N°5 | Mutations et invariants – III

Pascal Le Pautremat

Mercenariat et sociétés militaires privées : expressions divergentes de la privatisation des conflits

« Vous ne savez donc pas que je vis de la guerre et que la paix me ruinerait. » Telle fut la célèbre réponse que l’histoire a retenu du condottiere anglais John Hawkwood, chef de la compagnie blanche, à deux moines franciscains qui le saluaient d’un « que Dieu vous apporte la paix. » Une réplique que l’on ne peut cesser de rappeler, tant elle résume l’état d’esprit qui prévaut dans le milieu du mercenariat ou par extension, avec quelques nuances toutefois, dans le secteur privé de l’entreprise paramilitaire.

Asseoir une réflexion sur un impératif de définition est une étape nécessaire pour aborder un sujet aussi sensible, qui inspire des prises de position souvent contrastées. Aussi une réflexion dépassionnée rappelle combien, de prime abord, l’assurance d’une fonction militaire et paramilitaire, contre versement d’un salaire, caractérise tant le secteur du mercenariat et celui des sociétés militaires privées (smp) que celui du milieu militaire en général. À la différence près que, dans l’histoire, la tâche de mercenaire, lorsque les armées permanentes étaient inexistantes a souvent été ingrate, destinée incertaine et violente au service d’un gouvernement étranger, en échange de rémunérations somme toute assez dérisoires au regard de ce que peut percevoir aujourd’hui un employé de smp.

Depuis la fin de la guerre froide, essentiellement, le concept de mercenariat s’est complexifié, scindé, pour donner lieu à une forme dérivée, entrepreneuriale, mûrie par des siècles de pratiques via les grandes compagnies. Aujourd’hui, le statut de « soldat privé » prête à polémique, dans un monde où les frontières entre guerre ouverte et guerre secrète sont de plus en plus nébuleuses. Ce débat nous incite à revenir sur le concept historique du phénomène du mercenariat jusqu’à nous pencher sur la réalité d’emploi – de plus en plus répandu – des sociétés militaires privées depuis la fin du xxe siècle. Des smp dont, assurément, les premières décennies du xxie siècle devraient porter la significative généralisation, signe que l’art de la guerre est, au même titre que les sociétés et les concepts politiques économiques et politiques, en perpétuelle mutation et évolution.

Le mercenariat, un phénomène pluriséculaire

Le mercenariat s’est amorcé dans l’Antiquité pour connaître, siècle après siècle, une diffusion autant qu’une montée en puissance, jusqu’à jouir d’une longue période qui lui a été particulièrement favorable, de l’époque médiévale jusqu’à l’époque moderne (xviie siècle).

En dressant le portrait d’un mercenaire typique, on retiendra qu’il est généralement issu de pays pauvres ou morcelés, élément tactique opportun pour le pouvoir temporel dépourvu de troupes permanentes. Car au fur et à mesure que s’affirme la notion d’État, se forgent conjointement le concept de frontières et d’intégrité territoriale.

Au gré des siècles de l’Antiquité, les mercenaires étaient avant tout sollicités comme des troupes auxiliaires, à défaut, nous l’avons dit, d’armée permanente des souverains ou empereurs. Avec la particularité de solliciter des combattants expérimentés issus des nations conquises ou soumises. Les pharaons de l’Ancien Empire, les Cités-États de la Grèce antique ou même les empereurs romains procédèrent systématiquement de cette manière ; les premiers avec, par exemple, les Nubiens ou les Libyens, les seconds avec les Crétois et les Arcadiens, et les troisièmes avec les Scythes, les Gaulois ou les Germains qui, à la fin de l’Empire, constituent de remarquables troupes auxiliaires aux légions romaines. Certains contingents apportent d’ailleurs leur savoir-faire, parfois en rupture innovante avec les pratiques guerrières des États employeurs ; tels les Hyksos, peuple ouest-sémitique d’origine nomade, qui contribuent à l’adoption du cheval et du char dans l’armée égyptienne. On sait quel fut l’apport considérable de ces nouveaux outils sur les plans tactique et stratégique. Dans le cas de l’armée romaine, les guerriers germaniques contribuent même à une certaine transformation de l’armée romaine en faisant évoluer les méthodes de combat, notamment en développant des unités mobiles aux effectifs réduits. S’affiche surtout l’avantage majeur, pour les souverains, de disposer de manière quasi instantanée de forces professionnelles, résistantes, rompues aux techniques de combat : Ligures, Lusitaniens, frondeurs baléares, Cantabres, Cariens, Lydiens et archers de Cappadoce ou de Crète, autant d’autres nationalités qui composent de formidables troupes mercenaires. Cela se passe en Occident mais aussi aux portes de l’Orient, lorsque Byzance, par exemple, fait appel de manière quasi permanente à des troupes étrangères, comme les peuples scandinaves, les Germains, mais aussi les Francs et les Normands d’Italie, ou même leurs anciens ennemis comme les Alains.

