Je voudrais d’abord vous remercier de la pause que vous m’accordez dans des activités qui, actuellement, ne me laissent guère de temps pour la recherche, et de l’occasion que vous m’offrez de pouvoir intervenir dans cette rencontre sur le terrain qui est professionnellement le mien : la sociologie des religions. Vous allez aisément observer que la connexion se fait assez bien entre ce que vient de dire le général Irastorza, et le point de vue analytique et critique du sociologue qui, certes, ne se situe pas sur le même plan, mais qui s’empare des mêmes objets. Avec, en ce qui me concerne, le choix de placer le problème un peu en dehors du questionnement sur la place dans l’armée des religions, au sens de confessions religieuses, pour le situer sur le plan de l’affinité extrêmement puissante qui paraît exister entre le fait religieux et le fait militaire.
C’est sur ce thème que je vais faire porter mon intervention, avec un point de départ tout simple mais qui, à mon sens, s’enchaîne parfaitement avec ce que vous avez dit, à savoir que l’observation empirique montre qu’il existe au sein des armées une demande religieuse et / ou spirituelle plus importante que celle qui se manifeste dans la société civile. Une chose est certaine : les jeunes militaires s’intéressent en général davantage aux questions religieuses, métaphysiques ou spirituelles que les Français de la même classe d’âge.
Je vais passer très brièvement en revue un certain nombre des explications classiques que l’on peut donner de ce phénomène et montrer comment on peut, du point de vue de la sociologie des religions, aborder le problème différemment et essayer de rendre compte de cette affinité un peu autrement. Je terminerai en posant la question du devenir de cette affinité dans les circonstances présentes.
Premier point : comment expliquer cette attraction forte du religieux sur les militaires, affinité qui s’exprime notamment à travers un niveau relativement élevé de pratique cultuelle ou d’interrogations spirituelles ? Tous les aumôniers, qu’ils soient catholiques, protestants, juifs ou musulmans, sont régulièrement sollicités par des jeunes qui, par ailleurs, ne revendiquent pas, pas explicitement en tout cas, d’appartenance à telle ou telle confession. Il y a là quelque chose qui, en soi, est intéressant. Explication première − faisons du sociologisme degré zéro − : le recrutement social des armées. On peut en effet penser que les militaires sont issus de façon plus massive que d’autres catégories socioprofessionnelles d’un monde traditionnel encore fortement ancré dans la matrice religieuse des grandes confessions anciennement présentes sur le territoire : catholicisme romain, protestantisme réformé et judaïsme. Cette explication n’est pas absolument sans fondement, notamment pour les officiers, mais elle est un peu courte et très vraisemblablement de moins en moins exacte compte tenu de la diversification sociale du recrutement. Autre aspect de la question : l’armée recrute aujourd’hui un certain nombre de jeunes musulmans qui ont, plus que d’autres, le souci d’affirmer leur identité religieuse, une situation qui entraîne d’ailleurs la présence de plus en plus marquée de représentants de l’islam dans les aumôneries militaires ; mais cet état de fait ne peut expliquer le phénomène dans son entier.
Une autre explication possible concerne les spécificités concrètes de la vie militaire et le rôle que la vie religieuse collective peut y jouer. Lorsqu’on est stationné dans une caserne ou dans un régiment posté au loin, la pratique religieuse fait partie des formes de sociabilité légitimes qui permettent à la vie en communauté de se nouer. On peut très bien imaginer que les militaires, comme les prisonniers d’ailleurs, aillent à la messe ou à la prière parce que c’est une activité sociale, organisée, légitime, tolérée dans un espace où on a besoin à la fois de respirer et de se rassembler. Ceci est une explication qui en vaut une autre. Je pense que les armées, qui ont le souci des conditions psychologiques et psychosociales dans lesquelles vivent leurs hommes, que ce soit dans les situations extrêmes ou dans la vie ordinaire, prennent en compte cette dimension. Ajoutons un autre élément, celui de la puissance de l’affirmation de soi comme sujet que permet la religion, face, ici, à l’uniformité de la vie militaire. L’affirmation religieuse est une modalité de la construction de soi, un élément de différenciation personnelle mais aussi, et de plus en plus, communautaire, une tendance qui touche l’ensemble de la société. L’idée que le religieux est un mode de construction de sa propre identité dans une société où l’individu atomisé peine à exprimer sa différence singulière est aussi pertinente dans les armées que dans la société civile. Je n’insiste pas. Toutes ces approches fournissent des éléments, des bribes d’explications − comme vous le savez, les sociologues, à l’instar des juristes, travaillent avec des faisceaux d’indices. Si on étudiait la situation particulière d’un jeune ou d’une jeune militaire qui s’affirme comme croyant dans une situation donnée, on verrait probablement se croiser ou se combiner toutes ces dimensions.
