traités ou dans un appel aux principes intemporels du jus gentium. Pour une protection efficace, les nations ne pouvaient compter que sur leurs armes. Or, pour que toutes puissent parvenir au même degré de puissance militaire, il semble nécessaire à Smith que le savoir et les biens puissent circuler librement, empêchant ainsi que certaines profitent de leur avance pour réaliser leurs rêves impérialistes et pour imposer leur loi à des nations indépendantes mais faibles. Si, au xvie siècle les Amérindiens avaient disposé d’armes à feu et de cuirasses, ils auraient pu tenir tête aux Espagnols.
Toujours dans La Richesse des nations, Smith fait remarquer que, sans l’éliminer entièrement, l’invention des armes à feu a réduit l’importance de la force physique et même de la dextérité : « La nature de l’arme, sans qu’elle mette pour autant sur le même niveau celui qui sait mal et celui qui sait bien s’en servir, l’en rapproche toutefois plus que cela n’a jamais été le cas auparavant » (II, V, i, 21) Celui qui dans un combat au corps à corps à l’arme blanche avait peu de chance de vaincre peut y réussir grâce aux armes à feu. Et l’invention d’armes de destruction massive téléguidées par ordinateur engendre une nouvelle situation. L’intelligence a remplacé la force physique et le nombre.
Dans ses Leçons de jurisprudence, Smith fait néanmoins une distinction entre les guerres terrestres et les guerres navales, expliquant qu’une nation neutre mais faible peut bien plus facilement défendre sa neutralité lors d’un conflit naval. Quelques forts placés sur la côte suffisent en effet, selon lui, à se défendre contre l’attaque d’une flotte. Il attire également l’attention sur un autre point important relatif aux armes à feu : « Les armées modernes sont également moins irritées les unes contre les autres, car les armes à feu les tiennent à une plus grande distance les unes des autres » (550). Être à quelques centimètres ou à plusieurs dizaines de mètres de celui qui est prêt à me tuer sont deux choses différentes. Dans le premier cas, j’aperçois dans ses yeux sa volonté et cela fait naître en moi un ressentiment très fort. Et celui-ci sera encore plus fort si notre combat est déjà engagé. Chacun voudra alors non seulement neutraliser l’autre mais aussi lui faire payer les blessures qu’il a infligées. Or dans un combat au corps à corps on peut généralement identifier celui qui nous a touché, ce qui est rarement le cas lorsque les troupes s’affrontent à distance. L’histoire des armes à feu peut être lue comme celle du développement de l’anonymisation de celui contre qui l’on se bat.
Dans la mesure où la protection contre les invasions est l’un des principaux devoirs du pouvoir politique et qu’il semble évident que celui-ci doit avoir la possibilité de recourir aux moyens nécessaires pour le remplir, nous pouvons déduire de ce qu’écrit Smith que chaque État doit s’occuper des domaines de la recherche et de la production relatifs à la défense nationale. En même temps, il devra accepter le transfert de technologies militaires à d’autres nations.
- L’armée
Dans ses Leçons de jurisprudence des années 1762-1763, Smith affirme, parlant de l’Angleterre, qu’il n’y a que deux choses qui peuvent être dangereuses pour la liberté des sujets : la liste civile et une armée permanente (269, 179). Toutes deux pourraient être utilisées par un roi ambitieux pour accaparer le pouvoir. En ce qui concerne la liste civile, il estime que les coutumes concernant son établissement ne se laissent que difficilement modifier, de sorte que le risque n’est pas imminent. Pour l’armée permanente, il pense que le fait que les officiers supérieurs soient aussi de grands propriétaires terriens et qu’ils soient également membres de la Chambre des communes rend improbable une alliance entre eux et la couronne pour subvertir la liberté. Ces officiers n’auraient aucun intérêt à s’allier avec le roi.
Dans La Richesse des nations, Smith reprend le sujet de l’armée et constate d’abord que tout pouvoir souverain a pour devoir de protéger la nation contre des attaques extérieures. Dès que la société acquiert un certain degré de complexité, il devient impossible que ceux qui s’occupent de la défense s’adonnent également à un autre art ou métier (II, V, i, 10 ss). On en arrive ainsi au point où l’occupation militaire se transforme en métier à part entière et où l’État – pas les lois du marché – peut faire en sorte que se développe le métier militaire. La défense nationale ne saurait, pour Smith, être privatisée.