Dès lors, progressivement, s’érigent des armées vénales, à la cohésion et à l’ardeur patriotique fragiles. Une situation qui traverse les âges et que l’on perçoit assez nettement durant les guerres médiévales. Notamment en France ou dans les États allemands, en Espagne ou en Italie.

Le processus est fort développé durant la guerre de Cent Ans (1337-1453) qui témoigne de l’importance de l’emploi de mercenaires, même si, dans le royaume de France, Charles vii (1403-1461) puis Louis xi (1423-1483) s’appliquent à façonner les prémices d’une armée nationale.

À l’instar de la Compagnie d’Arnaud de Cervol, surnommé l’Archiprêtre, ou de la compagnie postérieure des « Tards-Venus » dirigé par le Gascon, Séguin de Badefols, les grandes compagnies se généralisent, sans que l’on sache les contrôler, lorsque surviennent les trêves, puisqu’elles ont alors tendance à se transformer, en bandes de brigands, de « routiers » qui traversent les campagnes en multipliant crimes et délits sur les populations désemparées.

Le phénomène se perpétue tout au long de l’époque, conjointement à la progressive et irréversible mise en place d’armées permanentes.

L’Italie, dans un contexte de fragmentation politique entre les Cités-États (Florence, Milan, Venise et Naples), donne ensuite l’impulsion aux condottieri comme Francesco Sforza (1401-1466), Sigismond Malatesta (1417-1468) ou Bartoloméo Colleoni (1400-1475) qui, avec leurs troupes, s’illustrent dans toute l’Europe, dès le xive siècle, pendant toute la Renaissance ; seigneurs de la guerre, ils sont désireux de voir se prolonger les conflits, auxquels se substituent ensuite les piquiers suisses et les lansquenets allemands.

S’ouvre alors une nouvelle époque où le concept d’État-Nation s’affirme, conjointement à la constitution d’armées permanentes, où l’infanterie joue un rôle croissant validé par la généralisation des armes à feu qui, à partir du xve siècle, changent la donne en matière d’affrontement. Dans les guerres modernes, la reine des batailles est celle des xviie et xviiie siècles ; elle s’érige loin de son image de piétaille moyenâgeuse, au profit de monarchies qui consolident des systèmes à la fois absolutistes et bureaucratiques. Ces nouvelles armées, dans lesquelles s’intègrent de plus en plus les militaires étrangers, s’étoffent via les précieuses incorporations sous forme d’engagement ou de conscription.

Malgré tout, le mercenariat se perpétue, certes de manière moins extensive, ou généralisée, mais de façon assez vive au cours de conflits majeurs, comme la guerre de Trente Ans (1618-1648) dans laquelle s’illustrent des condottieri notoires : les Allemands Mansfeld, Christian de Brunswick ou Bernard de Saxe-Weimar, le Tchèque Wallenstein (1583-1634), ou les Italiens Piccolomini et Spinola. Pour le reste, s’ouvre une phase historique où l’implication se fait plus individuelle, mettant en lumière des aventuriers, personnalités militaires et politiques marquantes comme Maurice de Saxe (1696-1750), pour ne citer que lui, qui servit Pierre le Grand contre les Suédois, puis contre les Turcs, avant de se mettre au service de la couronne de France en 1720 lui permettant ainsi de devenir maréchal de France, maréchal des camps puis des armées du roi, après sa victoire à Fontenoy (1745).