D’autres explications peuvent mettre en avant une thématique de la compensation, sans qu’aucun caractère péjoratif soit attaché à cette notion : il n’y a en effet rien de péjoratif à parler de compensation psychologique ou sociale en remarquant que dans des situations limites, comme celles que vivent les militaires lorsqu’ils sont engagés dans des opérations extrêmement dangereuses, peut naître un surcroît d’intérêt pour les questions métaphysiques, spirituelles et religieuses lié à la confrontation avec la mort. Plus largement, on peut penser que cette forme de compensation est également présente dans des situations où le problème est moins la menace immédiate et directe de la mort au combat qu’une certaine illisibilité de la situation vécue du point de vue d’une logique militaire en tant que logique de combat. Je pense, par exemple, aux forces d’interposition dont la mission est d’empêcher l’affrontement. L’affinité entre certaines thématiques « humanitaires » et des thématiques religieuses telles que l’engagement ou le don de soi, peut sans doute donner du sens à ces situations de relative illisibilité de l’action militaire. L’explication fonctionne assez bien, mais elle demeure, selon moi, encore très externe à cette question de l’affinité « naturelle » que vous avez évoquée. C’est dans cette boîte de l’affinité « naturelle » que je voudrais essayer d’entrer.
Mais ce qui m’intéresse, et qui me paraît être en fait l’enjeu fondamental de notre étude aujourd’hui, c’est la question de l’affinité que vous avez dite « naturelle » entre le fait religieux et la pratique du métier des armes. Or, pour nous sociologues, rien n’est naturel ; il n’y a que du social, du construit, et mon travail consiste précisément à entrer dans la boîte noire de cette construction. La vraie question est donc de savoir comment toutes ces affinités secondaires que je viens d’évoquer s’inscrivent sur le fond d’une affinité élective spécifique entre d’une part le métier militaire, l’expérience des armes au sens large et d’autre part la religion et l’expérience du sacré (je serai amenée à distinguer ces deux dernières choses, car elles ne se recoupent que partiellement du point de vue de la sociologie des religions). Pour éclairer cette question, il faut aller au-delà d’une problématique de l’héritage, renvoyant simplement au fait que cette affinité serait en quelque sorte l’expression du modelage historique de la structure, des pratiques et des idéaux militaires par un monde religieux qui s’est aujourd’hui largement estompé, mais qui demeure encore présent au sein de l’institution qu’est l’armée. Je pense que cette explication, elle aussi, présente un grand intérêt, mais qu’elle ne suffit pas à expliquer pourquoi de jeunes soldats, absolument pas socialisés dans une forme de religiosité quelconque, commencent à s’intéresser à ces questions à l’intérieur même de leur expérience de soldat.
Le point de départ de la petite démonstration que je voudrais tenter sera le suivant : pour décrire l’expérience du métier militaire ou la condition militaire, on utilise immédiatement l’analogie avec les sociétés religieuses, une analogie fort intéressante dans le cas français car elle se fait non pas avec la religion en général, mais avec le catholicisme romain. Ce rapport entre institution militaire et institution catholique peut être décliné sur plusieurs terrains : la hiérarchie, l’obéissance, la centralisation, l’exclusion du pouvoir de la grande majorité des « fidèles » ou des ressortissants − le pouvoir est dévolu à des spécialistes ayant autorité − l’existence de rites.