De toutes les nations, ce sont les plus opulentes qui ont le plus besoin de protection, car leurs richesses font envie à celles qui les environnent. Mais Smith constate aussi que chez les citoyens de ces nations, qui se sont habitués au bien-être, les vertus héroïques ont tendance à s’atrophier. Ils ne constitueront donc pas volontairement une armée pour défendre leur pays. De la sorte, l’État n’a le choix qu’entre une conscription générale forcée, qui donnera une milice nationale ou une armée permanente de métier. Smith juge une telle armée supérieure à toute forme de milice. Et au sein de la milice, il distingue encore une fois entre la milice d’une nation barbare et celle d’une nation civilisée, jugeant le premier type supérieur au second.
Cette hiérarchisation des différents types d’organisation militaire a pour principe l’efficacité. S’il s’agit de protéger la nation contre des attaques venant de l’extérieur, une armée permanente est le moyen le plus efficace. Mais ne faut-il pas aussi tenir compte d’autres aspects comme, par exemple, les risques pour la liberté et les coûts ? Smith n’est pas indifférent à ces questions. En ce qui concerne les menaces pour la liberté, il estime que tant que les pouvoirs civil et militaire seront liés, c’est-à-dire tant que le pouvoir militaire ne sera pas un pouvoir autonome au sein de l’État, les risques d’une prise de pouvoir par l’armée sont négligeables. Il va même jusqu’à affirmer que plus l’armée est puissante, plus le souverain pourra accorder une plus grande liberté d’expression : si ceux qui prônent des idées révolutionnaires savent que le passage à l’acte n’a aucune chance d’aboutir et ne conduira qu’à l’arrestation de ceux qui en seraient à l’origine, le risque que de telles actions aient lieu est minime. Ainsi une armée puissante inhibera les actions révolutionnaires.
Smith est assez réaliste pour s’apercevoir que, dans le monde réel, la justice est loin de régner. Il constate l’existence de graves injustices commises par certaines nations envers d’autres, et ce selon une logique du droit du plus fort. D’ailleurs le droit international public, notamment le droit de la guerre, ne lui apparaît au mieux que comme de belles paroles couchées sur papier mais sans efficacité – ceux qui en violent les dispositions restant impunis – et, au pire, comme une tentative de couvrir d’une mince couche juridique des intentions et des actes qui n’ont absolument rien à voir avec la justice.
Mais derrière ce réalisme se profilent néanmoins des exigences normatives. Il est clair pour Smith que les injustices entre les nations doivent cesser. Contrairement à Kant qui fait naître la paix perpétuelle de la transformation de toutes les nations en républiques, Smith fait naître l’espoir d’une paix durable de la crainte réciproque entre les nations. Il lui semble évident que ce climat de crainte réciproque ne constitue pas une situation idéale, mais la seule solution envisageable à court terme. Encore faudrait-il que les nations en possession du savoir et de la technologie acceptent de les communiquer aux nations en voie de développement.
L’appel au spectateur impartial constitue une exigence normative plus puissante. Le message de Smith me semble être le suivant : une nation en guerre ne doit pas seulement se soucier de l’image qu’elle aura auprès de ses propres citoyens, mais également de l’approbation du spectateur universel. Celui-ci a aujourd’hui les traits de l’opinion publique mondiale qui s’émeut lorsque des enfants meurent sous les bombes et qui condamne ce genre d’actes. Certaines nations tentent d’intégrer cet élément dans la planification de leurs actions militaires – ce qui n’exclut pas certaines bavures plus ou moins involontaires. Si Smith se distingue de Kant sur la question des moyens à mettre en œuvre pour diminuer le risque du recours au jus ad bellum par les États, il annonce déjà les thèses du philosophe de Königsberg en ce qui concerne les moyens permettant de faire respecter le jus in bello.
Pour conclure, on pourrait dire que Smith demande prioritairement aux nations d’adopter le point de vue du spectateur impartial avant de se lancer dans un conflit et de préserver autant que possible ce point de vue en menant la guerre. Pour le cas où les nations ne le feraient pas, la solution pour ainsi dire de repli serait de faire en sorte que toutes les nations soient également puissantes et par là également craintes.