Avec le xixe siècle s’amorce une nouvelle forme d’engagement dans un conflit, sans que l’expérience militaire préalable soit impérative : le volontariat avec comme seul vecteur l’idéalisme. Un phénomène que l’on observe alors en Amérique latine et du Sud, ainsi qu’en Afrique et au Moyen-Orient. La première phase de la guerre des Boers (1899-1902) reflète l’implication de volontaires en provenance de Russie, d’Autriche, d’Italie et de France, comme le colonel de Villebois-Mareuil (1847-1900), Nantais et saint-cyrien, associant anciens militaires et civils romantiques, mus par une réelle démarche politique pour se battre aux côtés des volontaires hollandais contre les troupes britanniques.

Quelques figures mercenaires, qui se révèlent même de fins théoriciens militaires, se perpétuent néanmoins, à l’instar de Giuseppe Garibaldi (1807-1882), Niçois d’origine, et sa légion de « chemises rouges » qui combat d’abord en Argentine et au Pérou, puis auprès du roi de Sardaigne, Victor-Emmanuel, avant de se mettre au service de la France, pendant la guerre contre la Prusse en 1870. Il n’empêche, progressivement, au xxe siècle, la fonction de mercenaire est décriée, méprisée, réduite à une vision peu flatteuse.

La première moitié du xxe siècle se caractérise par un net recul des mercenaires et volontaires dans des conflits armés – deux guerres mondiales absorbent les motivations en la matière – en dehors de la guerre d’Espagne (1936-1939) qui attire massivement mercenaires et volontaires, comme les 10 000 Français qui intègrent les Brigades internationales. Quelque 53 nationalités sont ainsi représentées au sein des 5 principales brigades qui rassemblent plus de 35 000 volontaires.

À l’inverse, la seconde moitié du xxe siècle, avec la guerre froide (1947-1989), focalise bien des aspirations guerrières, en vertu des diverses crises et conflits inhérents à la décolonisation ; en particulier sur le continent africain où la création de nouveaux États, loin d’être limpide, offre au mercenariat un nouveau souffle du Congo belge au Biafra, de l’Angola au Mozambique. Qu’il s’agisse d’anciens militaires en provenance de troupes d’élite, fins connaisseurs des techniques de guérilla expérimentées en Indochine puis confortées en Algérie pour les Français, les mercenaires mettent leur savoir-faire au profit soit de régimes socialo-communistes, comme les Cubains et les Soviétiques, soit de régimes dits libéraux dont la corruption est loin d’être un épiphénomène. D’autres, sont sciemment diligentés par les services secrets de leur pays, comme ce fut le cas pour le soutien du bloc de l’Est aux régimes marxistes, ou encore à l’image du Français, Robert Denard dont le parcours de « soldat de fortune » est fortement lié au Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (sdece), ancêtre de la Direction générale de la sécurité extérieure (dgse), et de Jacques Foccart, responsable des Affaires africaines.

Les sociétés militaires privées :
de l’émancipation à la prégnance géopolitique

La tendance à la privatisation des conflits et de la sécurité s’observe finalement de manière précoce, dès ces années de crises et conflits délocalisés, avec des gouvernements qui sollicitent des mercenaires dans le rôle de supplétifs ou d’instructeurs des armées nationales, de conseillers militaires ou, tout simplement, d’exécutants d’opérations secrètes. Opportuns acteurs dans le cadre de missions dont les États ne veulent assumer ouvertement la responsabilité, afin d’éviter toute tension internationale et diplomatique. États-Unis et urss ont multiplié ces méthodes tant en Amérique latine ou en Afrique qu’en Asie, en lien respectivement avec la Central Intelligence Agency (cia) et le kgb. Une méthode qui va se complexifier et se renforcer lorsque se profile la fin de la bipolarisation des relations internationales – le « camp des non-alignés » ne l’ayant jamais été réellement – qui convainc les gouvernements occidentaux d’une souhaitable réduction des effectifs des forces armées et des budgets inhérents, afin de privilégier les politiques sociales.