Autre registre très fort de cette analogie : la thématique de la vocation. J’ai été extrêmement frappée, lorsque j’ai été appelée à participer à la commission du Livre blanc alors que j’ignorais tout du monde militaire, par l’importance de cette thématique chez les personnes que j’ai été amenée à rencontrer. On retrouve ici la notion d’obéissance, mais surtout celles de dépouillement et d’ascèse − dans les armées, l’entraînement n’est pas une simple mise en condition physique mais une véritable pratique ascétique. Troisième registre où l’analogie fonctionne remarquablement bien : l’imaginaire de la mission, c’est-à-dire le fait que l’on est engagé dans une action qui va au-delà de soi-même, de l’intérêt que l’on peut en tirer ou des valeurs personnelles que l’on mobilise. Mission, vocation et structure institutionnelle : vous avez là un bon panorama de tous les registres sur lesquels il est très intéressant de faire fonctionner l’analogie.
Or, pour le sociologue, il faut le savoir, l’analogie suscite immédiatement une certaine méfiance. Car si elle rapproche, elle n’explique rien. Il faut donc aller plus loin, faire un pas de plus et tester la possibilité d’analyser l’expérience militaire avec les outils de pensée qui permettent d’appréhender l’expérience religieuse. Il faut se demander si les concepts que l’on utilise pour étudier celle-ci sont pertinents pour parler de l’expérience militaire. Tenter cet exercice à partir de la notion de « sacré » − dont les militaires eux-mêmes font grand usage pour parler de leur métier et de leur mission – s’impose au premier chef. Je vous rappelle, au passage, que cette notion de sacré comme substantif n’existait pas avant que les durkheimiens l’inventent. Avant Durkheim, on utilisait le mot sacré comme un adjectif : il y avait des objets sacrés, des choses sacrées, mais il n’y avait pas de sacré avec un grand « S », substantivé. Le « Sacré » majuscule est une invention de sociologue, mais qui a fait florès, en particulier chez les militaires. Et ceci n’est pas un hasard si l’on observe que l’expérience militaire associe, de façon particulièrement forte, les deux dimensions qui sont centrales et inséparables dans la problématique durkheimienne : l’émotion et l’ordre.
Selon Durkheim, la source de l’expérience du sacré est ce qu’il appelle l’« émotion des profondeurs », la manière dont, dans un certain nombre de situations, en particulier des situations de rapprochement y compris physique (l’engagement des corps), dans des circonstances qui sont toujours relativement exceptionnelles, les sociétés produisent un type d’expérience collective qu’il appelle l’expérience du « nous » : le moment où les individus réalisent qu’ils forment une entité qui n’est pas réductible à la somme des atomes individuels qui composent le groupe. L’expérience du sacré, c’est ce sentiment d’appartenance tellement puissant qu’il peut conduire les individus à sortir d’eux-mêmes, à réaliser des choses et à se livrer à des actes auxquels ils n’auraient même pas songé dans le cours de la vie ordinaire. Or il ne fait pas de doute que l’expérience militaire mobilise quelque chose de ce type d’émotion collective partagée dans laquelle se constitue l’identité collective du groupe. C’est évidemment le cas de situations de combat dans lesquelles l’exaltation et la peur se mêlent. On peut même dire que l’institution peut provoquer quelque chose de cette expérience à des fins d’initiation des jeunes recrues ou de réactivation régulière du sentiment d’appartenance : c’est la fonction des prises d’armes et autres rituels régimentaires. Pour Durkheim, ce sentiment collectif, qui suscite la certitude de la dépendance à l’égard d’une puissance transcendante et dans lequel il identifie la source de la religion, ne renvoie pas à Dieu (même si Dieu est le nom que les intéressés lui donnent) mais à la société qui, à travers cette expérience « chaude », s’impose en entité garante de la cohésion du groupe et lui prescrit ses normes.
On touche là un deuxième point de l’analyse durkheimienne, qui assure précisément le passage entre « expérience du sacré » et « religion ». L’expérience émotionnelle intense qu’est l’expérience du sacré est trop violente pour être permanente. Elle est décisive mais fugitive, et elle ne produit des effets sociaux que parce qu’elle opère une mise en ordre de l’espace social et symbolique qui correspond à l’articulation proprement religieuse de cette expérience du sacré. La mise en ordre religieuse du réel va permettre de contenir et d’organiser les effets de l’expérience émotionnelle, notamment en produisant les effets de séparation entre « ceux qui en sont » et « ceux qui n’en sont pas », les initiés et les autres. Toutes sortes de marqueurs et de rites permettent de signaler et d’entretenir cette différence.