Le temps est précieux dans un monde où le libéralisme est la forme la plus répandue des échanges économiques. Il ne s’agit plus désormais que de rentabilité, flexibilité, rapport coût/moyens engagés, pour des résultats que l’on veut obstinément croissants aux marges bénéficiaires galopantes. Des approches de la vie économique – déshumanisée, dénuée de l’humilité que devrait inspirer l’existence somme toute éphémère – qui se transposent dans les approches des principes régaliens. Dans un contexte, entre la fin des années 1980 et le début des années 1990 où, à tort, les grandes démocraties sont convaincues de l’amorce d’une nouvelle ère de prospérité entachée de manière moindre par les conflits, sinon des crises dites de faible ou base intensité. Or, leur nombre n’a cessé de se multiplier polarisant l’intérêt d’une nouvelle génération d’hommes prêts à louer leurs services ; des hommes issus de divers milieux, qu’il s’agisse d’anciens militaires en fin de contrat, d’aventuriers et d’idéalistes, d’amateurs ou d’individus en mal-être. La guerre en ex-Yougoslavie, entre 1991 et 1995, illustre ces situations de convergence de volontaires et mercenaires aux motivations multiples qui combattent dans les rangs serbes, croates ou bosniaques, avec, en sous-main, le soutien plus ou moins flagrant des grandes puissances étrangères – de l’envoi de conseillers militaires aux livraisons d’armes et apports financiers – y compris du Moyen-Orient avec la Turquie et l’Arabie Saoudite au profit des combattants musulmans de Bosnie. À noter d’ailleurs que les États-Unis mettent en avant les éléments de smp pour soutenir notamment les actions offensives croates dans le courant des deux dernières années du conflit. Preuve, une nouvelle fois, de la pérennité du concept entrepreneurial du service armé de nature privé, avec, la constitution de véritables forces opérationnelles via les sociétés militaires privées (smp1).

Le recours aux smp se remarque également dans les pays ébranlés par des crises politiques aiguës et qui ne possèdent pas les moyens financiers et industriels, pour assurer l’exploitation de leurs richesses naturelles. Ce qui met en évidence un autre schéma de fonctionnement basé sur une relation d’échanges mutuels aux fondements financiers et commerciaux, à travers des concepts de sécurité, expertise et logistiques diverses contre exploitations des ressources énergétiques à haute valeur ajoutée.

Les contractuels (contractors) employés par ces sociétés sont majoritairement anglo-saxons. Issus de tous les horizons (Amérique du Nord, Amérique latine, Europe centrale, Australie ou Afrique du Sud), ils travaillent pour des entreprises privées, en charge de missions de sécurité et de conseil, d’encadrement et d’assistance militaires d’envergure internationale. Qu’ils soient au service des États-Unis ou de la Grande-Bretagne, ils font preuve, d’une certaine manière, de patriotisme économique puisqu’ils servent indirectement les intérêts économiques et financiers de l’État qui les sollicite. Dans une conjoncture où les liens entre géopolitique et géoéconomie sont étroits, ils représentent ainsi un marché loin d’être négligeable à raison de 100 à 200 milliards de dollars par an, en moyenne depuis une dizaine d’années. Une hausse permanente des chiffres d’affaires qui traduit la diversité des services proposés, notamment en génie civil, par des sociétés qui peuvent disposer, pour certaines, de plusieurs milliers d’employés ou de contractuels… Les fusions de sociétés ont aussi renforcé le potentiel d’offensive commerciale sur un marché en pleine concurrence. Ainsi, la société DynCorp a-t-elle été rachetée par Computer Sciences Corporation, Military Professional Resources Incorporated (mpri) par L3-Communications, pôle assimilé à une holding dans le domaine de l’industrie de l’électronique de défense et de communication, créée en 1997 par Frank Lanza et Robert LaPenta, anciens cadres dirigeants de Loral Corporation et Lockhed Martin. Citons encore l’absorption de dsl par Armor Holdings, etc.

Certaines sociétés privées interviennent ainsi de manière à peine voilée pour des entreprises de lobbying, d’extraction minière, diamantifère ou pétrolière, dans des pays instables comme, dans les années 1990, la Sierra Leone, l’Angola ou la République démocratique du Congo (ex-Zaïre). Leur implication dans le jeu nébuleux et immoral de certaines multinationales contribue d’ailleurs au prolongement des conflits. Ce sont surtout les smp américaines qui ravissent la part majeure du marché dont la transparence est loin d’être acquise. Parmi elles, la mpri créée en 1988 par huit généraux américains en retraite, est sans doute la plus connue. Des entreprises cotées en Bourse, qui sont et qui ont une telle assise culturelle aux États-Unis, qu’elles assurent même l’encadrement carcéral. Ainsi, la Wackenhut Corporation fournit-elle le personnel des pénitenciers américains, de même qu’elle assure en particulier dans les années 1990, la protection d’ambassades américaines, à Kinshasa, Bahreïn, en Italie, au Royaume-Uni et en Afrique du Sud.

Les prestataires américains et britanniques jouissent de nombreux contrats qui les font intervenir au Moyen-Orient. Pour la seule année 2004, la valeur globale des contrats signés au profit de pays de la région, s’élève à près de 4 milliards de dollars.

Dans ce cas strictement américain, le Pentagone, entre 1994 et 2002, a signé plus de 3 000 contrats avec des sociétés militaires privées ou assimilées comme telles ; une véritable sous-traitance militarisée pour un montant total de plus de 300 milliards de dollars. Cela intègre notamment des activités de gestion des bases et infrastructures de forces positionnées par exemple en Afghanistan et en Irak – où l’on compte plus de 20 000 employés de smp et dérivées – sans oublier la formation, l’entraînement et l’équipement de personnels militaires. Les contractors opèrent aussi au profit des ong et des médias occidentaux (protection rapprochée, convoyage). Et il n’est pas rare que la protection rapprochée de responsables politiques britanniques, américains ou même des Nations unies, en déplacement notamment en Irak, soit régulièrement assurée par des contractors, anciens membres de forces spéciales2.

En fonction des spécialités requises, les intéressés peuvent toucher jusqu’à 1 000 dollars par jour. Un élément qui, évidemment, contribue à maintenir un fort taux de candidatures à travers le continent américain mais aussi à travers le monde. Les smp nord-américaines recrutent d’ailleurs non seulement en Europe, mais aussi en Amérique latine, n’hésitant pas, par exemple, à diffuser des annonces dans des journaux locaux pour solliciter les « vocations » qui, au Salvador, par exemple, sont proposées à raison de 1 700 dollars par mois, par une société de l’Illinois, Triple Canopy, généralement doublée d’une assurance-vie. Des annonces qui profitent d’un contexte de montée en puissance de la sécurité privée sur le sous-continent où la violence quotidienne est devenue une caractéristique de sociétés tourmentées par la pauvreté et la précarité.

Les fortes démarches de lobbying appliquées par les smp, lors des périodes électorales aux États-Unis, ne sont pas non plus à négliger dans leur montée en puissance. Ainsi, en 2001, les dix plus grandes de ces sociétés ont dépensé près de 32 millions de dollars en lobbying et 12 millions de dollars en donations pour la campagne électorale. Par exemple, Halliburton a donné 700 000 dollars entre 1999 et 2002 dont 95 % pour les Républicains. DynCorp a offert plus de 500 000 dollars dont 75 % pour les Républicains.

Aussi ces firmes, sont-elles en lien direct avec les services de l’administration américaine. Aux États-Unis, le Federal Regulations and additional Department of Defense gère les relations avec les smp ou les entreprises de sécurité privées. De même, lorsque le gouvernement ne reçoit pas les crédits suffisants de la part du Congrès, il peut contourner l’impossibilité de disposer de troupes supplémentaires des armées en requérant les services de sociétés militaires privées.