Reprenons le fil de la comparaison entre religion et armée. Aujourd’hui, par exemple, à leur arrivée à l’École des hautes études en sciences sociales, les étudiants se sont dit qu’il se passait quelque chose d’inhabituel en voyant un nombre important de militaires en uniforme en ce lieu, quelque chose qui relevait du contact ponctuel avec une communauté qui leur est, par définition, fermée. Le port de l’uniforme est significatif en effet d’une mise à part, de cette séparation entre ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas. Porter l’uniforme militaire, ce n’est pas seulement un signe d’identification professionnelle. C’est la manifestation, comme l’habit religieux d’ailleurs, de l’appartenance à un monde social qui se reconnaît dans un type particulier d’expérience fondatrice du « nous » : celle qui réunit, en l’occurrence, ceux qui ont le pouvoir d’exercer une violence, dont l’exercice légitime requiert l’acceptation de pouvoir y laisser sa propre vie. La remobilisation régulière de la référence à cette expérience fondatrice se réalise dans le cadre d’une organisation hiérarchique à l’intérieur de laquelle certains, mais pas tous, ont la possibilité d’en définir les conditions. Cette frontière du « nous » qui sépare le militaire du civil explique, par exemple, que peut être considéré, comme acceptable la suspension, à l’intérieur de la vie militaire, d’un certain nombre de libertés démocratiques que les militaires eux-mêmes considèrent comme absolument fondamentales en dehors : on est là dans un autre ordre que l’ordre commun des valeurs. Cela explique surtout la force de la ritualité militaire.
Du point de vue de la sociologie des religions, les cérémonies militaires sont, au sens propre, des « liturgies », non seulement parce qu’elles mobilisent spécifiquement une expérience émotionnelle forte qui constitue le sentiment d’appartenance, mais aussi parce qu’elles mettent en scène en même temps la continuité d’une « lignée ». Une « petite lignée » qui peut être celle du régiment ou celle d’une arme en particulier, elle-même emboîtée dans une « grande lignée », celle qui réunit ceux qui partagent le métier des armes, et au-delà, celle qui unit potentiellement tous les défenseurs de la patrie. Et l’on mesure quel est le poids dans le cas de la France, de cet imaginaire de la « patrie en armes », au-delà même de la fin de la conscription, dès lors qu’il s’agit de définir l’« identité militaire ».
Se dessine ici ce qui permet de dire que, en dehors de toute référence à une foi en Dieu, on peut vivre des investissements de type religieux à l’intérieur d’une expérience militaire qui associe l’émotion des profondeurs à une transcendantalisation des valeurs justifiant au besoin le sacrifice individuel. C’est que cette expérience ne s’éprouve pas seulement dans des situations collectives intenses. Elle se raconte aussi. Elle est mise en forme à l’intérieur d’un grand récit − celui de la Patrie, de la Nation, de la République − qui donne un contenu à cette entité transcendante dans laquelle se projette le « nous ». Donc, avec les outils de la sociologie des religions, on peut décrire l’expérience militaire comme une expérience religieuse. Entendons-nous bien : l’armée n’est pas une religion ; sa finalité lui est propre, sa rationalité spécifique. Ce qui est intéressant, c’est qu’en ayant du religieux une approche plus large que celle qui consiste à le confiner à l’intérieur de telle ou telle confession, on peut justifier d’analyser la dimension proprement « religieuse » de l’expérience militaire, et donc comprendre un peu mieux où se joue l’affinité « naturelle » dont vous avez parlé.