Si elles font surtout parler d’elles en Irak et en Afghanistan, elles sont également représentées dans plusieurs pays de la péninsule arabique telle que l’Arabie Saoudite où l’on dénombrerait entre 30 000 et 35 0000 contractors américains pour le compte des sociétés suivantes : DynCorp, Lockheed Martin, International Resources Group, Abt Associates and Stevedoring Services of America. Ils sont donc exposés au même titre que les soldats de l’armée régulière aux attentats et attaques ciblés perpétrés par les réseaux wahhabites hostiles à la présence d’Occidentaux ; c’est le cas non seulement en Irak, mais aussi dans les pays du Golfe persique, comme en Arabie Saoudite, où, en 2005, plusieurs contractors ont été tués à Riyad, alors qu’ils travaillaient pour des sociétés civiles de génie civil ou des sociétés sous-traitantes de smp telle Northrop Grumman Corporation. Ne serait-ce qu’à travers le cas d’Halliburton et de kbr, près de 100 000 personnes sont plus ou moins directement concernées par des contrats dans une dimension civile ou militaire au profit du Pentagone. À elle seule, kbr disposerait de plus de 50 000 employés répartis entre l’Irak et le Koweït et destinés à appuyer les opérations militaires des troupes américaines.

Les pays d’Asie centrale portent eux aussi une attention soutenue au marché du service armé privé, dans un contexte où l’exploitation de la mer Caspienne – pour ses ressources pétrolières qui représentent plus de 5 % des réserves mondiales – et sa sécurisation institutionnalisée, compte tenu de la montée du fondamentalisme musulman dans cette région, exigent, de la part des partenaires publics et privés, la capacité de recourir à des forces armées privées, opérationnelles dans les plus brefs délais pour assurer la protection des infrastructures et du personnel.

En dehors du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, les États-Unis n’hésitent pas non plus à solliciter des sociétés militaires privées sur le « Vieux Continent », pour les substituer à des envois massifs ou pour le moins consistants de soldats de troupes conventionnelles. Ainsi, à l’heure où la géopolitique américaine se traduit par à un repositionnement des troupes en Europe, la Roumanie et la Bulgarie sont les nouveaux territoires sur lesquels s’implantent durablement ces sociétés, avec toute la logistique nécessaire pour remplir des missions de longue durée, sous le contrôle permanent du Pentagone, au gré de contrats signés de manière tout à fait officielle. De même, elles continuent d’intervenir dans le cadre de missions spéciales qui contribuent à la consolidation d’un Kurdistan latent.

Comment se positionne la France par rapport à ce secteur si particulier ?

Tout d’abord, la République française manifeste assurément un retard certain en la matière, pour des raisons plus culturelles qu’éthiques finalement. Si le mercenariat y est formellement interdit par la loi du 14 avril 20033 relative à la répression de cette activité, la privatisation du service armé, qui relève jusqu’à présent du droit régalien, n’est pas encore intégrée par les mentalités, ni par les institutions politiques. Les seuls recours à la privatisation de services, admise jusqu’ici, se traduisent par les contrats accordés à des sociétés privées de gardiennage auxquelles est confiée la surveillance des casernes, ou à des entreprises de blanchisserie et de restauration. De même, pour contourner la faiblesse des moyens de transport, l’armée française, lors d’opérations extérieures, fait-elle régulièrement appel à des compagnies de transport aérien et maritime privées pour dépêcher sur zones, ses personnels, véhicules, armes et matériel. Ce qui, il faut bien l’admettre, n’est pas toujours du goût des militaires eux-mêmes qui expriment parfois une certaine gêne devant de tels procédés. Sinon, dans une démarche de quêtes permanentes d’expertises, le ministère de la Défense sollicite régulièrement des analystes et spécialistes, réunis dans des sociétés de conseil et d’audit ; géopoliticiens, anciens officiers du service actif issus du milieu du renseignement au sens large, qui ont pu occuper d’importantes fonctions et dont les connaissances et compétences en font des interlocuteurs et collaborateurs tout à fait opportuns. Il n’en demeure pas moins que nombre d’officiers supérieurs et généraux se montrent favorables au concept même de sociétés privées à condition, justement, que leur exercice soit clairement fixé par un cadre législatif.

On est donc loin de les solliciter au sens strict du terme, d’autant que leur image a été sensiblement ternie par les scandales et les comportements lamentables d’employés anglo-saxons en Irak, qui, sous couvert d’opérations encadrées par les services secrets, ont été impliqués dans des tortures et vexations psychologiques intenses, sous prétexte d’obtenir des informations de premier ordre (affaires de la prison d’Abou Ghraïb). L’État américain a depuis mis en place une législation destinée à imposer une totale transparence dans le recours de ces sociétés, au point même que le port d’armes de leurs éléments est strictement réglementé et, dans certains cadres d’emploi, proscrit. Les contractors sont dès lors soumis à la Coalition Provisional Authority (cpa), et doivent respecter les lois américaines.

De toute évidence, le concept des contractors va se complexifier et bénéficier de cadres juridiques qui contribueront à sa légitimation internationale. Restent à convaincre et à rassurer les pouvoirs publics et privés relativement sceptiques et inquiets devant la recrudescence des sociétés de sécurité et militaires privées. Cette mutation des politiques militaires s’intègre en tout cas dans l’évolution perpétuelle des relations internationales et des outils dont elles disposent pour faire valoir les intérêts nationaux, dans toutes leurs dimensions, économiques et politiques. Qu’elles soient influencées ou non par des conceptions ultra libérales. La concurrence internationale, la quête effrénée de nouveaux marchés, la consolidation des voies d’approvisionnement, l’aspiration à un monde de plus en plus sous contrôle sécuritaire conduisent à l’émergence perpétuelle de nouveaux moyens de mainmises sur les ressources. Ce qui est symptomatique d’une humanité avide de quêtes permanentes. Avec ou sans éthique et morale.

Une fois la tempête médiatique passée et les esprits apaisés, demeure donc la consolidation de cet outil, notamment dans les programmes de formation/instruction au profit d’armées étrangères, dans le cadre d’accords de coopération.

Reste aussi l’avantage – pour le pouvoir politique – de disposer de professionnels dont les pertes n’émeuvent pas l’opinion publique et ne provoquent donc pas de séisme politique en période électorale. Un cas de figure que les politiques ont parfaitement assimilé au regard des situations connues lors de la guerre du Viêtnam, ou de l’opération avortée en Somalie, au début des années 1990. Pour autant, paradoxalement, les politiques d’intervention américaines ne semblent pas avoir intégré, au regard de ces mêmes crises passées, la nécessité d’associer aux actions strictement militaires, de considérables démarches socio-économiques, constructives, équilibrées, en privilégiant le retour ou la mise en place d’une société de consommation d’un marché du travail stable et dynamique, au profit des populations locales. Un impératif élémentaire qui éviterait bien des écueils, bien des drames, bien des crises de longue durée.

Qu’on le déplore ou non, le concept d’armées privées, qui a traversé les âges, revient au premier plan des évolutions des sociétés militaires, au service non seulement de grandes puissances mais aussi de multinationales. En clair, au service des intérêts géopolitiques et géoéconomiques. Et même si le droit international tend à interdire le mercenariat, dans une certaine confusion des genres, la réalité est tout autre. Entre mesquinerie et opportunisme. Mais en tout état de cause, nous allons vers une déshumanisation accélérée de nos sociétés dont les paradoxes et les contradictions sont de plus en plus sidérants. 

Synthèse Pascal le PAUTREMAT

La notion de mercenariat est ancrée, en France, dans un mépris pluriséculaire qui obstrue toute approche différenciée des expressions du service armé d’ordre privé. Or, dans les sociétés anglo-saxonnes, la montée en puissance des sociétés militaires privées (smp), surtout depuis les années 1990, et leur forte imprégnation dans les questions géopolitiques actuelles, démontre la réflexion constructive qui s’est opérée autour de l’art de la guerre, de ses mutations et de ses approches multiples. Ce qui, il est vrai, n’est pas sans mettre à mal les notions d’éthique, de moral avant celles des lois de la guerre. Si louer sa force et ses spécificités militaires est commun aux milieux du mercenariat et des sociétés militaires privées (smp), avec des contractuels paramilitaires, la logique d’emploi, la portée des entreprises n’est pas homogène.

D’où l’invitation à un voyage dans l’Histoire qui s’achève sur les mutations récentes d’une actualité tumultueuse où les antagonismes géopolitiques contribuent à la privatisation des outils militaires.

Traduit en allemand et en anglais.

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