Qu’en est-il aujourd’hui de cette affinité élective ? Ne peut-on pas suggérer qu’avec la professionnalisation, la technicité croissante ou encore l’éloignement des terrains d’opération qui déplacent la logique traditionnelle du combat vers celle du maintien de l’ordre, quelque chose de cette dimension religieuse, au sens durkheimien du terme, du métier des armes est en train de s’affaisser. Le processus de sécularisation, c’est-à-dire le processus d’évidement de cette articulation fondamentale entre expérience émotionnelle et ordre, n’est-il pas, y compris dans les armées, en train de se dissoudre ? Loin de moi l’idée de suggérer, en posant cette question, que la sécularisation du monde du point de vue des religions constituées et identifiées comme telles impliquerait ipso facto la « sécularisation » de cette expérience initiale. On peut certes dire que l’héritage historique de très longue durée que vous avez évoqué se trouve effectivement menacé, ou mis en question, du seul fait que nous évoluons désormais dans un univers où la matrice religieuse est de plus en plus évanescente, en particulier parmi les jeunes générations. Il y a là un facteur d’épuisement évident. Mais on peut se demander si, au-delà de ces transformations culturelles, le changement de nature de l’armée et de ses activités n’est pas en train de produire un certain nombre d’effets de sécularisation, au sens que je viens de dire. Ainsi on peut penser que la professionnalisation a pour effet probable, au moins jusqu’à un certain point, d’affaiblir la thématique traditionnelle de la vocation au profit de celle de la compétence professionnelle. Il faudrait faire une enquête approfondie pour mesurer exactement ce qu’il en est.
Une remise en question encore plus fondamentale de l’affinité élective entre expérience religieuse et expérience militaire tient probablement au changement de nature du métier des armes. Quel peut être le sens de la mort au combat lorsqu’il devient de plus en plus difficile de l’inscrire dans le « grand récit » que j’évoquais tout à l’heure ? La question s’est posée avec acuité en août dernier lors du décès de soldats français en Afghanistan. On a vu, à cette occasion, apparaître toute la difficulté, pour l’autorité politique, de rendre compte publiquement (et donc socialement acceptable) du risque encouru par les soldats engagés sur un terrain lointain qui ne permet pas de mobiliser directement le grand récit national. Nous sommes là en présence d’une nouvelle donne de la pratique militaire qui implique, avec beaucoup de difficulté, de faire émerger un nouveau grand récit capable de donner un sens au risque qui s’attache à l’activité militaire.
Ce nouveau grand récit, encore très inchoatif, tourne autour de l’idée que l’armée est partout dans le monde au service de l’humain : le rôle des militaires n’est plus d’abord de faire la guerre, mais d’assurer la paix en témoignant de valeurs universelles. Il s’agit d’une mutation du récit lui-même, déconnecté de la référence à la continuité d’une lignée nationale qu’il s’agit de préserver, et rapporté à une thématique de la communauté humaine à protéger et à promouvoir. Ce glissement a un premier effet, non recherché pour lui-même mais très évident, qui est de favoriser la valorisation de l’armée au sein de la nation, après les années de discrédit postcolonial. Il peut également être un atout de recrutement, sur le thème, clairement orchestré comme tel dans les supports pédagogiques à destination des jeunes : « L’armée, c’est l’acquisition d’une compétence professionnelle et des missions enthousiasmantes. » Mais ce nouveau récit en cours de constitution peine à prendre en charge la mise en sens de la mort de dix jeunes au fin fond d’un désert inconnu, en combattant un ennemi sans visage.
On a bien vu, dans ce dernier cas, à quel point la dimension de la mort au combat n’entrait pas dans la réception sociale de l’événement, au point de faire basculer celui-ci du côté du fait divers, avec tous les effets compassionnels qui s’y attachent. Loin de moi l’idée de dénigrer les sentiments de compassion et il est normal que la société en éprouve à l’égard des familles concernées par ces deuils. Reste qu’entre l’absence à peu près complète d’un récit cohérent susceptible de donner sens à la mort, effectivement très choquante, de dix jeunes soldats d’un côté, et l’hypostase du commentaire médiatique singularisant à l’extrême la trajectoire individuelle de chacune des « victimes » de l’autre, on a pu mesurer à quel point il était devenu difficile de donner un support acceptable à l’articulation entre le récit individuel (celui qui nous racontait, par exemple, le choix d’engagement de chacun des soldats concernés) et le récit collectif (celui qui pouvait rendre acceptable la décision politique et stratégique de les exposer au danger).
Parler de « sécularisation » pour évoquer ce genre de situation limite est sans doute forcer le trait. Mais il y a matière à s’interroger sur ce que signifie, du point de vue de la régulation de l’activité militaire et de l’acceptabilité sociale de cette activité, mais également de celui de la représentation collective que la société se fait d’elle-même et de sa défense, l’affaissement de cette « affinité religieuse » du métier des armes qui résonne, à plusieurs égards, avec des tendances culturelles dont se saisit la sociologie de la modernité religieuse.